GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

L’Octobre allemand n’aura pas lieu (centenaire 1923#8)

Nous publions ici avec retard le huitième volet des articles de notre camarade Jean-François Claudon sur le centenaire de la révolution allemande. 1923 en Allemagne : là où se scella le destin du XXe siècle (voir le #1 : la crise de la Ruhr , le #2 : la question brûlante du front unique, le #3 : face aux nationalistes, le #4 : journée antifasciste et crises conjointes le #5 : la grève contre Cuno, le #6 : on tourne à Moscou, le #7 : préparer l'assaut victorieux).

Début octobre 1923, Zinoviev et les dirigeants de l’Internationale communiste avaient tranché le nœud gordien depuis Moscou : le mûrissement de la crise allemande était une affaire de semaines et il convenait que les communistes entrent dans les gouvernements des Länder dirigés par la gauche social-démocrate afin d’armer les centuries prolétariennes, organiser la grève générale contre l’état d’exception et contre le péril fasciste, puis étendre à l’ensemble du Reich cette dernière, conçue dans les hautes sphères communistes comme le prélude nécessaire à l’insurrection qui allait décider du sort de l’Allemagne, mais aussi de l’Europe et donc du monde. Staline, qui n’avait pas encore inventé la « théorie » nationaliste du « socialisme dans un seul pays » et qui s’efforçait encore de singer les meilleures traditions bolchéviques, ne déclarait-il pas, en tant que Secrétaire général du PC russe, dans une lettre publiée par l’organe du KPD, au moment où les dirigeants communistes allemands, Brandler en tête, rentraient au pays : « La révolution qui approche en Allemagne est l’événement mondial le plus important de notre temps. La victoire de la révolution allemande aura plus d’importance encore pour le prolétariat d’Europe et d’Amérique que la victoire de la révolution russe, il y a six ans. La victoire de la révolution allemande fera passer de Moscou à Berlin le centre de la révolution mondiale »1 ?

Le plan s’applique

Le 10 octobre, conformément aux directives de l’Internationale, Brandler, Böttcher et Heckert entrent dans le gouvernement saxon de Zeigner à des postes-clés – respectivement à la direction de la chancellerie du Land, aux Finances et à l’Économie. Trois jours plus tard, trois autres dirigeants du KPD – dont Theodor Neubauer, le populaire chef des centuries prolétariennes2 – intègrent le gouvernement Frölich en Thuringe3. Le « bastion rouge » est constitué. La réaction de l’État ne se fait pas attendre. Dès le 14 en effet, le général Müller, commissaire militaire du Reich pour la Saxe, y proclame la dissolution des centuries prolétariennes, et donne trois jours à ces dernières pour rendre leurs armes. Son collègue, le général Reinhart, fait de même en Thuringe. Le soir, le gouvernement Zeigner annonce qu’il refuse de reconnaître la validité de cet ordre. Deux jours plus tard, le congrès des conseils d’usine de Saxe et de Thuringe, censé s’ouvrir le 18, est également interdit.

Ce bras de fer ne prend nullement de court les révolutionnaires d’Allemagne centrale. Bien au contraire, la montée de la tension faisait partie de leur plan à l’échelon du Reich. Selon le correspondant de L’Humanité en Allemagne, un dirigeant du KPD avait affirmé à Dresde, à la mi-octobre, qu’un gouvernement ouvrier ne pouvait « pas exister dans le cadre d’un État bourgeois et [que] les ouvriers devr[aie]nt le défendre les armes à la main »4. Dès l’entrée de Brandler et de ses deux camarades dans le cabinet Zeigner, la Centrale du KPD déclare solennellement que « la constitution en Saxe d’un gouvernement de défense prolétarienne est un signal pour toute la classe ouvrière allemande »5. La direction communiste précise ensuite que « ce premier essai pour former à l’heure la plus grave, avec les sociaux-démocrates de gauche, un gouvernement commun de défense prolétarienne sera couronné de succès si le parti mobilise, avec le même objectif, toute la classe ouvrière du Reich »6. Un article en français d’Ernst Meyer prouve l’importance accordée à cette pédagogie par l’exemple. Le dirigeant communiste allemand s’y déclare convaincu « que la Saxe et la Thuringe rouges ranimeront, fortifieront et développeront [l]es énergies révolutionnaires [du prolétariat allemand]. Notre parti montrera ce dont un gouvernement ouvrier est capable ». Il ajoute in fine : « L’exemple sera plus efficace que toute justification théorique »7. Cette mobilisation par les faits est d’autant plus efficace que les gouvernements ouvriers sont sous la pression de l’ennemi. La menace que font immanquablement peser sur la Saxe rouge la Reichswehr au nord, et éventuellement les milices nationalistes bavaroises au sud, ne peut en effet que susciter l’indignation de larges couches des travailleurs allemands. Le 18 octobre, les Comités des fédérations syndicales se prononcent, depuis Berlin, à une écrasante majorité (1 500 voix contre 50) pour que la moindre intervention de la Reichswehr contre la Saxe et la Thuringe déclenche la proclamation immédiate de la grève générale8. Victor Serge relaie cette campagne de mobilisation des masses quand il énumère à l’intention du public communiste français les périls qui menacent l’existence même du gouvernement SPD-KPD : « Toutes les libertés ouvrières supprimées, le droit de grève supprimé, la presse communiste supprimée, les centuries prolétariennes désarmées et mises, en fait, dans l’impossibilité de manifester leur existence : la police saxonne – dirigée par un social-démocrate – activement noyautée par la troupe fasciste ; à Dresde, le général Reinhardt, ex-complice de Kapp, proconsul ; et toute la bourgeoisie allemande qui se prépare à en finir avec la Saxe et la Thuringe rouges »9.

La contagion ouvrière que le KPD espère semble sur le point d’advenir. Ainsi, le 17 octobre, trois Länder dans lesquels existe une majorité ouvrière potentielle menacent de suivre l’exemple de la Saxe et de la Thuringe. Dans le Brunswick, plus de cent conseils d’usine formulent le vœu que le SPD, le KPD, la confédération syndicale ouvrière AGDB et la Fédération des fonctionnaires entament des négociations pour parvenir à la constitution d’un gouvernement SPD-KPD. Si l’état-major social-démocrate semble décliner l’offre des conseils d’usine, il est clair qu’un palier est franchi dans la conscience populaire. À Hambourg, des négociations sont en cours, malgré la présence de membres du SPD dans le cabinet bourgeois qui préside aux destinées de la ville libre, et le comité local de l’ADGB a même soumis un programme d’action aux deux partis ouvriers. Le KPD a par ailleurs lancé une campagne en faveur de la constitution d’un gouvernement ouvrier dans l’Anhalt10. Pour les magnats de l’acabit de Stinnes et pour leur État, incarné à merveille par le chancelier Stresemann, le président SPD Ebert et par les chefs de la Reichswehr « républicaine », le danger devient réel. Pas étonnant que la situation s’aggrave au même moment dans les deux Länder « rouges ».

Face à l’attentisme d’un Stresemann sur lequel s’exercent les pressions contradictoires du ministre de l’Armée Gessler, à droite, et des ministres SPD, à gauche, Müller entend avancer ses pions. Dès le 16 octobre, il informe le gouvernement saxon que la police du Land est désormais placée sous l’autorité directe des chefs de la Reichswehr, au grand dam de Zeigner et de son ministre de l’Intérieur, l’ex-Indépendant Hermann Liebmann. Le lendemain, le général se saisit d’une déclaration du ministre communiste Böttcher, qui, lors d’une réunion à Leipzig, a ouvertement appelé à l’armement immédiat de la classe ouvrière saxonne11, pour exiger de Zeigner qu’il se désolidarise explicitement de son collègue. Le 18 a lieu une longue discussion entre Müller et Premier ministre saxon, qui semble aller dans le sens de l’apaisement, puisque des négociations sont censées s’ouvrir sous peu12. C’est bien sûr là un jeu de dupes.

Entre conspiration et lutte ouverte

Pendant que ces événements dramatiques ont lieu au sommet, que se passe-t-il à la base ? On a évoqué, dans le volet précédent de cette rétrospective, l’admirable activisme qu’avaient déployé des dizaines de milliers de militantes et de militants communistes dans la perspective exaltante de la survenue de l’Octobre allemand. On se souvient que Victor Serge a rendu un bel hommage à ces combattantes et combattants anonymes qui enduraient stoïquement mille privations et supportaient l’enchaînement des réunions et autres rendez-vous militants, comme électrisés par l’imminence du Grand soir. De son côté, Pierre Broué signale que « pour d’autres, peut-être des dizaines de milliers [également], c’est la plongée dans la clandestinité, le départ du travail, du domicile, le changement d’identité. Dans les grandes villes, des appartements transformés en dortoirs accueillent ces déracinés qui sont aussi des membres des états-majors ou des groupes de choc. Ces hommes sont l’âme de l’insurrection en marche »13.

L’historien du mouvement ouvrier et biographe de Trotski touche là un point essentiel : la fascination pour l’activisme clandestin qui touche alors l’ensemble de la mouvance communiste, tout particulièrement en Allemagne. L’exaltation du révolutionnaire professionnel, modèle romantique qui fait florès depuis la révolution russe, y ravive en effet probablement la mémoire du temps héroïque des « lois anti-socialistes » (1878-1890), où le mouvement ouvrier, pourtant en plein essor, s’était vu menacé, réprimé et même criminalisé par Bismarck et sa police14. C’est certainement sans en être totalement conscient que Victor Serge souligne cette fascination pour le travail clandestin dans son plus bel article sur l’Allemagne de 1923. L’écrivain y transcrit plusieurs échanges très probablement authentiques – ils ont en tout cas une indéniable apparence de vérité – dont il a été témoin en tant que correspondant de la presse communiste internationale. Ces différentes scénettes ont pour point commun d’évoquer l’attente fébrile de l’insurrection et d’interroger le niveau de connaissance du plan d’attaque dont disposaient les militants révolutionnaires sur le terrain. On lit notamment ceci : « En Thuringe, au sortir des réunions à demi-clandestines où un militant communiste va parler, des ouvriers – qu’il ne connaît pas – se campent devant lui. Un cheminot lui demande sans préambule : “Quand frapperons-nous ? Quand ?”. Aux considérations de tactique et d’opportunité, cet ouvrier, qui a fait vingt lieues de nuit pour poser cette question, entend peu de choses : “Mes gens, dit-il, en ont assez. Faites vite !”. Le jeune communiste qu’on rencontre dans la rue vous dit d’un ton confidentiel : “Je crois que c’est pour la semaine prochaine” et lève vers vous son front carré, son regard dur, qui ne sait pas mentir »15.

Trotski l’a montré dans son Histoire de la révolution russe16, les rigueurs de la conspiration impose à tout révolutionnaire de ne dévoiler publiquement qu’avec une extrême parcimonie les éléments concrets du plan d’ensemble, et notamment la date du soulèvement. Mais le primat du travail clandestin et la culture du secret, liée en partie avec le fonctionnement extrêmement vertical des organisations ouvrières allemandes, ont fixé à l’excès sur le jour J et l’heure H l’attention de ces milliers de militantes et de militants de base qui étaient autant de rouages de l’insurrection en préparation. Évoquant la préparation de l’insurrection d’Octobre, Trotski signale que, dans la dernière ligne droite, il avait été « nécessaire de répondre à […. cette] question qui agitait non seulement les ennemis, mais même les amis », ne serait-ce que « pour écarter le danger d’une perturbation même temporaire dans le développement de l’offensive »17. Difficile de ne pas supposer qu’en rédigeant son ouvrage sur l’année 1917, le révolutionnaire russe songeait également, dans ce cas précis, aux événements allemands d’octobre 1923.

Car il y eut bien « perturbation dans le développement de l’offensive » en Allemagne, même si le plan se déroula sans véritables accrocs jusqu’à la journée fatidique du 21 octobre. La méconnaissance dans laquelle se trouvaient les sympathisants – cette base qu’il fallait gagner à la nécessité de la grève générale et du soulèvement – poussait dans les faits insensiblement ces derniers vers la passivité. À quoi bon en effet se mobiliser quand le parti ne cesse de vous demander de faire preuve de patience avant l’assaut décisif ? Le 12 octobre, Brandler ne déclarait-il pas aux membres de la Centrale du KPD : « Notre devoir est de temporiser et de ne pas prendre part à des luttes isolées »18 ? L’activisme nerveux de celles et ceux qui « savaient » avaient pour corollaire logique le lent glissement dans l’apathie de celles et ceux, immensément plus nombreux, qui étaient dans l’ignorance des plans de l’Internationale. En la matière, la saisie régulière, par les autorités, de la presse ouvrière, et notamment de la Rote Fahne et des titres de presse communistes provinciaux, joua un rôle non négligeable dans cette si funeste démobilisation populaire. Comme le note judicieusement Victor Serge dans l’un de ses articles rédigés pour la presse de l’Internationale, « le Völkische Beobachter de Hitler, Fridericus, Die Weisse Fahne (“le Drapeau blanc”), la Deutsche Zeitung [de Stinnes] infestent les étalages des marchands de journaux, mais toute la presse communiste est étouffée »19.

Du haut de ses 21 ans, le Russe Lazar Chatskine, envoyé en Allemagne dès le mois d’août pour y organiser le travail clandestin au nom de l’Internationale communiste des jeunes, a fait l’expérience de cette passivité inattendue d’une classe ouvrière qui s’était pourtant levée comme un seul homme pour abattre Cuno quelques semaines auparavant. Selon Pierre Broué, « séparée de nombre de ses animateurs, plongée dans la clandestinité, privée de la presse communiste, la couche des sympathisants ne sait rien des événements dans les usines voisines, ne se voit convier à aucune action partielle, est seulement condamnée, dans l’inactivité et la misère ambiante, à une attente qu’elle juge interminable ». Pour Chatskine, cet état de fait est « de la pleine et entière responsabilité du parti qui, non seulement est à l’origine d’une telle situation, mais en outre ne s’en est pas rendu compte à temps »20.

Le point de bascule

Le 20 octobre, à Dresde, se tient une réunion clandestine du Comité révolutionnaire, en l’absence de Radek (pseudonyme Andreï) et de Piatakov (pseudonyme Arvid), alors en route vers la Saxe. Lors de cette réunion règne un bel optimisme, que ne relativise qu’à peine la récente découverte de deux caches d’armes à Berlin. On y confirme le plan d’action dont les grandes lignes avaient été tracées à Moscou, mais qui venait d’être précisé : la conférence des conseils d’usine qui se tiendrait le lendemain devait appeler à la grève générale dans l’ensemble du Reich en soutien à la Saxe rouge ; et de cette grève de masse devait naître l’insurrection victorieuse. Radek a raconté à Zinoviev, quelques jours plus tard, par lettre, que lors de la réunion du Revkom, « les nôtres étaient convaincus que la conférence allait décider la grève générale et ils envoyèrent des courriers diffuser la directive : lundi, la Saxe attaquera, mardi Kiel et le Mecklembourg, mercredi Hambourg. Ordre fut donné de commencer par la grève générale puis de passer à la lutte armée »21.

La conférence fatidique s’ouvre donc le 21 octobre au matin, alors que la Reichswehr commençait à entrer en Saxe. Mais les régiments étaient encore loin de Dresde et les centuries prolétariennes qui gardaient depuis la veille les abords de la salle où était convoquée la réunion passèrent une nuit tranquille. Cette conférence convoquée par les ministres Georg Graupe (Travail, SPD), Paul Böttcher (Finances, KPD) et Fritz Heckert (Économie, KPD), communément appelée « congrès des conseils d’usine », est en réalité une « conférence économique » beaucoup plus large, puisque, outre 140 délégués des conseils d’usine, y participent 102 représentants de divers syndicats, 79 représentants des comités de contrôle, 26 représentants des coopératives ouvrières, 20 militants des directions syndicales du district, 16 membres des comités de chômeurs, et encore 15 des comités d’action, auxquels se sont adjoints 7 délégués du SPD, 66 du KPD et un de l’USPD maintenu22. La réunion commence par les rapports des trois ministres, qui insistent sur les principaux problèmes économiques de l’heure que constituent la question du ravitaillement, la perpétuation de la crise financière et le chômage qui atteint des proportions gravissimes. La parole est ensuite donnée à la salle et la quasi-totalité des intervenants, refusant de s’en tenir à l’ordre du jour, évoque la question politique brûlante de la lutte contre la dictature militaire et contre l’encerclement des deux Länder rouges. Même le compte rendu paru dans le Vorwärts (l’organe central du SPD) indique que nombre d’orateurs ont appelé le gouvernement saxon à déclarer la grève générale contre l’état de siège23.

C’est alors qu’intervient Brandler. Son discours est court, presque sec, comme s’il avait été convaincu par la discussion qui venait d’avoir lieu que le vote de la grève générale par l’assistance ne constituait guère plus qu’une formalité. Le leader communiste « dit brièvement que la Saxe ouvrière menacée doit appeler à son secours tous les prolétaires allemands. […] Pour briser le fer qui menace les prolétaires saxons, il faut lancer immédiatement un appel à la grève générale qui constituera le mot d’ordre de combat de toute la classe ouvrière : soulignant la nécessité d’un accord unanime, il insiste pour que la conférence passe au vote sans plus tarder »24.

C’est Georg Graupe, le ministre du Travail, un ancien syndicaliste dans le textile, considéré généralement comme proche des communistes, qui répond à son collègue Brandler au nom des sociaux-démocrates de gauche saxons. Il déclare sans ambages que, même si le problème de la défense de la Saxe ouvrière et de la lutte contre l’état d’exception imposé par Ebert-Stresemann, main dans la main avec les chefs de la Reichswehr, mérite d’être posé, la conférence n’a pas mandat pour décréter la grève générale. Au dire du ministre du Travail, « la Saxe a son gouvernement de “défense républicaine et prolétarienne”, qu’il s’agit précisément en l’occurrence de défendre ; ce gouvernement est responsable devant un Landtag élu, dans lequel les deux grands partis ouvriers sont représentés, et Brandler lui-même en est membre. C’est donc, selon Graupe, au gouvernement, et à lui seul, qu’il appartient pour le moment d’envisager les moyens d’action à définir, sur la base des informations dont il est seul à disposer. Ce serait le discréditer que de passer ici par-dessus sa tête »25. Le social-démocrate de gauche conclut son discours en faisant savoir qu’il quittera la conférence et appellera ses camarades de parti à faire de même, si l’on s’obstine à maintenir la perspective d’un appel direct à la grève générale. Il propose toutefois que la question soit confiée à une commission ad hoc composée de façon paritaire par des délégués des deux partis ouvriers. Cette dernière voit le jour « après une longue discussion », et elle suggère rapidement de nommer un comité d’action composé de cinq représentants du SPD et d’autant du KPD, qui entamerait immédiatement des négociations avec les principales organisations syndicales et le gouvernement sur la question de l’appel à la grève générale pour protéger la Saxe contre la dictature militaire26. Pour nombre de commentateurs, c’est là un enterrement de première classe. On verra un peu plus loin que ce jugement, largement déterminé par le cours ultérieur des événements, est en réalité discutable.

Il n’empêche ! Le KPD, dont les dirigeants s’étaient persuadés que le soutien des sociaux-démocrates de gauche saxons était gagné d’avance, se retrouve dos au mur, d’autant plus que la proposition de la commission paritaire est adoptée à la quasi-unanimité des votants. Brandler remonte alors à la tribune et déclare que, désireux de préserver le front unique ouvrier, même si son parti considère comme nécessaire de mener une lutte immédiate contre l’état de siège, il consent à retirer sa motion. En tout état de cause, le report de la décision ne peut à ses yeux se justifier que par la gravité des circonstances et par le délai à accorder au comité d’action pour mener à bien les ultimes négociations. C’est ainsi que s’achève la réunion dont devait sortir la grève générale, prélude à l’insurrection censée renverser la grande coalition et imposer un gouvernement ouvrier à la tête du Reich. Les représentants de la Saxe rouge sont indéniablement restés au milieu du gué…

La chute des rote Länder

Le soir-même de ce rendez-vous manqué avec l’histoire, la Centrale du KPD se réunit sur place, à Chemnitz, en l’absence de Radek, Piatakov et de plusieurs conseils militaires soviétiques, qui venaient seulement d’arriver à Dresde, 75 kilomètres plus à l’est. Lors de cette réunion, c’est la sidération qui prédomine. Sans perspective concrète, et comme livrés à eux-mêmes, les dirigeants allemands, actant le refus des sociaux-démocrates de gauche, renoncent à se battre pour la grève générale et décommandent les plans d’insurrection. L’Octobre allemand a vécu. On escomptait en haut lieu que la retraite se fasse en bon ordre, mais tout alla très vite et rien ne put empêcher le fiasco.

Le 22 au petit matin, ce n’est ni la clameur populaire, ni les appels à la lutte qui rompent le silence de la nuit dans les rues de Dresde, mais les bruits de bottes des soldats de la Reichswehr. La capitale saxonne est investie sans résistance notable de la population. Le même jour, cette fois depuis Berlin, le choix d’annuler l’insurrection est confirmé par Radek, Piatakov et Brandler, mais aussi par Ruth Fischer, pour la gauche communiste. Le choix de la retraite ne semble pas faire débat, tout du moins entre communistes allemands. Cinq jours plus tard, le Conseil des ministres, dont plusieurs membres venaient d’en appeler à une intervention armée contre la Saxe, lance, avec l’accord des ministres du Reich SPD, un ultimatum à Zeigner, sommé de chasser de son cabinet les ministres communistes. Le général Müller avait déjà fait une demande similaire sur le fond, mais avec autrement plus de diplomatie, le 18 octobre27. Mais, entre-temps, la situation politique avait changé du tout au tout et les formules de politesse n’étaient décidément plus de saison. Dès le 26 octobre, en vertu de l’état de siège, le général von Seeckt avait interdit toute grève dans la région de Berlin. La dictature militaire devenait réalité.

Radek écrit à Böttcher et Heckert, restés en Saxe, qu’ils ne doivent pas capituler sans combattre. La centrale du KPD valide cette décision le même jour. Le lendemain, le général Müller informe Zeigner qu’il a reçu l’ordre de le destituer, et la diète saxonne qu’il lui interdit de siéger, conformément à l’article 48 de la Constitution qui permet au président du Reich de contraindre à l’obéissance, au moyen de la force armée, tout Land qui « ne remplit pas les devoirs qui lui incombent ». Quand cette décision est connue, les directions du SPD et du KPD pour les districts de Chemnitz et de l’Erzgebirge-Vogtland, plus au sud, appellent les travailleurs saxons à se tenir prêts à se mobiliser en cas de destitution du gouvernement légal du Land. Le 29, Ebert, toujours en vertu du fameux article 48, autorise Stresemann à priver de leurs fonctions les membres du gouvernement saxon et nomme le Dr Heinze, membre du DVP, commissaire du Reich dans le Land. Le débat a été vif en Conseil des ministres, les délégués du SPD tentant de s’opposer, « de l’intérieur », à toute voie de fait de la part de Berlin, tout en reconnaissant que les communistes devaient, en tout état de cause, quitter le gouvernement. Selon le Vorwärts, la direction nationale du Parti social-démocrate aurait même menacé de faire tomber le gouvernement s’il ne renonçait pas « à l’emploi de la violence et de la brutalité » contre la Saxe ouvrière, puisque cela impliquerait « de faire cause commune avec la réaction ou bien de capituler devant elle »28. Le ton de l’organe du SPD est naturellement modéré, mais tout indique que les tensions furent vives au sommet.

Le cabinet Zeigner avait fait savoir, le 28, qu’il repoussait l’ultimatum du Reich et refusait de démissionner, la décision ayant été prise à l’unanimité des présents, suite à un échange avec le ministre de Saxe à Berlin, et avec le délégué de la direction nationale du SPD, Wilhelm Dittmann, qui fut quelques années auparavant un des leaders de l’aile droitière de l’USPD29. Le lendemain, à 14h, la Reichswehr procède à l’expulsion des ministres saxons manu militari. Paul Böttcher, traîné par la soldatesque hors de son ministère, appelle les travailleurs à la résistance. Les deux partis de gauche, l’ADGB et d’autres organisations ouvrières décrètent une grève générale de protestation de trois jours. Des heurts entre les hommes des centuries prolétariennes et les membres de la Reichswehr ont lieu dans de nombreuses localités. À Freiberg, on dénombre pas moins de 27 morts30. Le 30 octobre, de guerre lasse, Zeigner cède aux multiples pressions qui l’assaillent et démissionne, permettant ainsi la formation d’un gouvernement socialiste homogène. Sûr de la victoire de « l’ordre », le général Müller réautorise le Landtag à siéger, son président lit la lettre de démission de Zeigner et un cabinet minoritaire est constitué sous la présidence du social-démocrate Fellisch, lui aussi issu de la gauche (mais sans jamais passer par la « case » USPD)31. Le surlendemain, personne ne prête attention à l’annonce de la reprise du travail, la grève générale de trois jours s’étant déjà essoufflée au soir du premier. Il n’y aura pas de révolution socialiste allemande.

Impossible de clore ce chapitre sans laisser la parole à Victor Serge qui laisse transparaître sa déception suite au fiasco, plusieurs mois après les faits, dans un bel article publié au début de l’année 1924. Le texte de l’écrivain communiste commence par ces mots. « On vient de vivre en Allemagne, en septembre, octobre et novembre, une profonde expérience révolutionnaire, encore peu connue et souvent peu comprise. Nous avons été au seuil d’une révolution. La veillée d’armes a été longue, l’heure H n’a pas sonné… Drame silencieux, presque invraisemblable. Un million de révolutionnaires, prêts, attendant le signal pour monter à l’assaut : derrière eux, des millions de sans-travail, d’affamés, de meurtris, de désespérés, tout un peuple douloureux, murmurant : “Nous aussi ! nous aussi !”. Les muscles de cette foule déjà prêts, les poings déjà serrés sur les Mausers qu’on allait opposer aux autos blindées de la Reichswehr… Et rien ne s’est passé, que la sanglante bouffonnerie de Dresde, un caporal suivi de quelques reîtres chassant de leurs ministères les ministres ouvriers qui faisaient trembler l’Allemagne bourgeoise, quelques flaques de sang – soixante morts au total – sur le pavé des cités industrielles de Saxe ; la jubilation d’une social-démocratie banqueroutière, sortie de l’aventure massive et passive, pesamment fidèle à ses vieux reniements… »32.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est la version longue de la première partie de l'article publié dans le N°309 (novembre 23) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Die Rote Fahne, 10 octobre 1923.

2.Sur cet intéressant personnage, d’extraction bourgeoise et engagé volontaire sur le front russe, mais qui évolua rapidement vers la gauche, et qui fut un héros et un martyr de la résistance face au nazisme, voir https://maitron.fr/spip.php?article216494 (notice de Jacques Droz).

3.À la mi-septembre, le cabinet social-démocrate de ce Land s’était vu refuser la confiance par une majorité socialiste-communiste. Voir à ce titre Victor Serge, Notes d’Allemagne (1923), La Brèche-PEC, 1990, p. 73 (« Dans la social-démocratie », Correspondance internationale73, 14 septembre 1923).

4.Pierre Franklin, « La grande coalition se prépare à intervenir militairement contre la Saxe rouge », L’Humanité, 19 octobre 1923, p. 1.

5.Cité dans Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 339.

6.Cité dans Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971.

7.Ernst Meyer, « La défense du prolétariat allemand », Bulletin communiste n° 43, 4eannée, 25 octobre 1923, p. 11.

8.« L’intervention contre la Saxe déclenchera la grève générale dans le Reich », L’Humanité, 19 octobre 1923, p. 1 (confirmation dans Le Temps du 21 octobre)

9.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 103 (« Notes d’Allemagne », Bulletin communiste n° 42, 18 octobre 1923, p. 4).

10.Informations tirées de « La masse veut le bloc ouvrier », L’Humanité, 18 octobre 1923, p. 1.

11.Communication du général Müller au ministre de l’Armée Gessler, 19 octobre 1923 (publié sur www.bundesarchiv.de).

12.« La situation en Saxe », Le Temps22719, 21 octobre 1923, p. 2 (un extrait en ce sens d’une lettre du général Müller à Zeigner est reproduit le lendemain).

13.Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 339.

14.Voir sur ce point Anne Deffarges, « Bismarck part en guerre contre “l’ennemi intérieur” : la social-démocratie », Siècles 31 (2010), p. 81-93 (consultable en ligne sur https://journals.openedition.org).

15.Victor Serge, op. cit., p. 187 (« Cinquante jours de veillée d’armes », Clarté 52, ler février 1924).

16.Voir notamment Trotski, Histoire de la révolution russe, t. 2 « Octobre », Seuil, 1950, p. 472 (un opposant suscite l’hilarité générale en demandant, en pleine séance du Soviet de Petrograd, si, oui ou non, les bolcheviks préparent un soulèvement), et p. 544-545, sur l’articulation entre conspiration au sommet et insurrection populaire.

17.Ibid., p. 477.

18.Cité dans Pierre Broué, op. cit., 1971.

19.Victor Serge, op. cit., 1990 (= « La défaillance », Correspondance internationale86, 30 octobre 1923), p. 138.

20.Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 324 (« pedigree » de Chatskine) et p. 345 (citations).

21.Lettre de Radek à Zinoviev datée du 29 octobre 1923, Cahiers du mouvement ouvrier n° 81 (mars 2019), p. 32-33.

22.Rappelons que, si l’écrasante majorité des Indépendants a rejoint le SPD en septembre 1922, un USPD groupusculaire s’est maintenu, notamment du fait du refus du vieux Georg Ledebour de se retrouver dans le même parti qu’Ebert, Scheidemann et autres Wells. Sur le nombre de délégués à la « conférence économique », alors que nous utilisons la même source (voir note suivante), nous n’arrivons pas au même résultat que Pierre Broué. Peut-être y a-t-il une coquille dans le nombre de délégués du SPD, étonnamment faible dans le compte rendu du Vorwärts quand on le rapporte aux effectifs communistes.

23.« Der sächsische Rätecongreß », Vorwärts, 23 octobre 1923, p. 3.

24.Pierre Broué, op. cit., 1971.

25.Ibid.

26.Selon le Vorwärts, 23 octobre 1923.

27.Selon Le Temps du 22 octobre, p. 2, Müller avait écrit à Zeigner : « J’espère que vous réussirez à calmer les tendances communistes de certains membres de votre gouvernement, tendances qui portent atteinte à la Constitution du Reich».

28.Cité dans « La main de fer et le gant de velours », Le Populaire, 29 octobre 1923, p. 3.

29.Informations tirées de « Le ministère saxon repousse l’ultimatum du Reich », ibid., p. 3.

30.Pierre Broué, op. cit., 1971. Victor Serge ne dénombre pour sa part « que » douze morts et cent blessés. Voir op. cit., 1990, p. 137 (= Correspondance international86, 30 octobre 1923).

31.Voir sa biographie en allemand sur le site de biographies saxonnes https://saebi.isgv.de. Malgré l’orientation fort modérée de son cabinet, il est infondé de le qualifier de « social-démocrate de droite », comme le fait trop rapidement Chris Harman, La Révolution allemande. 1918-1923, La Fabrique, 2015, p. 355.

32.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 184.

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