GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

La crise de la Ruhr (centenaire 1923 #1)

1923 en Allemagne : là où se scella le destin du XXe siècle.

Il y a cent ans, en 1923, la révolution frappait une dernière fois à la porte de l’Allemagne exsangue. Dans un pays qui s’abîmait dans le chaos, les révolutionnaires unis furent à deux doigts de prendre le pouvoir. Leur échec annonçait les deux principales tragédies du XXe siècle, puisqu’il renforçait, au détriment des forces vives de la Révolution russe, l’emprise de la bureaucratie et de Staline sur une Union soviétique isolée pour longtemps, et que la division ultérieure de la gauche allemande allait paver la voie vers le pouvoir d’État à Hitler et à ses bandes brunes.

Deux soldats français face à un civil allemand en 1923
Deux soldats français face à un civil allemand en 1923

L’année 1923 fut en tout point terrible pour une Allemagne miséreuse, humiliée par la défaite de 1918 et soumise à de violentes convulsions politiques. Débutant par la décision franco-belge d’occuper militairement le cœur industriel du pays, elle fut par la suite le cadre d’une crise hyperinflationniste aussi inédite que désastreuse. Accélérant la bipolarisation sociale, elle provoqua le renforcement du Parti communiste (KPD pour Kommunistische Partei Deutschlands) et son rapprochement avec une gauche sociale-démocrate en pleine renaissance. La constitution de gouvernements ouvriers SPD-KPD en Allemagne centrale devait être le prologue à la prise du pouvoir par les instituions prolétariennes dans tout le Reich. Le fiasco final fut à la hauteur des espérances suscitées par ce scénario cousu de fil rouge et allait signifier le début du reflux généralisé du mouvement ouvrier jusqu’au lendemain de la conquête du pouvoir par le nazisme, soit pour plus de dix ans.

Revenir, cent ans après les faits, sur cette histoire trop méconnue – sinon niée par un certain nombre d’historiens – constitue une exigence politique fondamentale de l’heure pour qui veut reprendre, sur des bases assainies, le combat du salariat pour sa libération.

Instabilité allemande

C’est la Révolution du 9 novembre 1918 qui, en chassant le Kaiser et en instaurant la République en Allemagne, mit réellement fin à la Première Guerre mondiale. S’ensuivit, un peu comme dans la Russie de 1917, une phase de dualité du pouvoir entre les conseils d’ouvriers et de soldats d’une part, et l’État bourgeois maintenu, dont la direction fut confiée par les élites monarchistes démonétisées aux chefs ultra-modérés du SPD. Cette montée des masses aboutit, à la charnière des années 1918 et 1919, au divorce entre la direction sociale-démocrate, soutenue par une bourgeoisie qui la considérait alors comme l’ultime rempart de « l’ordre », et une nébuleuse révolutionnaire en pleine recomposition.

On comptait parmi cette mouvance le jeune et encore frêle KPD spartakiste, dont la base exaltée contrastait avec la direction autrement plus réaliste et avisée, mais aussi les « délégués révolutionnaires » issus de la lutte contre la guerre menée courageusement dans les grandes entreprises berlinoises, ainsi que les bataillons de la gauche de l’USPD, le parti dit « indépendant » né, en 1917, de l’exclusion par le SPD de sa minorité pacifiste. À l’issue de la Semaine sanglante berlinoise (5-12 janvier 1919), la vérité crue s’étalait entre les décombres fumants et les tas de cadavres : la sociale-démocratie officielle des Noske, Scheidemann et autres Ebert, pour sauver la société bourgeoise qu’elle se proposait officiellement de dépasser, s’était alliée aux corps-francs d’extrême droite pour écraser l’avant-garde – malheureusement isolée et par trop clairsemée – de la classe ouvrière allemande, désireuse, elle, d’avancer réellement vers le socialisme. Symbole de ce fossé qui s’était creusé à gauche : l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, le 15 janvier, réalisé par de misérables sabre-peuple, mais ordonné, en haut-lieu, par leurs anciens camarades de parti1

Les trois années suivantes, de 1919 à 1921, furent marquées, à gauche, par l’affaiblissement politique et électoral d’un SPD toujours plus enclin à se couler dans les institutions bourgeoises, par l’essor militant continu d’un Parti indépendant (USPD) évoluant sur sa gauche, et enfin par la crise interne permanente d’un KPD zigzaguant sans cesse entre une ligne insurrectionnelle et une orientation de masse. Héritier de Rosa Luxemburg, Paul Levi imposa au parti, au prix de l’exclusion de la majorité gauchiste, un cap unitaire qui devait lui permettre de gagner, dans l’action commune, la majorité au sein d’une classe ouvrière encore fortement influencée par la sociale-démocratie officielle et, de plus en plus, par l’USPD. Cette orientation, théorisée à partir de l’expérience de la résistance massive du monde ouvrier au putsch monarchiste de Kapp en mars 1920, fut couronné de succès lorsque la majorité des Indépendants votèrent, en octobre, pour l’adhésion à l’Internationale communiste. La fusion entre la gauche de l’USPD et le petit KPD fut menée bon train et déboucha, à la fin de l’année 1920, sur la création du VKPD (Parti communiste unifié d’Allemagne), qui ne laissait guère d’autre choix à la droite indépendante que de rejoindre à terme le SPD.

Malheureusement, la direction unitaire du VKPD démissionna de ses fonctions au début de l’année 1921, suite aux manœuvres menées en coulisses contre Levi et ses amis, par les bureaucrates gauchistes, souvent issus d’Europe orientale, qui peuplaient alors les sommets de l’Internationale communiste. Désireux d’« activer » le parti de masse qu’était devenu le VKPD, la bande animée par Béla Kun imposa une stratégie offensive consistant, par un soulèvement populaire localisé et largement artificiel en Allemagne centrale, à provoquer une répression d’État telle que les masses ne pourraient faire autrement que de rejoindre les communistes dans la lutte. C’est ainsi que fut menée, au début du printemps 1921, « l’Action de mars » dont on ne sera pas surpris d’apprendre qu’elle se solda par un retentissant échec, qui fit fondre de moitié les effectifs du nouveau parti. Le VKPD avait fait long feu… Coupable d’avoir critiqué publiquement – et avec brio – cette orientation suicidaire en pleine retraite, Levi et les autres démissionnaires furent exclus. Maigre consolation pour ce dernier qui en appela à Lénine et à l’Internationale : le IIIe congrès, réuni en juillet, s’il confirmait l’exclusive contre les « levites », mettait au rencart la « théorie de l’offensive ». Tel fut alors le compromis conclu entre Lénine et Trotski, et les gauchistes alors parrainés par Zinoviev et Boukharine2.

Les aventures d’un KPD décidément tenté par la voie insurrectionnelle ne furent pas les seuls assauts que la République de Weimar dut supporter. Le régime était en effet également attaqué par la droite nationaliste, qui rendait toute la « gauche » – les communistes comme les socialistes, mais aussi les démocrates bourgeois du Parti libéral et du Zentrum – responsables de la défaite et entendait lutter bec et ongles contre le « diktat » de Versailles. Les tentatives d’assassinat menées par les corps francs contre les responsables républicains les plus en vue se multiplièrent après la conclusion du traité de paix, en juin 1919. Ugo Haase, le président de l’USPD, considéré comme un des principaux « criminels de novembre » par la droite nationaliste, mourut des suites d’un attentat perpétré contre lui dès le 7 novembre 1919. Puis vint le tour du catholique Erzberger, exécuté le 26 août 1921 pour avoir fait partie de la délégation allemande qui avait signé l’armistice à Rethondes le 11 novembre 1918, mais aussi du libéral Walter Rathenau (24 juin 1922), qui, quoique dirigeant bourgeois belliciste pendant le conflit, avait le tort d’être juif et favorable à une alliance avec l’URSS. Même le social-démocrate Scheidemann, le premier chancelier républicain qui avait réprimé avec tant de violence les soulèvements populaires de 1919, fut pris pour cible par l’organisation Consul. Mais, contrairement à ses infortunés collègues, il échappa aux tueurs. La théorie du « coup de poignard dans le dos », faisant du mouvement ouvrier le responsable de la défaite de 1918, se répandait comme une traînée de poudre à droite et n’était guère combattue par le régime républicain. De nombreuses milieux influents (patronat, administration, justice, clergé, cercles universitaires), qui ne cachaient pas leur sympathie pour l’ancien régime, n’étaient guère inquiétées par le nouveau pouvoir.

L’occupation commence

Le traité de Versailles, fait sans équivalent dans l’histoire, avait déclaré l’Allemagne impériale « responsable […] de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux, en conséquence de la guerre qui leur a été imposée » et contraignait l’Allemagne nouvelle à « répar[er] tous les dommages causés à la population civile des Alliés et à ses biens »3. Ces deux clauses instituaient les fameuses « réparations », dues essentiellement à la France et à la Belgique. Suite aux protestations du gouvernement allemand modéré de Fehrenbach, et après une première occupation française, en mars 1920, de trois villes rhénanes (Düsseldorf, Duisbourg et Ruhrort), on fixa lors de la conférence de Londres, le 5 mai 1921, le montant des réparations allemandes à 132 milliards de marks-or pour l’Allemagne. Des annuités de 2 milliards de marks, majorées d’une indemnité égale à 26 % des revenus des exportations allemandes, avaient été prévues. L’Erfüllungspolitik (« politique d’exécution »), pour laquelle opta le nouveau chancelier catholique Wirth, et avec lui une fraction majoritaire de la bourgeoisie allemande désireuse de trouver un modus vivendi avec les Britanniques pour obtenir de leur part le maximum de concessions sur l’application des clauses du « diktat », tint un temps, mais le déficit budgétaire augmenta rapidement et le mark finit par décrocher. Progressivement, le Reich commença à faire des difficultés pour payer4. En France, le remplacement du « doux » Briand par le chauvin Poincaré, en janvier 1922, indiquait que le temps de la fermeté était venu. Pour la bourgeoisie conservatrice, la formule « L’Allemagne paiera », de slogan propagandiste, devait se transformer en une réalité sonnante et trébuchante.

Malgré la demande, formulée à la mi-juillet par Wirth, d’un moratoire sur les réparations en numéraires, qui se vit opposer une fin de non-recevoir, la Commission interalliée, par une note, indiqua à la fin de l’année le montant des arriérés dus par l’Allemagne. Poincaré pouvait abattre ses cartes. Le 10 janvier, arguant d’un arrêt dans les livraisons de bois allemand, le président du Conseil décida, en accord avec la « Chambre bleu horizon », mais aussi avec le roi des Belges, ce qu’ils qualifièrent pudiquement de « saisie de gages productifs ». Le lendemain, la seconde occupation de la Ruhr commençait. Aux ordres du général Degoutte, six divisions françaises et une belge participaient à cette opération qui paraissait d’autant plus facile à mener à bien que l’armée allemande avait vu ses effectifs plafonnés à 200 000 hommes par le traité de Versailles.

Pour les secteurs les plus agressifs du capitalisme français, il s’agissait de fournir en coke allemand bon marché les industries du Nord en pleine reconstruction, et les fonderies de cette Lorraine revenue dans le giron national. Pour faire de ce projet une réalité, les partisans de la fermeté s’appuyaient notamment sur le mouvement séparatiste rhénan, désireux de s’éloigner coûte que coûte de l’instable et trop prussienne Berlin, même au risque d’entrer dans l’orbite impérialiste française. Dans certains milieux patronaux et financiers, on en venait à rêver purement et simplement d’une hégémonie hexagonale sur une bloc économique franco-allemand qui pourrait en imposer aux Anglo-saxons. Fin 1922, le gouvernement français avait d’ailleurs présenté un plan de stabilisation du mark qui préconisait des mesures budgétaires drastiques, la mise en place d’une « commissions des garanties » disposant de pouvoirs étendus en matière financière et productive. La question de savoir si la France saignée à blanc par le conflit mondial avait les moyens de cette politique n’empêche pas de qualifier cette dernière de véritable tentative de mise sous tutelle de l’Allemagne. Cette offensive impérialiste ne pouvait au passage que dégrader les rapports qu’entretenait la France avec un Royaume-Uni soucieux de garantir des débouchés pérennes à ses industries extractives, mais aussi avec les États-Unis en train d’entrevoir les profits mirobolants que ne manqueraient pas de leur rapporter un « sauvetage » de l’économie allemande5.

Résistance !

Cantonnement de troupes, réquisitions, ordres variés… : comme toute occupation militaire, celle de la Ruhr ne manque pas de susciter de vives résistances. Dès le 20 janvier, le gouvernement du Reich, dominé, après le départ de Wirth, par le modéré Wilhelm Cuno, par ailleurs directeur général de la compagnie de transport maritime Hamburg-America Line (l’HAPAG), adresse aux autorités allemandes de la zone occupée la note suivante : « L’action des gouvernements français et belge dans le district de la Ruhr constitue une grave violation de la loi internationale et du traité de Versailles. Pour cette raison, tous les ordres et instructions donnés à des fonctionnaires allemands dans l’exécution de cette action sont légalement sans effet. Le gouvernement national […] ordonne qu’il ne soit pas tenu compte des ordres des puissances occupantes, mais que les ordres de notre gouvernement soient les seuls à être exécutés »6. C’est le début officiel de ce que l’on a appelé la « résistance passive ».

Dès la fin-janvier, la Ruhr est le cadre d’une escalade où les arrestations et les violences répondent au refus de livraisons, au sabotage et aux grèves. Le 27, le magnat de l’acier et fervent nationaliste Fritz Thyssen, arrêté pour avoir refusé de prêter main forte aux Français, est condamné à une forte amende Le 16 février, le bourgmestre de Dortmund, Ernst Eichhoff, est à son tour arrêté, puis expulsé de la ville en raison de son refus de coopérer avec les forces d’occupation. Lors de ces événements, les travailleurs ne manquent pas d’exprimer leur solidarité avec leurs patrons ou leurs élus, considérés comme des « résistants » anti-impérialistes, ce qui n’est pas sans ironie quand on connaît par exemple la participation précoce de Thyssen dans le financement du NSDAP, ainsi que l’implication d’Eichhoff au sein des milieux pro-coloniaux allemands.

Toujours le 27 janvier, constatant la paralysie des chemins de fer de la région, les autorités d’occupation font savoir qu’elles entendent imposer la reprise de l’activité ferroviaire en expulsant 1 400 cheminots de la Ruhr et en les remplaçant par des Français et des Belges, volontaires ou réquisitionnés. Cette violence sociale extrême fait définitivement basculer l’opinion publique, dans la Ruhr comme dans le reste du pays. Le 2 février, les autorités franco-belges proclament l’état de siège renforcé, tandis que le gouvernement du Reich venait de donner l’ordre d’arrêter tout convoi transportant du charbon vers la France ou vers la Belgique. Comme le signale Pierre Broué, « les autorités françaises répondent au durcissement de la résistance populaire allemande par la violence et la brutalité. La haine explose. Le gouvernement français exige le paiement des réparations et la fin de la résistance passive. Le gouvernement allemand exige l’évacuation de la Ruhr. Sur le plan diplomatique, c’est l’impasse »7.

L’appel des autorités du Reich à la résistance remet indéniablement en selle la mouvance nationaliste qui avait accusé le coup après le vote, sous le cabinet Wirth, au lendemain de l’assassinat de Rathenau, de la loi de Protection de la République. Dès le 30 janvier, le chancelier Cuno conclut un accord avec le chef de la Reichswehr, von Seeckt, en vue de réactiver les corps francs dissous et de créer de nouvelles unités militaires clandestines. Quelques jours plus tard, sur ordre de von Seeckt, commencent des opérations de sabotage en zone occupée, qui signent le passage à la « résistance active ». Le 13 février, le commandant en chef des armées obtient de la Reichsbank la promesse de 300 milliards de marks pour acheter des armes par l’intermédiaire de Mussolini. Le 20, il rencontre le protecteur attitré des groupes nationalistes, Ludendorff, au domicile de l’industriel Stinnes, par ailleurs membre du Parti populaire de Stresemann (DVP), pour discuter des modalités de collaboration entre l’armée régulière et les milices d’extrême droite. Le mois de février voit le nombre d’actes de sabotage s’envoler. Le 5 mars, suite à la destruction d’un pont de chemin de fer entre Düsseldorf et Duisburg par un groupe appartenant au corps franc Organisation Heinz, les Français arrêtent Leo Schlageter, qui dirigeait le commando. Son exécution, le 26 mai, suscitera dans les milieux nationalistes une forte émotion qu’un communiste comme Radek cherchera à exploiter politiquement, comme nous le verrons dans un prochain volet de cette rétrospective.

Le peuple, première victime

Le jour même où l’occupation de la Ruhr fut décidée depuis Paris, l’écrivain Victor Serge, alors correspondant pour la presse communiste internationale à Berlin, s’insurge contre les vaines promesses du SPD qui assurait avoir emprunté, depuis la défaite, la seule voie à même d’assurer le redressement économique de l’Allemagne et son retour sur la scène internationale, mais aussi de conjurer le spectre de la guerre civile. Selon Serge, « l’Allemagne ouvrière, que la sociale-démocratie menaçait en 1919 de blocus et de famine, si elle faisait sa révolution, n’a pas fait sa révolution, et n’en est pas moins affamée. L’Allemagne ouvrière, que les Scheidemann menaçaient d’une intervention alliée, voit peut-être à cette heure les Sénégalais entrer dans la Ruhr »8. La dimension raciale de ce propos doit être replacée dans son contexte : l’écrasante majorité de la population de la Ruhr, comme du Reich dans son entier, avait vu comme une humiliation de plus la présence notable de contingents africains dans le corps expéditionnaire français, faisant en quelque sorte de l’Allemagne une colonie de colonie9. En tout état de cause, c’est la misère de tout un peuple trahi par ses « élites » que l’écrivain révolutionnaire veut ici mettre en lumière. La semaine précédente, avant même le début de la crise, dans un article visant à faire le bilan de l’année écoulée, il notait déjà : « Les trusts s’enrichissent de l’immense misère de près de cinquante millions d’hommes. Et l’on sent nettement se rapprocher, chaque jour, comme une ombre planant déjà sur toutes choses, la catastrophe de demain »10.

L’hyperinflation, qui succède à une longue tendance de dévalorisation monétaire commencée dès 1914, devient rapidement une réalité obsédante et omniprésente pour les milieux populaires. Un dollar s’échangeait contre 18 000 marks en janvier (contre 4,2 avant-guerre) ; il en fallait près de 100 000 à la mi-mai pour obtenir un seul billet vert et même plus de 350 000 en juillet. L’écrivain de langue allemande Elias Canetti, alors lycéen à Francfort, a bien raconté, dans ses Mémoires, la névrose collective suscitée par le « mouvement frénétique » de cet argent « qui se dévaluait à un rythme insensé »11. Quelques semaines seulement après le début de l’occupation franco-belge, Victor Serge, sensible aux difficultés de la vie quotidienne de tant de petites gens, écrit : « Le 3 février au soir, une livre de beurre fin se vendait 6 900 marks et, le 5 février, 7 200 marks. Dans le même laps de temps, la margarine de seconde qualité, le beurre du pauvre, montait de 10 % : de 4 200 à 4 500 ; les pommes de terre de 15 % de 26 marks la livre à 30 ; le saindoux passait de 6 000 à 7 200 la livre (20%) ; un œuf de 380 à 420 marks (11 %). Il est à remarquer que ce sont les articles de consommation les plus usuels dont le prix monte le plus. Pendant ce temps, on discute les augmentations de salaires ultérieures. Quand elles arriveront, les prix auront encore doublé ou triplé »12. À l’été, les salaires réels des métallos, pourtant massivement syndiqués, ont baissé de moitié par rapport à la fin 1922. Depuis 1914, les salaires ont en moyenne augmenté trois fois moins que les prix. Dès le printemps, le chômage augmente significativement dans toute l’Allemagne.

Difficultés de subsistance et frustration nationale se mêlent au point de constituer un cocktail détonnant dans les bastions ouvriers de la Ruhr. Les actes d’insubordination se multiplient, comme les manifestations sauvages et les grèves, au grand dam du ministère Cuno qui craint plus que tout que la « résistance passive », à laquelle il a bien fallu appeler la population, se transforme en agitation pré-révolutionnaire. Victor Serge, toujours lui, fait savoir que, dès février, « on tue passablement dans la Ruhr. C’est par dizaines que se comptent déjà les pauvres gens abattus à coup de fusil par des sentinelles françaises ou belges que des consignes féroces abrutissent ». L’écrivain communiste d’ajouter ce fait divers navrant : « À Düsseldorf, un écolier a été tué : il regardait peut-être d’un œil moqueur les troupes sur la place. Une fillette, à côté du petit assassiné, a reçu une balle dans le ventre »13. Le 31 mars, à Essen, les 53 000 ouvriers de Krupp, qui avaient débrayé à la nouvelle de l’arrivée d’une commission alliée dans leur usine, manifestent spontanément contre l’occupant après avoir appris que l’armée française réquisitionnait des camions qui servaient au ravitaillement des populations. On ordonne aux soldats français de tirer sur la foule. Résultat : treize morts et plus de quarante blessés.

Deux semaines plus tard, un véritable soulèvement populaire a lieu dans la ville minière de Mülheim. Selon Pierre Broué, « une foule ouvrière prend d’assaut l’hôtel de ville et, sous l’impulsion de militants communistes et d’anarcho-syndicalistes, désigne un conseil ouvrier qui décide la distribution de vivres et la constitution d’une milice ouvrière. Les autorités d’occupation se sont abstenues d’intervenir, puisque l’action n’est pas dirigée contre elles, mais elles autorisent la police allemande à pénétrer dans leur zone pour y rétablir l’ordre : la police reprend l’hôtel de ville de Mülheim, le 21 avril, après des combats qui font dix morts et soixante-dix blessés »14. La nouvelle fait rapidement le tour de l’Allemagne et suscite une émotion différenciée : là où la classe ouvrière pleure ses morts et fustige la collusion entre les forces de l’ordre nationales et les autorités d’occupation, les milieux dirigeants entrevoient dans ces tragiques événements un péril révolutionnaire qui n’est pas sans rappeler l’état d’esprit de novembre 1918. À gauche, le drame de Mülheim pousse à des reclassements.

Et la gauche ?

En janvier, le SPD, qui tolérait depuis près d’un an et demi des gouvernements issus de la petite coalition bourgeoise DDP-Zentrum-DVP, avait, au nom de ce qu’il considérait comme l’intérêt supérieur de la nation allemande, persévéré dans la collaboration de classe en approuvant la politique menée par Cuno. Au dire de Pierre Broué, le leader social-démocrate Hermann Müller, éphémère chancelier au début de l’année 1920, « a apporté, au nom du groupe parlementaire, le soutien de son parti à la politique de résistance passive en dépit des réticences manifestées par de nombreux députés, y compris au moment du vote »15. Derrière l’unanimisme de la direction, parallèlement à la montée de la colère populaire et de la répression, les voix dénonçant cette nouvelle mouture d’« union sacrée » se firent de plus en plus entendre. Cette opposition est largement le fait de la gauche sociale-démocrate, dont les gros bataillons sont issus de la majorité des Indépendants « maintenus » qui a décidé, moins de deux ans après la scission de Halle, de rejoindre le SPD, en septembre 1922.

Côté communiste, après les règlements de compte consécutifs à la calamiteuse Action de mars, et la chasse aux « droitiers » qui a émaillé toute l’année 1921, l’heure était à la reconstruction. Fidèle à l’Internationale communiste qui a finalement opté derrière Lénine et Trotski pour l’orientation unitaire au grand dam des gauchistes invétérés, la nouvelle direction du KPD, menée notamment par le maçon et syndicaliste Heinrich Brandler, flanqué de l’intellectuel August Thalheimer, s’emploie à appliquer la politique de front unique avec les sociaux-démocrates réunifiés. Dès les premiers jours de l’occupation franco-belge, le parti refuse ce qu’il considère comme une nouvelle capitulation du SPD devant la bourgeoisie allemande, rappelant le vote des crédits de guerre par son groupe parlementaire, le 4 août 1914. Il appelle en conséquence les travailleurs à lutter tout à la fois contre l’occupation française et contre la politique gouvernementale systématiquement favorable aux plus riches, malgré les accents populistes des discours officiels. Cette orientation est bien résumée par une formule restée célèbre : « Frapper Poincaré et Cuno sur la Ruhr et sur la Spree »16.

Tenu dans les derniers jours de janvier, le congrès de Leipzig avait été marqué par la vive opposition entre la direction Brandler et l’opposition gauchiste de Ruth Fischer et d’Arkadi Maslow. Face à ces militants berlinois considérant la nouvelle politique, au mieux, comme une manœuvre tactique permettant de « plumer la volaille sociale-démocrate » (pour reprendre la formule aussi désastreuse que bien connue de leur camarade français Albert Treint), Brandler lance : « La tactique du front unique n'est pas une manœuvre pour démasquer les réformistes ». Tordant peut-être trop à droite l’orientation unitaire à des fins polémiques, le leader va jusqu’à affirmer que, « sous la pression des masses, les dirigeants sociaux-démocrates seront finalement prêts à se dissocier de la gauche de la bourgeoisie pour devenir la droite des travailleurs »17. S’agrippant à ces formules qu’ils considèrent comme révélatrices de l’opportunisme rampant en train de gagner la direction, Fischer et Maslow s’en donnent à cœur joie et recueillent 59 voix sur leur texte contre 118 pour la majorité. La tension monte encore d’un cran quand cette dernière fait connaître sa liste aux instances dirigeantes dans laquelle ne figure aucun membre de la gauche. Radek s’agite en coulisses pour qu’un compromis soit trouvé. C’est finalement le cas, mais une exclusive est maintenue sur les noms de Ficher et de Maslow.

La crise du KPD rebondit au début du printemps, quand Ruth Fischer se rend dans la Ruhr et y prône un plan d’action visant au renversement immédiat du cabinet Cuno et à la prise du pouvoir par les masses sur un programme de confiscation des valeurs matérielles, de contrôle ouvrier sur la production et de constitution de centuries prolétariennes – une milice ouvertement présentée, pas tant comme outil d’auto-défense populaire, que comme organe de maintien de l’ordre de l’État ouvrier en gestation. La gauche dénonce plus généralement le manque de résolution de la direction Brandler-Thalheimer et sa focalisation, non sur la Ruhr pourtant au bord de l’explosion, mais sur les perspectives de gouvernement SPD-KPD qui s’ouvrent au même moment dans les Länder de Saxe et de Thuringe – focalisation toute « parlementaire » qui confine naturellement à « l’opportunisme » aux yeux de quelqu’une comme Ruth Fischer. L’orientation offensive portée notamment par cette dernière rencontre un réel écho à l’extérieur du parti, notamment en Rhénanie où sont encore brûlants les souvenirs des batailles de 1919-1920 pour la socialisation des mines, mais aussi dans les rangs communistes. On commence même à évoquer en haut lieu le danger d’une scission. Au congrès des Jeunesses communistes, Brandler se voit contraint d’en appeler à la discipline interne et de dénoncer la fronde de celles et ceux qui « s’oppose[nt] aux mots d’ordre pratiques du parti en cours d’action ».

Dernier rebondissement : une fraction de la gauche, où l’on retrouve notamment le jeune Heinz Neumann, se désolidarise du tandem Fischer-Maslow et en appelle à « la concentration du parti ». C’est le moment que trouve Zinoviev, le président de l’Internationale communiste – qui est certainement pour quelque chose dans la constitution d’un groupe « tampon » entre la majorité et la gauche –, pour proposer sa médiation à un KPD en crise ouverte. Les débats sur la situation allemande sont vifs au sein de l’Internationale, notamment depuis qu’August Thalheimer a signé dans sa presse, mi-février, un article affirmant que, dans le cadre de l’occupation de la Ruhr, « les rôles des bourgeoisies française et allemande ne sont pas identiques »18, formule immédiatement taxée de déviation chauvine par les soutiens moscovites de la « gauche » allemande. Mais les événements de Mülheim et le rebond de la combativité populaire que ce drame dénote semblent avoir joué à plein. C’est en effet le lendemain de la tuerie, le 22 avril, que Zinoviev invite officiellement les trois tendances du KPD à venir discuter à Moscou19.

Cette contribution de notre camarade Jean-François Claudon est la version longue de son article paru dans le numéro 304 (avril 23) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Sur cette période dramatique, voir Gilbert Badia, Les spartakistes. 1918 : l’Allemagne en révolution, Aden, 2008.

2.Pour approfondir ce bref résumé, voir Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971, ainsi que Chris Harman, La Révolution allemande. 1918-1923, La Fabrique, 2015. On se permet de renvoyer également à Jean-François Claudon et Vincent Présumey, Paul Levi. L’occasion manquée, Éditions de Matignon, 2018.

3.Articles 231 et 232 du Traité de Versailles, 28 juin 1919.

4.Informations tirées d’Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Armand Colin, coll. Cursus, 1999, p. 30-32.

5.Voir sur ce point, Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 294.

6.Ibid., p. 294-295.

7.Ibid., p. 295.

8.Victor Serge, Notes d’Allemagne (1923), La Brèche-PEC, 1990, p. 27 «( L’anniversaire du 15 janvier : Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, Correspondance internationale n° 3, 10 janvier 1923).

9.Voir sur ce point Jean-Yves Le Naour, La Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Hachette littératures, 2003.

10.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 20 (« Le bilan d’une année », Correspondance internationale n° 1, 3 janvier 1923)

11.Elias Canetti, Histoire d’une vie (1921-1931), t. 2, « Le flambeau dans l’oreille », Albin Michel, 1982, p. 65.

12.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 30-31 (« Nouvelles d’Allemagne », Correspondance internationale n° 12, 9 février 1923).

13.Ibid., p. 31.

14.Pierre Broué, op. cit., 1971 (consultable en ligne sur le site https://www.marxists.org/francais).

15.Ibid.

16.Éditorial de la Rote Fahne du 23 janvier 1923.

17.Cités dans Pierre Broué, op. cit., 1971 et op. cit., 1997, p. 296.

18.Die Internationale n° 4, 15 février 1923 (cité dans Pierre Broué, op. cit., 1971)

19.Pour ce développement sur la crise du KPD, on s’est appuyé sur Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 296-300.

 

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