GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

Face aux nationalistes (centenaire 1923 #3)

Nous publions ici le troisième volet des articles de notre camarade Jean-François Claudon sur le centenaire de la révolution allemande de 1923 (voir le #1 : la crise de la Ruhr , le #2 : la question brûlante du front unique). Car c'est cette année-là qu'en Allemagne se scella le destin du XXème siècle.

La délégation du NDSAP, lors du Deeutsche Tag ("la journée allemande"), une grande manifestation des nationalistes allemands à Cobourg en octobre 22
La délégation du NDSAP, lors du Deeutsche Tag ("la journée allemande"), une grande manifestation des nationalistes allemands à Cobourg en octobre 22

La fin du printemps 1923 avait été marquée par deux mouvements complémentaires et opposés. D’un côté, la grève sauvage de la seconde moitié de mai dans la Ruhr avait souligné la combativité accrue des éléments les plus avancés de la classe ouvrière, tandis que, sur l’ensemble du territoire du Reich, l’affirmation des organes du front unique (comités d’usine, commissions des prix et, surtout, centuries prolétariennes), en renforçant la gauche sociale-démocrate et les communistes, marginalisait de facto les droitiers du SPD et les directions syndicales modérées. De l’autre, le discrédit du gouvernement Cuno enflait inexorablement à droite et frayait la voie à une issue autoritaire qu’une fraction de plus en plus importante de l’Allemagne conservatrice appelait de ses vœux. La résultante de cette double radicalisation, c’est une polarisation accélérée du corps social. Manifestement, « “ceux d’en bas ne veulent plus, […] ceux d'en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l'ancienne manière »1. C’est là, selon Lénine, le symptôme infaillible ou presque de la survenue d’une situation prérévolutionnaire. Restait à savoir quelle voie spécifique allait prendre la révolution en germination dans un pays humilié nationalement et menacé de démembrement. C’est l’objet de ce troisième volet de notre rétrospective.

L’essor du nationalisme…

La réaction nationaliste face à l’occupation franco-belge n’a pas attendu les beaux jours pour s’exprimer. Dès la fin janvier, on l’a vu, le gouvernement du Reich avait tissé des liens solides avec les corps francs et avec la droite nationaliste pour adjoindre à la « résistance passive » une lutte armée qu’il convenait de réserver, dans son esprit, à des professionnels2. Le syndicaliste révolutionnaire Alfred Rosmer, alors membre éminent de la IIIe Internationale, se souvient, bien après les faits, que, dans le bassin houiller, « les arrestations d’industriels, de bourgmestres, les lourdes amendes infligées aux villes favorisaient le recrutement et l’activité des nationalistes ; leurs leaders s’efforçaient d’entraîner toutes les couches de la population derrière eux ». Ils recrutaient largement dans la petite bourgeoisie paupérisée et les milieux intellectuels, et parvenaient à mordre sur les classes populaires, même si, comme le signale Rosmer, le gros des ouvriers, « étaient certes contre l’occupant, mais aussi contre Thyssen, contre Krupp, contre les magnats de la Ruhr, maîtres durs, piliers du régime qui avait conduit l’Allemagne à la guerre »3.

Dès le printemps, il n’y a pas un jour – ou une nuit – sans qu’un sabotage ait lieu, qu’une patrouille française essuie des tirs, ou encore qu’une personnalité de premier plan annonce son ralliement au camp nationaliste. La perpétuation de l’occupation et ses rigueurs renforcent le phénomène durant l’été, tout comme l’inflation qui attise le zèle d’hésitants parfois convaincus par les primes généreusement distribuées par les corps francs et leurs riches mécènes. On apprend par exemple dans la presse française que, le 26 juillet, a été arrêté au check-point de Hahnerfuhrt, à l’est de Düsseldorf, « une équipe de saboteurs au moment où elle essayait de passer la frontière » et que « les quatre hommes qui la composaient ont avoué recevoir un salaire journalier de 200 000 marks (4 francs) du corps [franc] Oberland »4. Le lendemain, les autorités d’occupation annoncent l’interdiction d’un journal nationaliste et la dissolution de l’organisation Bismarck Bund.

C’est par la grâce de l’occupation de la Ruhr que le groupuscule pangesméniste et antisémite bavarois d’Anton Drexler, rebaptisé NSDAP par son nouveau Führer, Adolf Hitler, trouve un écho de masse. À la fin de l’année 1922, le parti revendiquait déjà 15 000 membres et pouvait compter sur le renfort de 6 000 SA. Mais, comme le note Pierre Broué, « le capitaine Röhm, ancien baroudeur des corps francs, lui apporte le soutien des chefs de la Reichswehr en Bavière et des possibilités concrètes de développement des SA, prenant appui sur les casernes, sous le commandement d’un as de l’aviation allemande pendant la guerre, le capitaine Hermann Göring. Le 1er mai, il fait défiler 10 000 hommes en armes, près de Munich, mais, le 1er septembre, ils s[er]ont 70 000 à Nuremberg, et Hitler les passe[ra] en revue aux côtés du symbole du nationalisme, le général Ludendorff »5. La jonction s’est donc opérée entre l’armée régulière, ce qui restait des corps francs nationalistes nés de la défaite, les milieux politiques pangermanistes, et la mouvance antimarxiste et antisémite flanquée de ses organisations paramilitaires, telles que la SA. Il y avait là un danger mortel pour le mouvement ouvrier organisé.

Nul doute que les diatribes des germanophobes les plus frénétiques, outre-Rhin, ont joué un rôle non-négligeable dans la radicalisation d’une partie de l’opinion allemande – et ce bien au-delà des frontières de la zone occupée. Le futur chancelier de la stabilisation, le conservateur Gustav Stresemann, a ainsi déclaré à l’ambassadeur de France, en novembre, que « chaque discours prononcé le dimanche par M. Poincaré faisait gagner 100 000 voix aux nationalistes ». Il y a du vrai dans cette assertion au contenu forcément polémique. Ainsi, le 23 juillet, le président du Conseil prononce, à Villers-Cotterêts, un discours dans lequel il vilipende « la redoutable organisation de l’industrie allemande » et propose, de façon à peine voilée, de briser les konzerns qui « assujettissent la République allemande à une nouvelle caste ». « Milieux économiques » en deçà du Rhin, « caste » occulte au-delà : le biais national est ici évident, tout comme la volonté de démanteler les champions industriels allemands pour satisfaire un impérialisme hexagonal, dont la faiblesse structurelle n’a d’égale que son agressivité foncière ! La réponse allemande ne se fait pas attendre. Le 25, Le Temps fait savoir qu’à Berlin, en guise de commentaire officieux suite au discours de Villers-Cotterêts, on laisse entendre, en haut lieu, que « les ruines invisibles imposées par la guerre mondiale à l’Allemagne sont beaucoup plus graves que celles, visibles, de la France »6.

… et du séparatisme

Dans son livre de souvenirs intitulé Moscou sous Lénine, Alfred Rosmer, qui écrivait près de trente ans après les faits, se sent obligé de rappeler que, depuis des mois, le gouvernement français de Poincaré « tentait de détacher de l’Allemagne un morceau de son territoire en favorisant des mouvements séparatistes, en particulier la création d’une République rhénane indépendante »7. C’était à l’époque une évidence que les autorités françaises en Allemagne étaient bien en peine d’occulter. Il faut dire que leurs manœuvres s’appuyaient sur un mouvement aux racines historiques profondes. La Rhénanie, catholique et industrielle, après avoir été annexée par la France révolutionnaire pendant près de vingt ans, avait en effet été absorbée par la Prusse, protestante et agrarienne, suite au congrès de Vienne de 1815. Dès 1919, la région connut un mouvement d’opinion appelant à quitter le giron prussien, tout en restant membre du Reich allemand. Le slogan le plus célèbre de cette mouvance autonomiste, qui comptait de nombreux adeptes dans les rangs du Zentrum catholique, était « Los von Berlin » (« Lâchons Berlin »). En juin 1919, l’avocat Hans Dorten, partisan de la constitution d’un État-tampon entre la France et l’Allemagne prussienne, avait déjà proclamé une République rhénane, finalement mort-née. L’effondrement de l’Allemagne et le sentiment d’un abandon de la Rhénanie par l’autorité centrale (Versackungspolitik) allaient réanimer cette mouvance séparatiste.

Le 29 juillet 1923, l’Union populaire rhénane de l’incontournable Dorten réunit par exemple ses délégués à Coblence. Après un bref mot du leader local du parti séparatiste, Dorten se lance dans un long discours qui n’est en fin de compte qu’une longue défense des positions françaises. Le président de l’UPR lance même à un auditoire conquis d’avance : « Nous ne sommes pas Français, mais nous voulons la paix avec la France ; nous ne sommes pas Français, mais nous aimons la France ». Il est intéressant de noter que, de l’aveu même du Temps, les quelques milliers de représentants de la formation séparatiste ont été amenés « de tous les points de la Rhénanie par des trains spéciaux de la régie franco-belge des chemins de fer de Düsseldorf, Trêves et Mayence »8. Le soutien des autorités d’occupation ne fait ici aucun doute. Plus généralement, il est difficile de ne pas considérer que l’événement relativement secondaire, quoique symptomatique, que constitue le regroupement des troupes de Dorten, obtient dans les colonnes du « journal de référence » de l’époque – dont Jaurès disait qu’il était « la bourgeoisie faite journal » – d’une exposition médiatique disproportionnée par rapport à son importance réelle. Il est clair que les milieux patronaux hexagonaux, notamment l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) et encore davantage les maîtres de forges de l’Est de la France, faisant chorus à la famille de Wendel, voyaient d’un très bon œil la constitution d’une Rhénanie autonome, voire indépendante, tournée vers la France.

Les écarts existants entre les différents chiffres publiés par la presse hexagonale confirment l’importance que revêt la dynamique séparatiste au cœur de la Rhénanie pour les industriels français les plus en vue. Ainsi, Le Temps annonce 3 000 participants à la réunion plénière de Dorten. Mais selon L’Humanité, d’autres titres de la presse bourgeoise tels que Le Matin ont, pour leur part, affirmé que la réunion avait attiré pas moins de 6 000 personnes. De son côté, l’organe du PCF cite le journal communiste de Cologne, la Sozialistische Republik, qui écrivait, quelques jours plus tôt : « Dimanche après-midi s’est tenue à Coblence, dans la grande salle des fêtes de la ville que les autorités françaises ont séquestrée (sic) au profit des séparatistes rhénans, une assemblée convoquée par Dorten et qui a réuni au grand maximum un millier de personnes, dont environ un quart de Français. Les autorités d’occupation avaient massé dans la caserne qui se trouve derrière la salle des fêtes une compagnie de noirs (re-sic) et un escadron de cavalerie dans le but de protéger l’assemblée »9. Face aux chiffres gonflés et aux omissions volontaires de la « grande » presse, l’Humanité souligne encore un peu plus l’échec relatif de la manifestation séparatiste appelée par Dorten, mais orchestrée en sous-main par les autorités d’occupation, en faisant remarquer que le défilé des participants dans le centre-ville de Coblence, initialement prévu, n’a finalement pas eu lieu, et qu’en tout état de cause, la capacité de la salle n’excédait pas les 3 à 4 000 personnes.

Même instrumentalisé par les autorités militaires françaises et grossi par la « grande » presse au profit de leur impérialisme, le mouvement séparatiste rhénan n’en restait pas moins une réalité prégnante, qui renforçait en retour la montée du nationalisme dans une population désemparée, assistant impuissante à l’effondrement de son pays. Le  26 mai, l’exécution, par les troupes françaises, du chef d’un commando de l’Organisation Heinz, qui avait fait sauter à la mi-mars un pont au nord de Düsseldorf, suscite un forte émotion, tout comme, deux semaines plus tard, l’exhumation de sa dépouille, transférée dans son village natal, en Bade, à la demande de sa famille. Ce jeune homme s’appelait Leo Schlageter.

Le tournant communiste de juin

Le 12 juin a lieu la première séance de l’exécutif élargi de l’Internationale communiste qui doit notamment statuer sur la situation allemande, tant il est vrai que cette dernière a profondément changé depuis la discussion de fin avril - début mai à Moscou, entre Allemands et Russes10 : l’inflation s’est démultipliée, la combativité populaire s’est également accrue, la politique du front unique ouvrier s’est vu ouvrir de nouvelles perspectives et, surtout, l’essor du nationalisme devient extrêmement préoccupant. Depuis quelques semaines, Radek le répète inlassablement : il faut gagner les masses séduites par les nationalistes, car la classe ouvrière, même unie, ne peut l’emporter face au bloc conservateur scellé entre la petite bourgeoisie et la bourgeoisie impérialiste. Déjà le 25 mars, dans les colonnes de la Rote Fahne, il adjurait les communistes allemands de « défendre tout le peuple ». À Moscou, en réponse au rapport introductif de Zinoviev, il déclare que « mettre la nation au premier plan, c’est, en Allemagne comme dans les colonies, faire acte révolutionnaire » (13 juin). À plusieurs reprises, les jours suivants, notamment lors de la clôture du débat sur la situation internationale, il souligne l’importance de la question nationale et répète à qui veut l’entendre qu’en Allemagne, il faut gagner les masses petites-bourgeoises paupérisées « en affirmant que seule la classe ouvrière peut sauver la nation » (16 juin)11.

C’est le 20 juin qu’est prononcé le rapport de Clara Zetkin sur le fascisme. Revenant sur les leçons qu’ont constituées pour le mouvement ouvrier la capitulation du PSI, mais aussi la défaite du PCd’I face aux chemises noires de Mussolini, l’amie de Rosa Luxembourg formule le syllogisme suivant. Le devoir des communistes « est de vaincre le fascisme idéologiquement et politiquement ». Or, ce dernier s’appuie sur « des éléments sociaux déçus et privés de moyens d’existence ». Conclusion : il convient de « conquérir ou tout du moins de neutraliser ces éléments »12. C’est le lendemain, lors du débat sur le rapport de Zetkin, que Radek lance sa bombe. Il convient de citer de larges extraits de ce discours appelé à rester dans l’histoire. Il commence ainsi : « Durant tout le discours de la camarade Clara Zetkin, j’étais obsédé par le nom de Schlageter et par son sort tragique. Le destin de ce martyr du nationalisme allemand ne doit pas être tu ni être seulement honoré d’un mot dit en passant. Il a beaucoup à nous apprendre, à nous et au peuple allemand ». Vient alors un développement qui est trop bien construit pour être improvisé : « Schlageter, le vaillant soldat de la contre-révolution, mérite de nous, soldats de la révolution, un hommage sincère. Son camarade d’idées, Freska, a publié en 1920 un roman dans lequel il décrit la vie d’un officier tombé dans la lutte contre les spartakistes intitulé Le Pèlerin du néant. Si ceux des fascistes allemands qui veulent loyalement servir leur peuple ne comprennent pas le sens de la destinée de Schlageter, celui-ci est bien mort en vain et ils peuvent écrire sur sa tombe “Le Pèlerin du néant” »13. Dans sa péroraison, le militant bolchévique d’origine polonaise, qui avait rompu à l’orée du siècle tant de lances avec Rosa Luxembourg sur la question nationale, se dit persuadé « que la grande majorité des masses secouées actuellement par des sentiments nationalistes appartient non pas au camp des capitalistes, mais au camp du travail ». Il ajoute enfin : « Nous voulons chercher et trouver la route pour toucher ces masses, et nous y arriverons. Nous ferons tout pour que des hommes qui étaient prêts, comme Schlageter, à donner leur vie pour une cause commune, ne deviennent pas des pèlerins du néant, mais les pèlerins d’un avenir meilleur pour l’humanité toute entière »14.

C’est donc le premier jour de l’été 1923 que serait née la « ligne Schlageter », dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle allait faire couler beaucoup d’encre. Pour la presse conservatrice et modérée, mais aussi les titres sociaux-démocrates, preuve était enfin faite de l’alliance objective existant entre dirigeants communistes et organisations paramilitaires nationalistes, une alliance soudée dans leur haine commune de la société bourgeoise et, in fine, de la démocratie parlementaire. Fin juillet, le « billet du jour » du Temps évoque par exemple, avec une pointe antisémite des plus nauséabondes, « l’article retentissant où M. Sobelsohn, dit K[arl] Radek, a offert aux nationalistes allemands le concours de la IIIe Internationale »15. Même dans les rangs communistes, de virulentes critiques se font entendre. En France, derrière Pierre Monatte, les militants issus du syndicalisme révolutionnaire réagissent vivement à ce qu’ils considèrent comme un tournant social-patriotique. Dans ses Mémoires, Alfred Rosmer, sûrement influencé en partie par le destin ultérieur du dirigeant bolchévique16, note encore que « l’incroyable déclaration de Radek n’était pas faite pour faciliter la tâche des militants ouvriers qui avaient orienté exactement leur activité. Par contre, elle aida grandement les chefs sociaux-démocrates qui demeuraient passifs devant les progrès des nationaux-socialistes, et étaient heureux d’avoir un prétexte – qui semblait excellent – pour dénoncer la “collusion des chefs communistes et fascistes” »17.

Tournant « patriotard » ? Concession politique coupable faite aux nationalistes ? Grossière manœuvre politicienne ? Orientation erronée, si ce n’est criminelle ? Que n’a-t-on pas dit sur la suggestion tactique de Radek ! Et pourtant, on a déjà vu que la recherche d’une voie vers les masses nationalistes était un leitmotiv de son orientation politique depuis des mois. Selon Pierre Broué, « il ne s’agit nullement d’une initiative personnelle. Avant de faire cette intervention, Radek l’a soumise à Zinoviev, qui l’a approuvée. Mais il ne s’agit pas non plus d’un quelconque tournant politique de la part de l’exécutif […]. Cette intervention n’a pas été considérée ni ressentie comme insolite. La discussion s’est poursuivie sans que personne y fasse allusion »18. Nous avons là une légère divergence avec l’historien du bolchévisme, car plusieurs indices montrent que le discours de Radek a tout de même fait forte impression dans le mouvement communiste international. Dans sa conclusion de la discussion sur le fascisme, Clara Zetkin déclare notamment que « le discours de Radek [l]’a profondément touchée ». Dans la péroraison de son discours, elle reprend même explicitement des éléments centraux du propos de ce dernier, notamment quand elle lance : « Nous qui ne marchons pas vers le néant, mais vers un avenir radieux, nous devons montrer cet avenir aux éléments sincères du fascisme ». Un nouveau vocabulaire semble prendre corps, au sommet de la IIIe Internationale. Ajoutons que, dans la reproduction des débats de la réunion de l’exécutif élargi dans les colonnes du Bulletin communiste, moins d’un mois plus tard, le discours de Radek se voit typographiquement distingué du reste du compte rendu et affublé d’un sous-titre (« le Pèlerin du Néant »), contrairement à toutes les autres prises de paroles – si ce n’est celle, très attendue, de Lozovsky, sur la question syndicale. On veille enfin à préciser qu’il a suscité des « applaudissements unanimes », là où Zinoviev ou Boukharine, pour ne citer qu’eux, n’ont eu droit, au mieux, qu’à de « vifs applaudissements »19.

Si la « ligne Schlageter » n’a donc jamais été le revirement – voire le reniement ! – tactique présenté par certains avec plus ou moins de complaisance, il est clair que le discours de Radek marque une inflexion. Inflexion dans le vocabulaire, mais aussi dans la posture du mouvement communiste international, à relier très certainement avec les acquis des récents débats sur la question nationales, sur les luttes anticoloniales, mais aussi sur la politique du front unique, qui, en filigrane, suggérait le regroupement des toutes et de tous les exploités derrière un prolétariat appelé à ressouder ses rangs. Les polémiques entre socialistes et communistes, mais aussi les procès an « chauvinisme » lancés au sein même du mouvement communiste, ont occulté cette évidence, rappelée de façon fort opportune par Pierre Broué : « Personne, finalement, ne semble avoir saisi l’aspect, tacitement accepté par tous les communistes en principe, mais jamais jusqu’alors mis en relief, que la révolution prolétarienne était celle des masses opprimées conduites par la classe ouvrière »20. On serait tenté d’ajouter que l’Internationale en général, et le KPD en particulier, avaient enfin à leur disposition, grâce à cette clarification idéologique certes tardive, mais bien réelle, un outil décisif pour regrouper les masses derrière leur drapeau et les mener enfin, en bon ordre, à l’assaut du ciel. Que l’histoire se soit finalement dérobée ne doit pas amener à ôter ce mérite de tout premier ordre à Karl Radek et à ses camarades allemands.

Confrontation avec les fascistes

Dans un article publié à Moscou le 2 août, face aux critiques qui affluent de toute part, Radek revient sur la nécessaire conquête des masses nationalistes en ces termes : « Il est ridicule de croire que l’on pourra battre le fascisme uniquement les armes à la main. On peut abattre les petits mouvements d’une minorité par la terreur gouvernementale ; mais cela est impossible contre les fascistes en Allemagne pour la simple raison que tout l’appareil gouvernemental est entre les mains des fascistes ou sympathise avec eux »21. Au-delà de l’exagération polémique sur le degré de fascisation de l’appareil d’État du Reich, il est clair que cette position théorique a pour corollaire pratique la nécessité de convaincre, sur le terrain, les masses populaires et petites-bourgeoises en cours avancé de paupérisation et de plus en plus influencées, de ce fait, par les nationalistes. C’est ce à quoi vont s’atteler plusieurs dirigeants du KPD, amenés à intervenir dans des meetings organisés par la mouvance extrémiste, séduite par ce qu’elle considère comme un tournant « national » du KPD et de sa presse.

Trois controverses sont ainsi organisées entre le responsable communiste Hermann Remmele et des orateurs fascistes, d’abord à Stuttgart, les 2 et 10 août, puis le 16 à Göppingen, une localité située 20 km à l’Est de la capitale souabe. L’affrontement semble tourner à l’avantage du tribun communiste, puisque, dès le 14, le Völkische Beobachter, l’organe du Parti nazi, défend aux militants du NSDAP d’organiser de nouveaux débats avec le KPD. La discussion continue pourtant avec des intellectuels issus notamment du courant national-bolchévique, dans la presse communiste. Ainsi, comme le signale Pierre Broué, « le comte Reventlow, Arthur Möller (sic) van den Bruck et Radek discutent dans les colonnes de Die Rote Fahne, puis c’est Paul Frölich qui débat avec Reventlow »22. Ce dernier, issu d’une famille de la vielle noblesse du Holstein et du Mecklembourg, est un intellectuel völkisch et antisémite prenant alors des positions ouvriéristes et socialisantes qui l’amèneront à adhérer au NSDAP et à son aile « gauche », animée par Gregor Strasser, à la fin des année 1920. Moeller van den Bruck est quant à lui un des théoriciens de la « révolution conservatrice », sorte de nébuleuse intellectuelle de droite radicale, aux contours extrêmement bigarrés, mais dont toutes les composantes rejetaient avec virulence l’héritage des Lumières, le libéralisme économique et même jusqu’au nationalisme moderne, lui préférant les notions passéistes et romantiques de « communauté » et d’« esprit du peuple » (Volksgeist). Attiré par l’URSS en raison de son spiritualisme russophile, Moeller van den Bruck prônait pour l’Allemagne une troisième voie, entre le libéralisme dominant à l’Ouest et le communisme régnant à l’Est. Il s’opposa au NSDAP, dont il critiquait la démagogie plébéienne, l’esprit très ancien-combattant, mais aussi le déterminisme biologique vulgaire, qui occultait la dimension foncièrement spirituelle, selon lui, de la « race »23. Ce petit parcours dans la droite de la droite permet d’entrevoir la volonté farouche du KPD, malgré les critiques dont il était l’objet, de toucher le plus largement possible les masses petites-bourgeoises influencées par les milieux nationalistes et fascistes.

Dans ces controverses et autres débats où des ennemis mortels se contestaient le même auditoire, il ne serait pas étonnant que des excès se soient produits. On a ainsi pu dénoncer des propos antisémites de Ruth Fischer, que l’intéressée, au parcours politique si chaotique, ne démentira jamais vraiment. Hermann Remmele, de son côté, a nié catégoriquement avoir déclaré qu’il était prêt à lutter au coude-à-coude avec les assassins de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht.

S’il ne faut pas exagérer les succès des orateurs communistes dans les meetings fascistes en termes de « débauchage », reste que certaines formules semblent avoir fait mouche. On connaît notamment certaines tournures de Remmele, qui a réalisé une courte brochure à ce sujet, à l’issue de sa tournée de controverses en Allemagne du Sud. Le futur dirigeant stalinien se plaisait à lancer aux nationalistes : « Vous combattez les ouvriers parce que vos maîtres, les grands capitalistes, nous divisent, vous, gens des classes moyennes ruinées et demain prolétarisées, et nous prolétaires, pour régner ». Inlassablement, il cherchait à rapprocher le sort des ouvriers « dont les salaires ont baissé au moins des quatre cinquièmes » et la foule des « petites gens ruinés ». Remmele décrivait par ailleurs volontiers les manœuvres des grandes firmes allemands prêtes à s’allier à leurs concurrentes françaises pour préserver leurs profits, ainsi que les agissements des magnats spéculant sur la baisse du mark. À l’issue de cette diatribe, il demandait à l’assistance : « Lequel d’entre vous veut se faire tuer pour cette Allemagne capitaliste ? » Et, immanquablement, il se voyait répondre par la salle  : « Pas un ! » . Il pouvait conclure sur le fait que « l’Allemagne affamée ne peut se libérer qu’en secouant d’abord le joug de son capitalisme national », après avoir fait remarquer à ses auditeurs, pour la plupart élevés dans l’anticommunisme le plus virulent, qu’on leur disait « autrefois que le communisme [… leur] prendrait tout », mais que « c’est le capitalisme qui [… leur] a tout pris »24.

Cet article est la version longue de l'article publié dans le numéro 306 (été 23) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

  1. Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme), Éditions sociales, coll. Classiques du marxisme, 1970 (1èreéd.1920), p. 80.
  2. Voir le premier volet de cette rétrospective publiée dans D&S304, avril 2023, p. 21.
  3. Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, Les bons caractères, 2009 (1èreéd. 1953), p. 262.
  4. « Arrestations et expulsions », Le Temps, 28 juillet 1923, p. 4.
  5. Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 304.
  6. « Le discours de M. Poincaré et la presse allemande », Le Temps, 25 juillet 1923, p. 1.
  7. Alfred Rosmer, op. cit., 2009, p. 262.
  8. Pour ces citations, voir « Manifestation séparatiste », Le Temps, 31 juillet 1923, p. 1.
  9. « Ce que fut la manifestation des séparatistes rhénans » l’Humanité, 2 août 1923, p. 3.
  10. Voir le deuxième volet de cette rétrospective publiée dans D&S305, mai-juin 2023, p. 16.
  11. Pour ces citations, voir Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 305. Pour les minutes du débat, voir Bulletin communisten°26, 28 juin 1923, p. 4-15, puis n° 27, 5 juillet, p. 5-12, puis n° 28, 12 juillet, p. 8-22, puis n° 29, 19 juillet, p. 7-16, et enfin n° 30, 26 juillet, p. 5-16.
  12. Ibid., n° 29, 19 juillet 1923, p. 15.
  13. Ibid., n° 30, 26 juillet 1923, p. 6. Reproduction partielle du discours dans Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 306.
  14. Bulletin communiste n° 30, 26 juillet 1923, p. 7.
  15. Le Temps, 29 juillet 1923, p. 1.
  16. Fantasque animateur de l’Opposition de gauche que détestait Staline en raison de son ironie grinçante à l’endroit de sa politique, Radek capitule devant la bureaucratie en juillet 1929, après un an de déportation, et devient conseiller de l’ombre du Gensek sur les questions internationales dans les années 1930. Accusé lors du second Procès de Moscou, en janvier 1937, il joue sa propre partition en chargeant notamment ses coaccusés. Condamné à dix ans de prison, il purge sa peine dans un pénitencier de l’Oural et meurt, en mai 1939, battu à mort par un condamné de droit commun payé, comme de nombreux autres délinquants, par le NKVD pour persécuter les détenus politiques. Sur ce personnage complexe, voir Jean-François Fayet, Karl Radek (1885-1939). Biographie politique, Peter Lang, 2004.
  17. Alfred Rosmer, op. cit., 2009, p. 265-266. Tout en justifiant ardemment cette tactique, le communiste français Amédée Dunois reconnaît incidemment qu’elle a « fait crier [… certains leaders sociaux-démocrates] au national-bolchévisme ». Cf. « Au seuil de la Révolution allemande », Bulletin communisten°40, 4 octobre 1923, p. 3
  18. Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 306. Sur ce point, voir également, Pierre Broué, « Notes sur l’action de Karl Radek jusqu’à 1923 », Annales 21, 3 (1966), p. 689.
  19. Pour ces éléments complémentaires, voir Bulletin communisten°30, 26 juillet 1923, p. 6-8 (à comparer avec ibid., n° 26, 28 juin, p. 7 [rapport général de Zinoviev], puis p. 9 [Boukharine], ou encore p. 12 [intervention de Radek]). Pour le discours de Lozovsky, voir ibid., n° 29, 19 juillet, p. 7-9.
  20. Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 307.
  21. Cité dans Alfred Rosmer, op. cit., 2009, p. 266.
  22. Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 306-307.
  23. Voir la bonne notice en français sur cet auteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Moeller_van_den_Bruck
  24. Cité dans Robert Albert (pseudonyme de Victor Serge), « Fascistes et communistes », Bulletin communiste n° 41, 11 octobre 1923, p. 3-4, puis repris dans Victor Serge, Notes d’Allemagne (1923), La Brèche-PEC, 1990, p. 75-78.

 

 

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