GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

La grève contre Cuno (centenaire 1923 #5)

Nous publions ici le cinquième volet des articles de notre camarade Jean-François Claudon sur le centenaire de la révolution allemande de 1923 (voir le #1 : la crise de la Ruhr , le #2 : la question brûlante du front unique, le #3 : face aux nationalistes, le #4 : journée antifasciste et crises conjointes). 1923 en Allemagne : là où se scella le destin du XXe siècle.

Manifestation à Berlin en 1923. Les forces de l'ordre interviennent. Manifestation à Berlin en 1923. Les forces de l'ordre interviennent.

En juillet 1923, alors que la situation intérieure de l’Allemagne s’aggravait et que les grèves se multipliaient, associant toujours plus étroitement revendications salariales et exigences politiques, les communistes semblaient en plein essor. Ils gagnaient position sur position dans la confédération des syndicats libres (l’ADGB), au grand dam de l’appareil d’obédience sociale-démocrate. Leurs appels à un gouvernement ouvrier emportaient l’adhésion de toujours davantage de salariés. L’orientation « nationale » en direction des couches moyennes conçue pour neutraliser la petite bourgeoisie fasciste et pour gagner les éléments les plus combatifs du nationalisme allemand, quoique fortement décriée par leurs adversaires socialistes et modérés, avaient débouché sur quelques succès. Le KPD avait même réussi à se tirer sans trop de dommages de « l’affaire » de la journée antifasciste. Sur les conseils des bolcheviks russes, Brandler, le leader du parti allemand, avait transformé les manifestations de rue prévues le 29 juillet, mais interdites par les autorités de la grande majorité des Länder, en meetings en salle, afin de ne pas donner à la bourgeoisie un prétexte pour réprimer dans le sang le mouvement populaire. Ce moment chaud passé, c’est avec soulagement que les communistes reprirent leur propagande habituelle sur la construction des organes du front unique. Mais c’est précisément là que le bât blessait. Tout indiquait en effet que, ni à Moscou, ni à Berlin, on entrevoyait cette révolution que l’on annonçait pourtant avec tant de conviction depuis près de cinq ans. Elle se rappela au bon souvenir des communistes allemands et des dirigeants soviétiques dans la première quinzaine d’août.

Nouvelle montée ouvrière

Cette nouvelle poussée de l’agitation populaire a pour toile de fond une énième flambée inflationniste. La spéculation la plus effrénée avait en effet finit par détruire le peu de confiance dont jouissait encore le mark. Le 3 août, la Reichsbank décidait de n’accorder des prêts que gagés sur des valeurs stables. C’était reconnaître que la monnaie nationale, prise dans la spirale dépréciative, était appelée à disparaître. Victor Serge le dit, lui, sans ambages : « Le mark ne sert plus qu’à payer les salaires : c’est la fausse pièce qu’on glisse, tous les samedis, dans la main de l’ouvrier et qui a, pour lui seul, cours obligatoire »1. La Reichsbank se mettait à imprimer des billets de 10, 50 et 100 millions de marks, tandis que les coupures de moins d’un million se faisaient de plus en plus rares.

Les conséquences sur le pouvoir d’achat des travailleurs étaient redoutables. Du 28 juillet au 2 août, soit en moins d’une semaine, la hausse des prix des produits de première nécessité avait été de 90 à 140 %2. Au dire de Victor Serge, les salaires étaient révisés « toutes les semaines ou tous les dix jours ou tous les quinze jours, selon les corporations. Et ils diminu[ai]ent automatiquement tous les jours… »3 Les étiquettes valsaient d’heure en heure, et les salaires ne pouvaient naturellement plus suivre. D’après nombre d’observateurs, au beau milieu de l’été 1923, un ouvrier gagnait en une semaine ce qu’il gagnait en un jour avant-guerre. La communiste Ruth Fischer ne craint pas d’affirmer à ses camarades outre-Rhin que « l’ouvrier français, qui n’a pas connu après la guerre le spectre de la faim, ne peut se faire une idée de l’insuffisance absolue du salaire des ouvriers berlinois »4.

On ne sera dès lors pas surpris d’apprendre que se multiplient les troubles de subsistance, partout dans le Reich. C’est avec un détachement feint, que l’on use parfois pour évoquer avec pudeur les tragédies humaines, que Victor Serge fait connaître ce phénomène au public français. « Troubles à Oberhausen (Ruhr) : la police tire sur les travailleurs descendus dans la rue pour crier qu’ils n’ont plus de pain ; deux tués, huit blessés. Troubles à Wiesbaden. Troubles à Munich. Troubles à Dresde. Troubles dans l’Erzgebirge », en Allemagne centrale. Et l’écrivain communiste de retrouver toute sa verve quand il lance : « Pendant combien de temps le plomb de l’ordre bourgeois pourra-t-il, dans un pays de soixante millions d’habitants, dont les neuf dixièmes sont dans une situation misérable, tenir lieu de pain ? »5 Ces véritables émeutes de la faim eurent lieu dans les premiers jours d’août.

Ces pillages, fruits de la nécessité, ne doivent pas amener à conclure que la classe ouvrière allemande inclinait au désespoir, puisqu’au même moment naissait une puissante vague de grèves, qui reprenait nombre des caractéristiques des poussées de mai, puis de juin-juillet, mais à un niveau supérieur. En Saxe, dès la fin juillet, des grèves éclatèrent sur la question brûlante des salaires dans les mines. Rapidement, le mouvement fit tâche d’huile dans tout le Land et, le 9 août, 150 000 manifestants finirent par exiger la chute du gouvernement dans les rues de Chemnitz6. Dans les premiers jours d’août, ce furent les métallurgistes berlinois qui votèrent la grève, malgré les appels au calme des dirigeants syndicaux, désireux de négocier avec le patronat un introuvable paiement en valeurs stables, voire en marks-or. Contraints d’accepter la mobilisation, ils la sabotèrent en imposant une grève perlée guère efficace. Malgré son échec final, la grève des métallos stimula la combativité des ouvriers de la capitale. Un mouvement similaire eut lieu simultanément dans les mines de la Ruhr, mais des manifestations et des meetings contre la vie chère eurent par ailleurs lieu et des affrontements avec la police furent à déplorer. Les mineurs arrachèrent une augmentation de 245 %, effective à partir du 6 août7. Bien que ce gain fût vite « mangé » par l’hyperinflation, cette victoire encouragea les autres salariés à se mettre en mouvement et des grèves similaires explosèrent à Stuttgart, à Stettin, à Magdebourg… La confédération des syndicats arracha au patronat une augmentation identique à celle obtenue par les mineurs de la Ruhr pour l’ensemble des branches, le 9 août, mais, selon l’historien suisse Jean-Claude Favez, cette concession fut faite « en vain » : malgré la conclusion de l’accord, « les troubles se répandirent »8.

Cuno sur la sellette

Ce rebond de la combativité ouvrière posa très vite la question du pouvoir, car, si la revendication explicite du départ de Cuno n’était pas encore présente dans toutes les plateformes comme elle le sera quelques jours plus tard, la poussée gréviste affaiblissait encore davantage un chancelier que la presse décrivait unanimement comme en fin de parcours. L’état-major social-démocrate avait vite senti sur son échine la pression du salariat, sans qui il ne pouvait vivre, et s’était vu contraint à faire monter les enchères auprès de ses alliés bourgeois. Un programme d’urgence comprenant la mise à contribution des grandes fortunes et la négociation d’une solution politique à la question des réparations fut vite ficelé et soumis aux formations de la coalition de Weimar, mais aussi au DVP, le parti du magnat Stinnes et des industriels. Pour d’importants secteurs de la bourgeoisie comme pour une direction du SPD décidée à apaiser la colère populaire, la grande coalition devenait une option envisageable. Et tout indiquait qu’une pareille combinaison serait mieux incarnée par un chef social-démocrate ou par l’habile politicien Stresemann que par Cuno.

Le 8 août s’ouvrait une nouvelle session du Reichstag. Cuno demanda à la Chambre de lui renouveler sa confiance sur un programme de stabilisation du mark qui faisait peser l’essentiel des efforts sur les ménages. Au dire de Pierre Broué, « les députés communistes sont déchaînés, l’interrompent, le harcèlent »9 : avec quelques élus de l’USPD maintenu, ils fustigent en Cuno le laquais de Stinnes ; ils ironisent sur ce cadavre politique qui marche et tente même de prendre la parole. Quolibets et noms d’oiseau fusent. Le SPD, lui, est dans l’expectative : voter la confiance à Cuno signifierait le divorce avec de larges masses, mais la refuser pourrait déboucher sur un vide du pouvoir périlleux eu égard à la situation sociale qui prévalait dans le Reich. La fraction parlementaire sociale-démocrate demande alors et obtient une suspension de séance jusqu’au lendemain. Selon une confidence d’un responsable de cette gauche du SPD alors en plein essor, « les chefs sociaux-démocrates feront tout pour éviter la chute de Cuno ». La direction du parti semblait alors incliner pour une remaniement ministériel limité, marqué par l’entrée de quelques ténors socialistes, ainsi que d’une personnalité du centre-droit10. En quittant son siège, le député communiste Wilhelm Koenen s’écrie : « À bas Cuno : voilà le cri qui monte vers vous de tous côtés ! » Simple formule lancée comme un défi à ses collègues bourgeois dans la plus pure tradition parlementaire ou compréhension presque intuitive de ce qui est en train de se passer ? Difficile de trancher.

Le lendemain, de nombreuses délégations ouvrières convergent vers le Reichstag dans l’espoir d’être reçues par les députés. Koenen suggère qu’on leur donne audience, mais la demande communiste suscite l’hilarité du centre et de la droite11, dont les membres se réfugient derrière un fort commode article du règlement de l’assemblée. Comme le flot de travailleurs ne s’interrompait pas, la Chambre faisait toujours davantage figure de citadelle assiégée. Au cours de la journée, des assemblées générales de salariés et des débats publics eurent lieu dans tout le pays. Signe de l’impasse de la stratégie syndicale confédérale, le jour même où la centrale ouvrière obtint une hausse des salaires de 245 %, le prix de charbon fut multiplié par quatre. Il devenait clair aux yeux du plus grand nombre que la lutte économique « traditionnelle » devenait totalement inefficace, sinon dérisoire, et que l’issue résidait dans un changement politique d’ampleur.

Lors du débat sur la déclaration de Cuno, les principaux partis bourgeois (le Zentrum catholique, le DVP de Stresemann et même les nationaux-populistes du DNVP) font bloc derrière le chancelier. Herrmann Müller, le chef de la fraction sociale-démocrate, réussit, lui, le tour de force de décrire la situation dramatique à laquelle l’inflation réduit les milieux populaires et de critiquer le manque de cohérence de Cuno qui tente de négocier avec les Anglais avant d’assainir les finances du Reich, tout en déclarant que son parti « n’est pas contre son programme financier »12 ! En un mot, côté social-démocrate, on a fait le choix de ne pas choisir. Cuno met alors la pression sur le groupe parlementaire SPD en faisant savoir, le lendemain, lors du vote de la motion de censure déposée par le KPD à son endroit, qu’il quitterait son poste, non seulement si les députés socialistes la votaient, mais aussi s’ils se contentaient de s’abstenir13. Cette dernière option fut finalement celle pour laquelle opta le SPD le lendemain. Une telle volte-face s’explique par le basculement de la situation sociale : la grève de masse contre Cuno était devenue réalité.

Grève générale !

C’est en effet le 10 août que la poussée gréviste franchit un palier, à la fois quantitatif et qualitatif, puisque désormais, pas une seule plateforme revendicative ne commençait sans exiger la chute du gouvernement Cuno. À Berlin, la grève s’étendit comme un traînée de poudre. Ce furent les ouvriers typographes et ceux des ateliers de réparation du métro qui partirent les premiers, dès le 9. Ils furent suivis partiellement par les cheminots. Puis vint le tour des grands établissements de la métallurgie et de la chimie : d’abord Borsig, la grande usine de locomotive située dans le quartier de Tegel, puis Siemens qui fit basculer le reste du secteur14. Enfin, et peut-être surtout, le syndicat des imprimeurs appela à la grève. Il était convenu que seuls les journaux ouvriers – essentiellement le Vorwärts socialiste et la Rote Fahne communiste – pourraient sortir. Les dirigeants de l’ADGB, main dans la main avec la Reichsbank, firent tout pour convaincre les salariés de l’imprimerie nationale de ne pas se joindre au mouvement. Ils obtinrent d’une première assemblée la reprise du travail en fin d’après-midi, mais les communistes parvinrent à faire basculer les 8 000 ouvriers. Le gouvernement ne pouvait plus faire imprimer la masse astronomique de billets dont le patronat et lui-même en tant qu’employeur avaient cruellement besoin. L’économie allemande était au bord de la paralysie.

Le pouvoir tenta de réagir par la fermeté. En fin de journée, la tension était palpable dans la capitale : vers 22h, le quartier populaire de Neukölln était totalement bouclé par les forces de l’ordre qui procédèrent à de nombreuses arrestations. La police était par ailleurs positionnée devant les locaux de la Rote Fahne, – dont le numéro du jour avait été saisi le matin même –, et devant le siège du KPD. Avant de stopper sa parution faute d’imprimeurs, pour semer le trouble dans les esprits, le Deutsche Allgemeine Zeitung de Stinnes annonçait qu’en cas de paralysie, les forces d’occupation françaises interviendraient en Allemagne non-occupée. Le président Ebert, quant à lui, se résolut à prendre un décret permettant la saisie des imprimés préconisant « le renversement violent de la forme d’État existant »15.

Le soir-même se tint une réunion de la commission des syndicats de Berlin, à laquelle furent invités des délégués du SPD, de l’USPD et du KPD. Ruth Fischer proposa une grève de trois jours avec pour mots d’ordre centraux la hausse des salaires, le renversement de Cuno et la constitution d’un gouvernement ouvrier. Malgré le ton menaçant employé par l’égérie de la gauche communiste, nombre de syndicalistes présents hésitèrent et discutèrent la proposition du KPD. N’était-ce pas le vieux leader syndical ultra-réformiste Legien qui avait proposé, trois ans plus tôt, lors du putsch monarchiste de von Kapp, la formation d’un tel cabinet regroupant les grandes formations de gauche ? Par ailleurs, la mobilisation populaire exigeait une réponse forte de l’appareil confédéral, au risque pour ce dernier de perdre la confiance que les masses mettaient encore en lui. Mais pour ces fonctionnaires syndicaux, la mise était trop forte. Le socialiste Otto Wels sut jouer sur la corde sensible en faisant valoir les récentes promesses de taxation des grandes entreprises et des grandes fortunes émises par le cabinet Cuno aux abois. Cette musique trouva un écho chez des dirigeants décidément rétifs à ce qu’ils considéraient comme une périlleuse aventure. L’expérimenté socialiste l’emportait : les syndicats berlinois n’appelleront pas à la grève générale.

Mais avait-on besoin d’une telle proclamation ? Selon le correspondant de L’Humanité, dès le 11 « dans toute l’Allemagne, la colère ouvrière gronde. L’atmosphère est chargée d’électricité. En Saxe et en Thuringe, la classe ouvrière est tout particulièrement excitée et prête à la grève générale. À Chemnitz, la grande grève des mineurs continue et le référendum qui a eu lieu hier a donné 16 000 voix pour la continuation de la grève et 6 000 contre »16. La situation est comparable dans la Ruhr. Une conférence des conseils d’usine, réunie en urgence à Essen, a appelé à la chute de Cuno, à la dissolution du Reichstag et à la formation d’une gouvernement ouvrier. À Benrath et Hilden, en pleine zone occupée, la grève générale est effective. À Cologne, les cheminots rejoignent le mouvement et une grande manifestation contre Cuno a lieu dans l’après-midi. À Krefeld, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées dans le centre-ville pour protester contre la vie chère et ont commencé à forcer les magasins à baisser leurs prix. La police allemande est intervenue et a tiré sur la foule. Bilan : un tué et dix blessés. Le personnel des tramways de Krefeld s’est immédiatement mis en grève. À l’initiative des communistes, le mouvement a vite pris de l’extension dans la ville et a gagné la localité voisine de Werdingen, sise sur le Rhin, « où des manifestants ont pris d’assaut les bâtiments de la direction d’une fabrique de produits chimiques ». Dans toute la région, « de nombreux tracts […] invitent les ouvriers à proclamer la grève générale et à prendre possession des usines »17. Des émeutes de la faim ont par ailleurs eu lieu à Aix-la-Chapelle, mais aussi en Haute-Silésie. L’Allemagne est indéniablement en train de s’embraser.

La déferlante

Laissons tout d’abord la parole au précieux témoin que constitue Victor Serge. « Le samedi (11 août), la grève est quasi générale dans toute l’Allemagne. […] À Hambourg, le travail avait cessé dans le port.  À Lübeck, en Saxe, à Emden, à Brandebourg, à Gera, à Lausitz, à Hanovre, à Lea, de formidables mouvements de masse interrompaient la vie économique, jetaient des foules dans la rue, tournaient parfois à l’émeute, dressaient devant le boutiquier et les capitalistes la menace immédiate d’une révolution »18. Les deux mots sont lâchés : grève générale et révolution. En devenant réalité, la première rendait possible la seconde. Elle lui donnait corps. La fameuse Novemberstimmung (« ambiance de novembre » 1918) n’était plus le spectre qu’agitait la presse bourgeoise en juillet. Le salariat prenait conscience de sa force. Cette prise de conscience collective allait amener les communistes russes et allemands à sortir de leur attentisme dans les jours suivants.

Depuis le 10 au soir, on annonçait, dans les quartiers ouvriers de la capitale, que l’assemblée générale des conseils d’usine du Grand Berlin convoquée le lendemain allait lancer le mot d’ordre de grève générale. Le Comité des Quinze, sorte de coordination des conseils d’usine créé l’année précédente, y avait déjà appelé le jour-même. Ce comité avait été institué, en application de la politique de front unique, par les communistes qui en avaient pris la direction. Il était d’ailleurs présidé par Grothe, un membre actif et connu de la gauche du KPD, vieux-spartakiste et ancien délégué révolutionnaire du temps de la guerre. Dans l’après-midi du 10, la Rothe Fahne publia l’appel extrêmement combatif émanant des Quinze. On pouvait notamment y lire ces mots :  « Le gouvernement Cuno nous mène à la ruine ! Scellez le front unique de tous les exploités dans la lutte pour votre existence Formez dans les entreprises vos groupes de défense ouvrière ! »19

Un participant du Comité des conseils d’usine du 11 août se souvient : « La grande salle était bondée. Les rues […] débordaient de voitures et de camionnettes que les conseils d’usine avaient réquisitionnées dans les usines […]. Dans les rues avoisinantes, il y avait des voitures de police, mais elle n’osait pas intervenir »20. On peine toutefois à s’accorder sur la représentativité de l’assemblée. Pierre Broué évoque, sans insister, le chiffre de 2 000 participants. Jean-Claude Favez estime de son côté que 10 000 comités étaient représentés, quand l’historien est-allemand Ersil en évalue le nombre à 20 000. Une chose est sûre ; la présence de délégués sociaux-démocrates et de syndicalistes « purs » est avérée, puisque Le Temps, qui parle lui-aussi d’une « grande influence », reconnaît que nombre de délégués « n’étaient pas des communistes »21. Si l’assemblée ouvrière se réduisait à un cénacle communiste, il va en effet de soi que le quotidien organique du patronat français se serait fait une joie de le signaler. Presque sans débat, tant la chose semblait entendue, l’assemblée plénière des conseils d’usine adopte à l’unanimité la proposition des Quinze de décréter la grève générale pour quatre jours, du samedi 11 au mardi 14 août. Le pouvoir riposte en proclamant l’état de siège à Berlin. Quant à l’édition spéciale de la Rote Fahne, elle est purement et simplement saisie, tandis que les locaux de l’organe du KPD sont occupés. Le soir, la capitale est calme. Elle est surtout plongée dans l’obscurité par l’absence d’éclairage public. À minuit, les salariés des grandes usines électriques de Bitterfeld, qui fournissent Berlin en courant électrique, tout comme les cheminots berlinois – cette fois dans leur ensemble –, ont en effet décidé de rejoindre la mobilisation.

Ebert et Cuno semblent voir dans la généralisation du mouvement gréviste la main des communistes. Si la thèse du complot est évidemment chimérique22, il est clair qu’au moins à partir du 10, le KPD, par l’entremise de ses militants, fit tout pour amplifier le mouvement et construire la mobilisation. Une circulaire envoyée à tous les districts du parti, invitant à « unifier » les grèves et à « leur donner une orientation » se concluait par exemple sur ces mots : « Nous devons essayer d’obtenir des comités locaux de l’ADGB qu’ils prennent la tête du mouvement spontané. Là où cela n’est pas possible, les conseils d’usine doivent diriger et organiser le mouvement »23. Ces conseils, que les communistes avaient précisément investi pour en faire des organes de front unique débarrassés des pesanteurs de la bureaucratie syndicale, jouaient là à merveille leur rôle. Victor Serge leur rend d’ailleurs un bel hommage quand il écrit que, « groupant tout ce qu’il y a de viril dans tous les partis ouvriers, ils constituent, en face du gouvernement, un véritable pouvoir ouvrier ». L’écrivain communiste de préciser : « Tout Berlin s’arrête maintenant devant leurs petites affiches rouges ; on s’émeut, on discute ; personne n’ose les lacérer. Le mouvement gréviste spontané des derniers jours, marqué par les grèves des métallurgistes de Berlin, par celle des mineurs saxons et des dockers de Hambourg, les comités d’usine l’ont canalisé, dirigé, unifié »24.

Le 11, la grève générale est proclamée à Dantzig, à Emden (à l’embouchure de l’Ems), mais aussi à Krefeld où des tirs sur des manifestants font quatre morts et de nombreux blessés. La mobilisation est également très forte en Saxe, en Thuringe et dans toute l’Allemagne centrale. À Halle, un conseil local des comités d’usine, réuni à l’initiative des mineurs et accueillant quelques 1 500 travailleurs, appelle à la grève générale qui devient vite effective non seulement dans ce bastion « rouge », mais également dans la région de Magdebourg, traditionnellement plus social-démocrate. À Iéna, on assiste à une grève générale des typographes, tandis qu’a lieu une grande manifestation, comme d’ailleurs à Weimar. En Saxe, le mouvement gréviste, parti des mineurs, s’étend. À Leipzig par exemple, les couvreurs se joignent au mouvement et les métallos sont sur le point de débrayer. Des centuries prolétariennes sont créées et sécurisent d’importantes démonstrations de rue. La grève générale menace également à Stettin, où les métallos ont pris les devants. Quant aux chantiers navals, ils sont totalement paralysés par les grèves à Hambourg et à Lübeck On note par ailleurs de grandes manifestations à Stuttgart. Dernier point d’importance, notamment dans l’Est rural : la mobilisation des ouvriers des campagnes démarre, malgré la direction du syndicat de l’ADGB. Des émeutes et des pillages sont enfin à déplorer à Pasewak, près de Stettin, mais aussi dans la Ruhr, notamment à Huls, un bourg à proximité de Krefeld, et à Hagen, au sud de Dortmund25.

Le 12, la situation semble stationnaire à Berlin, mais elle s’aggrave dans la Ruhr. Des troubles et des pillages explosent en effet un peu partout. Quant au mouvement gréviste, il s’étend maintenant à Mülheim, à Oberhausen, Gladbeck, Remscheid ou encore à Solingen. Selon J.-Cl. Favez, « dans certaines mines, des échafauds sont élevés avec des écriteaux disant : “Ceci est pour vous ne satisfaites pas nos revendications dans les 24 heures” ». En Saxe, la grève des mineurs est générale et de grandes démonstrations ouvrières ont lieu à Chemnitz, Dresde et Leipzig. En Thuringe, la grève est là aussi en passe de devenir générale à Iéna, tout comme à Gotha. À Hanovre, des femmes, après avoir manifesté devant des magasins vides, ont empêché leurs maris de retourner au travail. Lors de la manifestation qui s’ensuivit, une charge de police a fait de nombreux blessés26.

Le piège de la grande coalition

L’appareil du SPD ne pouvait rester insensible à cette mobilisation qui lui échappait largement. Il devenait presque vital de proposer aux masses autre chose qu’un simple replâtrage du cabinet Cuno que plus personne ne reconnaissait. C’est dans la journée du 11 que le SPD prend la décision de tourner. En effet, selon le correspondant de L’Humanité, le samedi au matin, le Vorwärts « taisait tous les mouvements de salaires, et ne s’occupait que de la loi sur les impôts » adoptée au Reichstag la veille. Le soir, si l’organe du SPD ne peut s’empêcher d’annoncer que les communistes et les fascistes ont de concert choisi le jour anniversaire de la Constitution pour abattre la République, il confirme ce qui se répandait déjà dans Berlin, à savoir que la fraction sociale-démocrate au Reichstag s’était « décidée à renverser Cuno »27. Le lendemain, une délégation du SPD fait connaître au chancelier, presque autant démonétisé que le mark, la fin de son soutien. Cuno en tire les conséquences qui s’imposaient en démissionnant en fin de journée. Preuve que des tractations avaient eu lieu en amont, le cabinet Stresemann est constitué presque aussitôt. Outre le leader du DVP à sa tête, il comptait des personnalités du Parti libéral et du Zentrum, mais surtout quatre sociaux-démocrates : Robert Schmidt est vice-chancelier, Sollmann à l’Intérieur, Radbruch à la Justice et, surtout, Hilferding est nommé au poste crucial que constituent les Finances. Le spectre du cabinet allait donc de cet éminent économiste marxiste, ancien dirigeant de l’USPD entre 1917 et 1922, au DVP qui comptait dans ses rangs de nombreux monarchistes ultra-conservateurs : il s’agit là d’une très grande coalition !

La nouvelle équipe ministérielle a en réalité pour base commune le programme d’urgence mis sur pied dans les premiers jours du mois par la direction du SPD : réforme fiscale mettant à contribution les grandes fortunes, plan de stabilisation du mark, négociations avec l’Entente, entrée de l’Allemagne à la Société des Nations (SDN). Alfred Rosmer, alors membre éminent du PCF et de l’Internationale communiste, est plus lapidaire. Selon lui, le programme de Stresemann, c’est « à l’intérieur, lutte sans merci contre le communisme ; au dehors, orientation sur l’Angleterre pour faire bloc contre la France et obtenir un aménagement avantageux du paiement des réparations »28. Il est entendu que le nouveau ministère n’entend pas laisser la rue aux grévistes. Le 12, des coups de feu sont donc tirés à Hanovre, mais aussi à Gelsenkirchen et dans une autre localité de  la Ruhr, et font trente morts. Le lendemain, de nouvelles fusillades éclatent dans plusieurs villes allemandes, faisant plus d’une centaine de victimes29.

Mais la répression n’explique pas totalement le reflux du mouvement populaire, ne serait-ce que parce qu’elle a commencé bien avant le 13. Le silence de la direction de l’ADGB, aiguillée en ce sens par le SPD, n’a pas non plus joué un rôle déterminant, puisque la grève était généralement déclarée sans son aval et que le mouvement lui échappait largement. Ce qui a brisé en définitive la « grève Cuno », c’est précisément qu’en imposant au SPD d’abandonner ce dernier à son triste sort, le mouvement avait obtenu gain de cause sur sa revendication centrale. C’est d’ailleurs la première leçon de cette grève inédite : elle avait, par sa vigueur et sa détermination, contraint Cuno à la démission. Comme l’a si bien écrit Victor Serge, « le jeudi 9 août, le chancelier Cuno […] se présentait devant le Reichstag, lui demandait un vote de confiance et l’obtenait […]. On était le vendredi… Et le samedi 11, M. Cuno s’en allait. L’unanimité des partis bourgeois avait dit au banqueroutier – la sociale-démocratie opinant du chef : “Vous gardez le pouvoir !” La classe ouvrière lui criait “Va-t-en !” Et il s’en allait »30. Le salariat sortait victorieux de son affrontement avec Cuno, mais, dans l’ensemble, il ne savait guère que faire de sa victoire. Malgré le volontarisme des communistes, bien décidés à approfondir le mouvement gréviste, une partie des salarié.es considérait que le départ du chancelier honni, l’entrée en force des sociaux-démocrates dans le cabinet Stresemann, ainsi que la mise en œuvre d’un programme présenté comme favorable aux milieux populaires constituait un gain appréciable qui pouvait justifier la reprise du travail.

Dans la journée du 14, il devient clair que la grève s’essouffle. Un appel du Comité des Quinze appelant à élargir encore davantage le mouvement et à lutter contre la grande coalition n’y change rien ou presque. Au sommet du KPD, quelques voix ont beau s’élever pour la reconduction, la décision est prise : la Rote Fahne, qui proclamait encore que le combat devait se poursuivre dans son édition du matin, appelait, en fin de journée, à « l’interruption de la grève ». Même la gauche du parti, derrière Ruth Fischer, en avait défendu la nécessité devant les délégués des conseils d’usine31.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est la version longue de l'article publié dans le numéro 307 (septembre 23) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Victor Serge, « Phynances : l’emprunt-or, etc. », Notes d’Allemagne (1923), La Brèche-PEC, 1990, p. 45 (= Correspondance internationale n° 63, 7 août 1923).

2.Informations tirés de L’Humanité du 9 août 1923, p. 3, et du Temps du 2 août, p. 2.

3.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 46.

4.Ruth Fischer, « Après la grève des métallurgistes de Berlin », L’Humanité, 10 août 1923, p. 3.

5.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 46.

6.Chris Harman, La Révolution allemande. 1918-1923, La Fabrique, 2015, p. 324.

7.« L’occupation de la Ruhr : augmentation des salaires des mineurs », Le Temps, 12 août 1923, p. 1.

8.Jean-Claude Favez, Le Reich devant l’occupation franco-belge de la Ruhr en 1923, Genève, Droz, 1969, p. 295.

9.Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 318. Le tumulte aurait duré 20 minutes selon Le Temps du 10 août, p. 1.

10.Pierre Franklin, « Une délégation ouvrière demande la chute de Cuno », ibid., 9 août, p. 3.

11.Selon Le Temps et L’Humanité du 11 août (respectivement p. 1 et p. 3).

12.« Le Reichstag discute la déclaration du chancelier », Le Temps, 11 août 1923, p. 1.

13.« En Allemagne : la crise politique », ibid., 12 août, p. 2.

14.Chris Harman, op. cit., 2015, p. 325, et « La crise politique en Allemagne : l’attitude des communistes », Le Temps, 13 août 1923, p. 2.

15.Cité dans Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 319. On s’est par ailleurs appuyé sur « En Allemagne : le mouvement gréviste », Le Temps, 12 août, p. 2 et Pierre Franklin, « Dans toute l’Allemagne, la colère ouvrière gronde », L’Humanité, 11 août 1923, p. 1.

16.Ibid.

17.« L’occupation de la Ruhr : manifestations communistes contre la vie chère », Le Temps, 12 août 1923, p. 1.

18.Victor Serge, « La grève générale en Allemagne », op. cit., 1990, p. 48-49 (= Correspondance internationale n° 64, 15 août 1923).

19.Cité dans Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 319.

20.Cité dans Chris Harman, op. cit, 2015, p. 327.

21.Le Temps, 13 août 1923, p. 2.

22.Le 14 août, le très libéral Frankfurter Zeintung titre pour sa part : « La gauche radicale (Linksradikalen) entend profiter de la détresse économique ». L’article insiste sur le fait qu’à Berlin, la grève est généralement votée « contre la volonté des travailleurs».

23.Cité dans Chris Harman, op. cit, 2015, p. 327.

24.Victor Serge, « La grève générale en Allemagne », op. cit., 1990, p. 52.

25.Information puisée dans Pierre Franklin, « La chute de Cuno est virtuellement acquise », L’Humanité, 12 août 1923, p. 1, et dans Chris Harman, op. cit, 2015, p. 328.

26.Pierre Franklin, « La grève générale déferle sur l’Allemagne », ibid., 13 août 1923, p. 1. Pour la citation, voir Jean-Claude Favez, op. cit., 1969, p. 294.

27.Cf. « La chute de Cuno est virtuellement acquise », art. cit.

28.Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, Les Bons caractères, 2009 (1èreéd. 1953), p. 270.

29.Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971, p. 714, et Victor Serge, « La grève générale en Allemagne », op. cit., 1990, p. 52.

30.Ibid., p. 48.

31.Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 321.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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