GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Préparer l’assaut victorieux (centenaire 1923 #7)

Nous publions ici le septième volet des articles de notre camarade Jean-François Claudon sur le centenaire de la révolution allemande de 1923 (voir le #1 : la crise de la Ruhr , le #2 : la question brûlante du front unique, le #3 : face aux nationalistes, le #4 : journée antifasciste et crises conjointes le #5 : la grève contre Cuno, le #6 : on tourne à Moscou). 1923 en Allemagne : là où se scella le destin du XXe siècle.

Au début de l’été 1923, en raison de l’inflation qui devient à proprement parler incontrôlable, les grèves pour les salaires succèdent aux émeutes de la faim un peu partout en Allemagne. Percutant la question du pouvoir en raison de la survenue d’une crise ministérielle, les mobilisations sociales se transforment en une véritable déferlante contre un chancelier universellement honni ou presque. Du 10 au 14 août, la grève est générale dans tout le pays, et Cuno obligé de jeter l’éponge au bout de 48 heures. Il est remplacé par un gouvernement de grande coalition dirigé par l’habile Gustav Stresemann, où entrent trois ministres SPD. À Moscou, la « grève contre Cuno » révèle ce que l’on se refusait à voir jusque-là : la situation était en passe de devenir révolutionnaire en Allemagne. Enfin, après cinq ans de convulsions et de soubresauts, la seconde étape de la révolution allemande s’ouvrait. Février allait laisser la place à Octobre en plein cœur de l’Europe. Les masses allaient bientôt se lancer à l’assaut du ciel à partir de ses bases avancées que constituaient la Saxe et la Thuringe, où se profilaient des gouvernements ouvriers associant la gauche du SPD et le KPD.

Une ceinturie prolétarienne à Hambourg en octobre 1923 au moment du soulèvement Une centurie prolétarienne à Hambourg en octobre 1923 au moment du soulèvement

Le scénario de l’insurrection

Du 20 au 23 août, on se souvient que s’était tenue à Moscou une séance du Politburo élargi du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) qui, tirant les leçons de la victoire écrasante du salariat allemand sur Cuno et son cabinet de faillite, avait conclu que la révolution allemande était désormais à l’ordre du jour, sinon des prochaines semaines, au moins des prochains mois. Au sommet, l’accord entre Zinoviev et Trotski sur ce point en avait imposé à Staline et avait balayé les dernières hésitations de Brandler, le président du Parti communiste allemand. Dès lors, tout s’accélère. Un mois plus tard, le 21 septembre s’ouvre les travaux de la commission allemande instituée dans le plus grand secret par l’Exécutif de l’Internationale communiste pour statuer sur les préparatifs de la révolution.

Le scénario défini fin septembre à Moscou a été minutieusement élaboré, jusqu’aux moindres détails techniques. Il prenait scrupuleusement en compte les différentes particularités allemandes telles que le fonctionnement fédéral du Reich républicain, la situation singulière des Länder « rouges » de Saxe et de Thuringe, coincés entre le centre berlinois – où l’autorité de l’État central persistait vaille que vaille – et la Bavière tenue de facto par les formations paramilitaires nationalistes. Mais aussi la persistance de l’influence sociale-démocrate, notamment au sein des syndicats, malgré la rapide bipolarisation du champ politique et l’essor des communistes, ainsi que l’infériorité militaire du prolétariat face à une bourgeoisie, certes affaiblie, mais dont la puissance n’était encore qu’écornée – situation qui tranchait avec celle de la Russie en 1917, où la bourgeoisie, foncièrement débile, ne savait plus à quel Bonaparte se vouer. Pierre Broué ajoute un point décisif : le fait que, grâce aux réflexions croisées, et parfois concurrentes, menées depuis 1920, par Paul Levi, Karl Radek, Lénine, mais aussi par Thalheimer et Brandler, on s’était persuadé au sommet de l’Internationale communiste – tout du moins là où on pensait – que la révolution, loin de se réduire au « coup » armée d’une avant-garde de révolutionnaires romantiques, venait des profondeurs d’une société qui se soulève pour se défendre, et qui ne passe à l’attaque que parce qu’elle se sent menacée dans son être-même1.

Le déroulement du scénario élaboré fin septembre entre les bolchéviques russes, les dirigeants de l’Internationale et les militants allemands de la majorité comme de l’opposition était le suivant. « Le point de départ devra être la constitution, en Saxe et en Thuringe, de bastions sous des gouvernements ouvriers de coalition avec les sociaux-démocrates de gauche, qu’on mettra à profit pour armer massivement les travailleurs, fortifier ces positions. À partir de là, l’extrême droite bavaroise ou le gouvernement du Reich tenteront forcément de détruire les avant-postes ainsi constitués. Un congrès des conseils d’usine dans le Land menacé appellera à la grève générale des travailleurs dans l’ensemble du Reich, et de cette grève jaillira l’insurrection qui imposera le gouvernement ouvrier »2 au niveau national.

Scénario cousu de fil blanc ? Ce genre de jugements fondés a posteriori sur l’autorité du fait accompli n’a généralement guère d’intérêt. En tout état de cause, ce scénario, appliqué jusqu’au point de non-retour que constituait l’appel à la grève générale nationale, fut à deux doigts de se réaliser. Et force est de constater qu’aucun détail technique n’avait été occulté. Notamment pour ce qui a trait à la question militaire.

Préparatifs militaires

Dès le 28 août, soit avant même la constitution de la « commission allemande » par l’Exécutif, la centrale du KPD avait procédé à la désignation d’un « comité militaire ». Le parti allemand, né des combats de rue qui avaient émaillé les premiers mois si sanglants de la révolution de 1918, disposait depuis ses origines d’un appareil militaire secret, le M-Apparat, censé diriger le mouvement en cas d’affrontement frontal et de plongée dans la clandestinité. Mais l’orientation vers l’insurrection décidée à Moscou, à partir de septembre, accéléra le processus de militarisation du parti, tout en instituant une logique de dépossession aussi progressive qu’acceptée par les dirigeants allemands.

Le chef de cet appareil militaire voué à la prise du pouvoir est un certain Helmuth Wolf, qui est en réalité le major soviétique Alexsandr Skoblevsky, un officier letton de l’Armée rouge dont on peine à répertorier tous les pseudonymes. Avec Karl Erde, de son vrai nom Karl Gröhl, communiste allemand responsable de l’appareil clandestin du KPD depuis les débuts, puis oppositionnel trotskiste, qui a publié ultérieurement des Mémoires permettant de l’identifier formellement, Wolf a parcouru l’Allemagne pour rencontrer les responsables de l’appareil du KPD, d’anciens officiers généralement proches d’Erde3. Dépêché là pour transformer le M-Apparat « en un mécanisme capable de mener à bien une guerre civile »4, il divise le pays en six commandements politico-militaires, dont les frontières sont calquées sur celles des régions militaires du Reich. Ceux-ci sont à leur tour subdivisés en districts et en sous-districts Tous les organes du M-Apparat sans exception sont placés sous l’autorité d’un Comité révolutionnaire (Revkom), présidé par Wolf lui-même. Cet organisme reprend littéralement le nom du celui qui avait mené à bien l’insurrection d’Octobre, au nom du Soviet de Petrograd, six ans plus tôt. Chaque commandement est sous les ordres d’un responsable, flanqué d’un conseiller envoyé par le Revkom. Ce schéma très centralisé – s’en étonnera-t-on dans de telles circonstances ? – se retrouve aux échelons inférieurs de l’organisation, dont les cadres sont, dans leur écrasante majorité, des anciens officiers du temps de la Guerre. La présence d’instructeurs étrangers est si discrète que leur identité n’affleure qu’exceptionnellement de la documentation. On peut citer Manfred Stern, dit Stein, un ancien officier austro-hongrois passé au bolchévisme et envoyé en Allemagne dès 1921, ainsi que plusieurs cadres du 4e bureau de l’Armée rouge, dont le Polonais Nathan Poretski. Plus connu sous le nom d’Ignace Reiss, il allait dénoncer le stalinisme et annoncer publiquement son ralliement à l’opposition de gauche en juillet 1937, avant de se faire rattraper par les tueurs du NKVD à Lausanne, début septembre5.

L’élément vivant de l’appareil militaire était la centurie prolétarienne, véritable bataillon qui avait pour base une usine, un quartier ouvrier ou une localité. Chaque centurie était composée de trois « colonnes », elles-mêmes subdivisées en trois « groupes » de douze combattants, noyau où les liens affinitaires jouaient un rôle important. Ainsi, la centurie regroupait trois « cohortes » de 36 hommes, auxquelles il fallait adjoindre des cyclistes pour assurer les liaisons et une équipe médicale, soit un total de 130 à 140 personnes.

Mobilisation permanente

De nombreux témoignages prouvent le militantisme effréné dont surent faire preuve, malgré les privations et le désarroi, les révolutionnaires allemands, notamment dans les rangs du KPD. Victor Serge, alors sur place, se fait à plusieurs reprises l’écho de cet admirable dévouement collectif. Il écrit, quelques mois après les faits : « Pas une cité du pays où l’on ne se soit consciencieusement préparé à la bataille avec un souci minutieux d’hommes résolus à tout donner. Pas une journée sans âpre labeur, pas une nuit sans tâche spéciale. Pas un problème négligé. Je sais des camarades qui n’ont, pendant de longues semaines, pas dormi une nuit entière. J’ai vu des visages ravinés par le surmenage. Les yeux, volontaires, y gardaient leur flamme intense ». Dans le même article, on peut lire ensuite : « Toutes les fois qu’il a fallu […] mobiliser pour l’action les centuries prolétariennes, chacun s’est trouvé à son poste. Ni déserteur ni hésitant. Une unanimité absolue dans l’accomplissement volontaire du devoir. Or, chacun des ouvriers appelé par sa centurie savait toujours qu’il risquait sa liberté, sa vie, le dernier morceau de pain des siens. Si le signal avait été donné, tout le Parti communiste allemand eût marché comme un seul homme »6.

Même s’il faut faire leur part, dans les propos du militant, à l’enthousiasme et à une forme d’exagération, difficile de ne pas être impressionné par ces dizaines de milliers de militantes et de militants qui se démultiplient, malgré les rigueurs du temps, pour être présent.es en section, dans les réunions syndicales, aux séances du comité de contrôle des prix, aux entraînement de leur centurie, aux ventes de la Rote Fahne et des autres publications du KPD… Pour abattre un tel travail, il en fallait, des hommes et des femmes d’action, guidés par la seule foi en un avenir meilleur. La volonté inébranlable de vaincre devenait indéniablement, entre septembre et octobre 1923, une donnée objective décisive dans le rapport entre les classes. Victor Serge – encore lui – a rendu un bel hommage aux infatigables militants du rang dans un de ses plus beaux articles sur la révolution allemande. Se souvenant de ces réunions où la volonté militante était retrempée, malgré les innombrables difficultés, « au contact d’une espérance illimitée », il note que les intellectuels, parmi lesquels il se compte, « sont les plus méfiants envers le sort. Longuement, ils pèsent, soupèsent les difficultés, avec une raison raisonnante parfois d’un effet bien dissolvant ». Et l’écrivain communiste d’ajouter : « Un ami coupe court à nos gloses. “Je crois, dit-il, à la révolution, parce que je la veux ; parce que je vis avec les hommes qui la veulent.” C’était un organisateur de section. Il travaillait nuit et jour »7.

Dans ses Souvenirs rédigés un quart de siècle plus tard, Ruth Fischer saluera elle-aussi l’optimisme résolu de ces dizaines de milliers d’hommes dont l’activisme ne tendait que vers un seul but : la prise du pouvoir. Selon celle qui était alors animatrice de la gauche communiste à Berlin, « la promesse officielle du Bureau politique russe de soutenir le soulèvement allemand était avec enthousiasme tenue pour décisive. Le nombre de camarades russes en Allemagne, les fonds illimités […], les méthodes professionnelles de préparation, inspiraient confiance. […] Ces froids prolétaires allemands respiraient dans une extase révolutionnaire »8. Car l’enthousiasme pour la révolution allemande dépassait largement les frontières du Reich.

Solidarité internationale

Il est malaisé, un siècle après les faits, d’apprécier l’ambiance qui prévalait alors en URSS, dans une population à qui l’on apprenait brutalement, qu’après des années de guerre, de pénurie et de privations, son isolement allait bientôt prendre fin et que serait sous peu scellée une alliance durable et fraternelle avec un peuple autrement plus avancé qu’elle. Il faut imaginer les murs des villes soviétiques couverts d’affiches invitant la jeunesse russe à apprendre l’allemand pour servir la révolution qui s’annonçait. Mais aussi des meetings se tenant quotidiennement dans les usines et les universités avec pour thème unique l’aide à apporter aux ouvriers allemands. Fait peu banal dans un pays où s’était développé un véritable culte pour l’instruction, Boukharine – aussi exalté, malgré son recentrage politique en cours, qu’au temps où il animait la fraction des « communistes de gauche » (1918) – se fait acclamer par des étudiants quand il les invite à lâcher leurs livres pour empoigner des fusils. Des résolutions solennelles déclarant que les ouvriers russes étaient prêts à renoncer à des augmentations, voire à accepter des réductions de salaires pour venir en aide à la révolution allemande, étaient votées fréquemment lors d’enthousiastes assemblées générales dans les usines.

Deux fonds spéciaux sont rapidement créés en URSS : une réserve d’or, et une autre de céréales. Pour le premier fonds, on appelle les femmes à se séparer de leurs rares – et donc si précieux – bijoux et on invite les couples à sacrifier leurs alliances. Sur le front frumentaire, le commissariat au commerce prévoit la construction d’une « réserve allemande » de soixante millions de pouds qui sera stockée à proximité de la frontière occidentale du pays. La presse loue presque quotidiennement « l’alliance du « marteau-pilon allemand et du pain soviétique », ce bloc de « deux cents millions d’hommes » contre lequel aucune guerre ne sera possible, et qui est appelé, dans un proche avenir, à « conquérir le monde ». À l’initiative du Bureau politique, toutes les organisations du PCUS sont invitées à recenser les militants qui connaissent l’allemand, afin de mettre sur pied des sorte de « brigades internationales » avant l’heure, prêtes à partir se battre en Allemagne. Les jeunes des Komsomols, qui ont vécu Octobre et la guerre civile sans pouvoir réellement y prendre part, se préparent dans l’enthousiasme à ce combat révolutionnaire décisif qui sera, leur assure-t-on, celui de leur génération. Des unités de l’Armée rouge se déclarent quant à elles prêtes à voler au secours de l’Allemagne révolutionnaire, à remplir leur devoir d’« avant-garde de la révolution mondiale », et adressent des résolutions en ce sens aux travailleurs allemands9.

Hors d’Union soviétique, les communistes ne sont pas en reste. Les partis tchécoslovaque et hongrois rappellent par exemple sans relâche à leurs adhérents qu’il faut se tenir prêt à se mobiliser politiquement, mais aussi militairement, en cas d’agression des Länder rouges de Saxe et de Thuringe par les forces de la Reichswehr ou par les formations nationalistes bavaroises. Le PCF, en tant que section du principal pays occupant la Ruhr, a un rôle décisif à jouer dans la campagne de solidarité internationale. Malgré les effectifs relativement restreints de l’organisation, les cadres de la JC mènent un courageux travail antimilitariste dans les régiments en partance vers l’Allemagne, notamment un certain Jacques Doriot10, qui n’est pas encore celui qu’il va malheureusement devenir. La presse du PCF, malgré le manque d’informations fiables et les règles élémentaires du travail clandestin, tâchent de mobiliser la base communiste. Alfred Rosmer, alors membre du Bureau politique et l’un des principaux rédacteurs de L’Humanité, se souvient des dilemmes qui étaient les siens et ceux de ses camarades de lutte : « Si, conformément à une information précise, on gardait un ton réservé sur la préparation du mouvement, des protestations irritées nous assaillaient : on était à la veille de la révolution en Allemagne ; il fallait tenir les communistes français en état d’alerte ! »11

Pendant ce temps en Allemagne

La misère qui sévit dans toute l’Allemagne, a encore franchi un palier par rapport à la situation qui prévalait au moment de la grève contre Cuno. Alors que le fond semblait atteint en août, le coût de la vie augmenta encore. En outre, le nombre de chômeurs bondit en septembre-octobre et on dénombrait par ailleurs, au début de l’automne, cinq à six millions de travailleuses et travailleurs en chômage partiel. Dans cette situation, les grèves devenaient extrêmement périlleuses et finissaient de plus en plus fréquemment par des lock-out. Il n’est pas étonnant qu’hormis en Allemagne centrale, où les grèves se multiplièrent, les mobilisations économiques laissent progressivement la place à des émeutes de la faim et à de brutales explosions de colère. Un observateur anglais vivant alors en Allemagne, note qu’« avec un salaire de 100 milliards, qui est la paye moyenne cette semaine, un homme reste sous-alimenté. […] Des hommes sont licenciés tous les jours dans les chantiers navals et dans les usines, et l’État paie une indemnité de chômage misérable. Des hommes, des femmes et des enfants par centaines sont au bord de l’inanition et il n’est pas étonnant que les magasins soient pillés et que le bolchévisme recrute des adeptes tous les jours »12.

Malgré la dégradation générale de la conjoncture, les communistes continuaient en effet leur progression. Leur presse, par exemple, gagnait jour après jour de nouveaux lecteurs, alors que le secteur était globalement sinistré en raison de l’inflation galopante. Parallèlement, mais à un degré moindre, les sociaux-démocrates confirmaient leur percée. Selon Victor Serge, « le 7 septembre, les militants responsables de l’organisation sociale-démocrate de Berlin, après avoir entendu les rapports du citoyen ministre Severing et de l’ex-indépendant Crispien, votaient une motion tout à fait subversive constatant l’incapacité de la grande coalition, demandant la rupture avec la politique de collaboration de classe, l’élimination des leaders qui la préconisent [et] la formation d’un gouvernement socialiste »13. Le jeune dirigeant du KPD Heinz Neumann, qui dit pourtant ne guère se faire d’illusion sur ses chefs, note, dans un article paru dans la presse communiste française, que l’opposition de gauche « est dominante dans la plupart des districts de l’Allemagne centrale. Son influence pénètre même dans les anciennes organisations de droite à Cologne et Hambourg. La direction du district de Breslau a dû se prononcer, avec le président du Reichstag [Paul] Loebe, pour la dictature de la classe ouvrière. Le 9 septembre, l’opposition a conquis une majorité écrasante à l’assemblée générale du district de Berlin »14. Mais le KPD et le gauche sociale-démocrate ne sont malheureusement pas les seuls à recruter. En effet, le 2 septembre, Hitler et Ludendorff passaient en revue 70 000 hommes à Munich15. Petit à petit, la Bavière glissait vers la dictature fasciste.

Tout s’accélère à la fin du mois. Le 26, Stresemann, chef d’un gouvernement qui ne se trouvait guère en meilleure posture que celui de Cuno deux mois plus tôt, satisfaisait à la demande de Stinnes en abandonnant officiellement la politique de résistance passive, qui coûtait décidément trop cher au patronat allemand. Un énième plan de stabilisation du mark fut établi à la hâte, mais, contrairement à ses prédécesseurs, il avait une petite chance d’aboutir. Pour prix de son adhésion à la politique déflationniste de Stresemann, le patronat industriel exigea la fin de la journée de huit heures. La direction du SPD, qui ne pouvait laissait détruire ce symbole sans faire mine de résister, se cabra, et Hilferding dût finalement démissionner. Mais ses deux camarades de parti restaient aux commandes, aux côtés de Stresemann et de ses amis financiers… Le lendemain, face à ce qu’ils estimaient être la capitulation de trop devant la France, les dirigeants conservateurs bavarois décrétèrent l’état d’urgence dans le Land et confièrent tout pouvoir à von Kahr, issu de la droite autonomiste, derrière le slogan Los von Berlin (« Loin de Berlin ! »). Le gouvernement central, qui ne pouvait laisser faire, rétorqua en décrétant l’état d’urgence dans tout le Reich. Comme le note sobrement Victor Serge, « peine de mort en cas de haute-trahison, d’insurrection, d’émeute, de résistance à la force légale, etc. M. Gessler, ministre de la Reichswehr a pleins pouvoirs pour appliquer immédiatement le décret »16. Von Kahr au sud, Gessler au nord : la Saxe et la Thuringe rouges étaient bel et bien coincées entre deux apprentis-dictateurs…

La constitution des gouvernements ouvriers

Comme le note un biographe du chancelier du Reich, malgré le bras de fer qui opposait Berlin aux conservateurs autonomistes bavarois, « dans l’opinion de Stresemann, les développements de Saxe et de Thuringe étaient bien plus contrariants que la dispute avec Munich »17. À peine nommé, Gessler décrète un état de siège « renforcé » en Saxe et y nomme le général Müller « commissaire du Reich ». À Moscou, où sont encore réunis les membres de la « commission allemande », c’est la stupeur. Mais les grandes opérations viennent d’être lancées.

Malgré les hésitations de Brandler, qui juge les sociaux-démocrates de gauche saxons trop hésitants, l’entrée des communistes dans le gouvernement régional de Zeigner a été décidée. Le 29 septembre, la centrale du KPD adresse aux secrétaires de district une circulaire qui ne laisse guère de doute quant aux intentions des dirigeants : on y parle de comité d’action unitaire pour lutter contre « la dictature Gessler-von Kahr », de « préparation à la grève générale » et de « plan de mobilisation des masses ouvrières pour les combats à venir »18. Le 1er octobre, alors que Brandler est sur le chemin du retour, Zinoviev envoie par télégraphe en Allemagne ses ultimes recommandations : « Entrer [dans le gouvernement Zeigner]. Réaliser tout de suite l’armement de 50 à 60 000 hommes. Ignorer le général Müller. Pareil en Thuringe »19.

Les dés étaient donc jetés. Le 10 octobre, trois communistes, dont Heinrich Brandler, entraient dans le gouvernement saxon de Zeigner. Trois jours plus tard, trois autres responsables du KPD faisaient à leur tout leur entrée dans le gouvernement Frölich en Thuringe. Le 8 octobre, Brandler était de retour en Allemagne et apprenait qu’il allait devenir ministre saxon. Le président du KPD s’est alors probablement souvenu que, quelques jours plus tôt, au moment où il quittait Moscou pour rejoindre le brasier allemand, Trotski avait tenu à l’accompagner personnellement à la gare et, emprunt d’émotion, avant le départ du train, l’avait embrassé sur les deux joues, comportement plus qu’inhabituel pour le guindé leader bolchévique20. Dans l’esprit du principal dirigeant d’un révolution, certes victorieuse, mais qui ne pouvait constituer qu’un première étape insuffisante, ce qu’il saluait, par l’entremise de Brandler, c’était avant toute chose la révolution à venir. Celle dont la victoire allait définitivement faire basculer le rapport de force en faveur de la classe ouvrière mondiale. Mais aussi celle dont la défaite compromettrait pour longtemps l’avenir communiste de l’Humanité.

1.Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 330, mais aussi p. 264 où il cite longuement un beau passage de l’historien marxiste tchèque Miloš Hájek.

2.Ibid., p. 330.

3.Voir Id., « Les trotskystes en Union soviétique », Cahiers Léon Trotsky n° 6 (1980), p. 45, note n° 101.

4.Chris Harman, La Révolution allemande. 1918-1923, La Fabrique, 2015, p. 335-336.

5.Voir Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 328-329. Sur Ludwig, voir la biographie que lui a consacrée sa femme : Elisabeth Poretski, Les Nôtres, 2022, édition Héros-limite (1èreéd. anglaise 1969).

6.Victor Serge, Notes d’Allemagne (1923), La Brèche-PEC, 1990, p. 194, puis p. 194-195 (« Le Parti allemand se critique lui-même », Clarté n° 53, 15 février 1924).

7.Ibid., p. 188-189 (« La “retraite d’Octobre” en Allemagne », Clarté n° 52, 1erfévrier 1924).

8.Ruth Fischer, Stalin and the German Communism, 1949, p. 327 (cité dans Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971).

9.Développement largement inspiré d’ibid. Pour un tableau plus nuancé de la réalité en Union soviétique, voir Chris Harman, op. vit., p. 346, où on peut notamment lire : « La Russie de 1923 était déjà loin de l’enthousiasme prolétarien exubérant et de la démocratie de 1917».

10.Sur la campagne antimilitariste de la JC, voir Philippe Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste français, t. 1, 1980, p. 150-151.

11.Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, Les Bons caractères, 2009 (1èreéd. 1953), p. 271.

12.Cité dans Chris Harman, op. cit., 2015, p. 339.

13.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 72, (« Dans la social-démocratie », Correspondance internationale n° 73, 14 septembre 1923).

14.Heinz Neumann, « La gauche de la social-démocratie », Bulletin communiste 41, 4eannée, 11 octobre 1923, p. 14.

15.Les chiffres sont de Pierre Broué. Chris Harman parle, lui, de 100 000 hommes (op. cit., 2015, p. 340).

16.Victor Serge, op. cit., p. 83 (« Notes d’Allemagne », Bulletin communiste 41, 11 octobre 1923, p. 5).

17.Henry Turner, Stresemann and the politics of the Weimar Republic, 1963, cité dans Chris Harman, op. cit., 2015, p. 342.

18.Cité dans Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 337.

19.Selon Radek, Die Lehren der deutschen Revolution, 1923 (cité ibid.).

20.Souvenir de Ruth Fischer, cité dans Pierre Broué, ibid. Voir également Chrs Harman, op. cit., 2015, p. 347.

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