GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Antiracisme

« Les liens entre les mouvances radicales et le RN sont multiples »

Christophe Cotteret vient de réaliser un remarquable documentaire intitulé White power, au cœur de l’extrême droite. Dans ce film salvateur, il enquête sur les réseaux suprémacistes blancs et les groupes néo-nazis, ainsi que sur les rapports qu’ils entretiennent avec les partis d’extrême droite et de droite populiste européens. Vu l’actualité politique, interviewer notre camarade à l’occasion de la sortie de son documentaire relevait de l’évidence.

Démocrate &?Socialisme : Qu’est-ce que le suprémacisme blanc ? D’où vient-il ?

Les racines sont multiples, mais nombre de « théories » modernes se sont cristallisées au XIXe siècle. Comme je le rappelle dans mon documentaire White Power, il y a notamment les théories racialistes de l’Allemand Wilhelm Marr, qui invente le terme antisémitisme, et qui proclame la supériorité de la race aryenne qui aurait vocation à diriger le monde. À la même époque, le Klux Klux Klan aux États-Unis réunit des millions d’adhérents sur des positions ségrégationnistes.

Le IIIe Reich va plus tard s’emparer de nombreux concepts du XIXe siècle. Alfred Rosenberg, théoricien du nazisme, voyait le suprémacisme américain du début du XXe siècle comme une base pour les thèses racialistes nazies.

Dans les années 1960 aux États-Unis, ces thèses vont être recyclées par George Lincoln Rockwell et le parti nazi américain, qui va avoir une influence notable. Il ne s’agit plus tant de vanter la supériorité d’une race sur les autres, mais leur totale séparation géographique. Cela fait écho à ce qui se passe au même moment en Europe, avec les cercles de réflexion proches de la Nouvelle Droite, et l’arrivée du concept d’ethno-différentialisme, qui veut empêcher toute mixité de la race blanche, en prônant une totale séparation entre les cultures et les ethnies. Sans pour autant qu’elles l’annoncent comme tel, la plupart des extrêmes droites européennes articulent leur projet, et leur programme, autour de ce concept.

D&S : Comment expliquer les formes contemporaines que revêt cette idéologie nauséabonde, en Europe comme dans le reste du monde ?

Lorsque j’ai commencé à travailler sur mon documentaire, il y a deux ans et demi, je pensais travailler sur les formes violentes de l’extrême droite, que les services de renseignement et la police appellent « ultra-droite ». Je me suis assez vite aperçu que, si les méthodes utilisées par les groupuscules violents différaient de celles pratiquées par les partis politiques d’extrême droite, en revanche leur projet est analogue. Et leurs postulats semblables.

Je m’explique. Le concept d’un remplacement de la population blanche européenne par une population extra-européenne représente le fantasme – et l’angoisse – de l’ensemble des extrêmes droites, de la plus violente à la plus « modérée ». Qu’elles emploient explicitement le terme de « grand remplacement » – comme Éric Zemmour en France ou le Vlaams Belang en Belgique – ou non – comme le RN –, cette crainte fantasmée amène directement à des projets discriminatoires, de la re-migration prônée par l’AfD en Allemagne, à la préférence nationale en France.

On peut alors observer que l’extrême droite agit comme un écosystème, qui prend plusieurs formes, et ne se nourrit pas des mêmes dynamiques. Les groupuscules sont multiples et les influences diverses, comme la Nouvelle Droite, les catholiques intégristes, les identitaires, et les nationalistes révolutionnaires, mais tous irriguent de leurs idées les vitrines politiques de l’extrême droite. Pour les partis politiques, dont l’objectif est la conquête d’un plus large électorat et l’accession au pouvoir, l’injonction discriminatoire n’est pas aussi directe, et dépend du contexte politique propre à chaque pays. Par exemple, l’AfD en Allemagne va clairement adopter un discours plus direct, de rupture, par rapport à son principal concurrent et premier parti d’Allemagne, la CDU, parti conservateur. À l’inverse, en France, le Rassemblement national va – en surface – tenir un discours plus rassembleur, pour tenter de rassurer une droite affaiblie, qui ne le menace plus directement.

D&S : En quoi le RN, malgré ses fréquentes dénégations, s’intègre-t-il depuis ses origines dans ce cadre plus large ?

Il faut comprendre le RN/FN au regard de son histoire. Le FN dès sa fondation a associé de nombreux groupuscules sous une même bannière politique. Parmi eux, la présence d’un groupe tel qu’Ordre nouveau, parti néo-fasciste dirigé par François Duprat, qui devient n° 2 du parti auprès de Jean-Marie Le Pen, est significatif. Comme l’explique très bien l’historien Nicolas Lebourg dans mon documentaire, le FN à sa fondation d’abord basé sur une doctrine anticommuniste, va très vite, dès les élections législatives de 1978, s’orienter vers une lutte obsessionnelle contre les immigrés.

Quoique concentré sur la discrimination contre les immigrés maghrébins, le Front national des années 1980 et 1990 est par ailleurs marqué par une dimension antisémite que tente de faire oublier Marine Le Pen au début des années 2000, jusqu’à chasser son père du parti pour cette raison. Dès lors, le FN devenu RN donne des gages sur l’antisémitisme – là encore en surface –, et concentre son discours discriminatoire sur les musulmans de France. Suite à sa quête de banalisation dans les années 2010 – qui a en partie réussi –, le RN est presque parvenu à faire oublier à ses électrices et à ses électeurs la dimension racialiste de son programme. Or, on le voit avec la controverse autour des binationaux ou le procès de Nanterre, qui juge la légalité du programme de préférence nationale, cette dimension demeure.

D&S : Quels sont par ailleurs les liens qu’entretient le RN avec la mouvance nationaliste révolutionnaire ?

Comme l’a plusieurs fois révélé Médiapart, les liens entre les mouvances radicales et le RN sont multiples. J’ai aussi pu le vérifier lors de mes propres investigations documentaires. Rappelons d’abord les liens personnels qui unissent Marine Le Pen avec la mouvance nationaliste révolutionnaire – ce qu’on a appelé la GUD connection –, via des personnalités comme Frédéric Châtillon ou Axel Loustau, qui furent tous deux de proches conseillers de Marine Le Pen. Ils furent aussi les trésoriers de son micro-parti Jeanne, et ont capté les contrats de communication numérique du RN jusqu’à une époque très récente.

Il ne s’agit que du sommet de l’iceberg. Si, officiellement, le Rassemblement national de Marine Le Pen a chassé les radicaux du parti, les profils des candidats investis aux dernières élections législatives prouvent le contraire. On retrouve par ailleurs des figures radicales employées comme assistants parlementaires, ou parmi les cadre locaux et régionaux du parti.

D&S : Dans ton récent film documentaire, tu as choisi d’illustrer ton propos en enquêtant également sur les extrêmes droites allemande et flamande. Pourquoi ce choix ?

Comparer les différentes situations en Europe est riche d’enseignements. Les contextes nationaux sont très différents les uns des autres, et pourtant on observe une poussée brune dans l’ensemble des pays européens. La première vague de résurgence d’un vote d’extrême droite en Allemagne, incarné par l’AfD, est récent, et date de 2015. Cette résurgence est due à l’afflux de migrants en provenance de Syrie, qu’Angela Merkel a décidé d’accueillir. L’AfD a décidé de s’emparer du thème, et les discours xénophobes ont commencé à trouver un certain écho, notamment dans les Länder de l’Est. La seconde vague est due à la crise du Covid, avec la propagation dans une certaine population de théories complotistes.

En France, les causes sont très différentes, et le parti de Marine Le Pen, avoisinant les 10 % de l’électorat au tournant des années 2010, a surfé sur le sentiment anti-musulman d’après 2015 dû aux attentats de Paris, le sentiment d’insécurité qui s’ensuit, puis plus tard sur la violence sociale de la politique d’Emmanuel Macron. On le voit : deux contextes très différents, pour une même conséquence. On peut en déduire que le vote d’extrême droite prend à la fois ses racines dans le rejet de la démocratie libérale, mais aussi dans le sentiment croissant de xénophobie envers les migrants, et les immigrés de manière plus générale.

Parallèlement, on observe une très forte augmentation de la violence d’extrême droite. L’Allemagne recense à elle seule 15 000 militants violents. La France représente 40 % des actes terroristes d’extrême droite réalisés ou déjoués en Europe.

D&S : Tu étudies la nébuleuse de l’extrême droite depuis des années. Selon toi, comment lutter contre la propagation de leur message de haine et de division ?

L’extrême droite ne s’en cache pas : elle mène une bataille culturelle contre les valeurs progressistes et égalitaires de la gauche. Elle bénéficie pour cela en France à la fois d’une conjoncture politique favorable, et de relais croissants auprès de l’opinion publique.

Je considère pour ma part qu’une première étape dans la libération de la parole xénophobe a été posée par Nicolas Sarkozy et la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, qui validait en partie les soupçons de l’extrême envers une frange de la population française. Les débats ensuite sur la déchéance de nationalité, jusqu’à la récente loi immigration, ont peu à peu laissé entendre à l’opinion publique qu’une partie du programme du RN était acceptable, puisqu’il était repris par la droite et le centre. Les dégâts sont immenses, les électrices et les électeurs préférant toujours, en France du moins, « l’original à la copie ».

Parallèlement, l’intrusion des médias de Vincent Bolloré dans le paysage audiovisuel ont permis de valider auprès d’une partie de l’opinion des idées populistes, jusqu’ici plutôt réservées à la sphère privée. Même si leurs audiences restent assez restreintes, elles permettent de marteler des thèmes propres à l’extrême droite, de lancer des anathèmes, de polariser le débat public. De mon point de vue, il est temps d’une part d’empêcher ces chaînes d’émettre, et d’autre part de faire pression pour que la gauche repense sa stratégie et envisage posément une reconquête culturelle et sociale face aux idées de l’extrême droite.

Cet entretien avec Christophe Cotteret a été publié dans le numéro 316 (juillet-août 24) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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