GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

De la reculade au fiasco (centenaire 1923 #9)

Nous publions ici avec retard le neuvième volet des articles de notre camarade Jean-François Claudon sur le centenaire de la révolution allemande. 1923 en Allemagne :  là où se scella le destin du XXe siècle (voir le #1 : la crise de la Ruhr , le #2 : la question brûlante du front unique, le #3 : face aux nationalistes, le #4 : journée antifasciste et crises conjointes le #5 : la grève contre Cuno, le #6 : on tourne à Moscou, le #7 : préparer l'assaut victorieux le #8 : l'Octobre allemand n'aura pas lieu ).

En octobre 1923 – nous nous sommes efforcés de le démontrer dans les volets précédents de cette rétrospective –, l’Allemagne se trouvait bien « au seuil d’une révolution [… mais] l’heure H n’a pas sonné ». Pris dans les événements et dépourvu du recul nécessaire, le témoin inestimable qu’est Victor Serge ne pouvait pas saisir l’ampleur de ce non-événement. Nous en avons malheureusement le loisir. Et force de constater que la reculade communiste, puis la retraite de la classe ouvrière du Reich tout entier, ont eut des répercussions colossales sur le rapport de force entre les classes, non seulement en Allemagne, mais aussi en Europe et dans le monde. Avant de les évoquer en détail, il convient de revenir sur les raisons profondes qui ont mené au fiasco. Impossible, par ailleurs, de dresser ce triste tableau sans être d’abord revenu sur ce combat perdu d’avance que fut le soulèvement hambourgeois.

La tragédie hambourgeoise

S’il n’y a pas eu d’Octobre allemand, suite à la défection des révolutionnaires allemands, il y a en effet bel et bien eu un soulèvement, d’autant plus tragique que son destin était scellé avant même les premiers assauts ouvriers. Le contre-ordre annulant l’insurrection n’est en effet pas arrivé à temps à Hambourg, la capitale de l’Allemagne du Nord. Ce funeste « raté » a naturellement fait naître de nombreuses conjectures, mais il semble aujourd’hui assuré qu’il n’y a pas eu de tentative de débordement de la Centrale par les militants de la gauche du parti enclins à « forcer » l’insurrection. Tout indique en effet que le dirigeant communiste Hermann Remmele, parti de Chemnitz pour le Nord avant la reculade de la direction du KPD le soir du 21, a appelé la base au soulèvement, conformément aux ordres qu’il avait reçus. Ce n’est que dans la nuit du 22 au 23 qu’Hugo Urbahns, le responsable du district pour le KPD, revint à Hambourg avec le contre-ordre de la Centrale. Trop tard : le plan était déjà en cours d’exécution depuis quelques heures, les communistes de la région d’Hambourg étant persuadés de partir à l’assaut du ciel, au coude-à-coude avec leurs frères et sœurs de souffrance du reste du Reich. L’appel du Comité exécutif provisoire aux communistes de Schiffbeck, dans la banlieue Est du grand port, affirmait par exemple que, « dans toute l’Allemagne, la classe ouvrière se bat[tait] pour le pouvoir [et que] dans une grande partie du pays, le pouvoir é[tai]t aux mains des travailleurs »1. Cruelle méprise… Comme le note Pierre Broué, il ne restait à Urbahns qu’à « conduire avec prudence une retraite inévitable dans des conditions morales détestables, puisque les communistes de Hambourg sont les seuls à s’être soulevés »2.

Très vite, le soulèvement hambourgeois s’épuise, ses participants – à la bravoure pourtant indéniable – devant faire face à des unités de la Reichswehr que l’annulation de l’insurrection générale laissait sans aucun ennemi dans leur dos. Le détail des opérations militaires importe guère. On notera toutefois qu’au petit matin du 23, les insurgés attaquent une douzaine de commissariats de police, en banlieue, afin de récupérer des armes – dont ils manquaient cruellement – et s’emparent d’environ 250 fusils. L’idée était de s’assurer la mainmise des périphéries ouvrières, puis de converger méthodiquement vers le centre-ville. Les quartiers d’Altona, au Nord-Ouest, et de Stormarn, à l’Est, sont en pointe dans le soulèvement. Les postes de police de Bramfeld et Billstedt sont ainsi attaqués et investis. Plus loin, au Nord-Est, quelques barricades empêchent la circulation routière et ferroviaire vers Lübeck. Dans le village de Bargteheide, le maire est enlevé et une éphémère « République soviétique de Stormarn » est même proclamée3. Mais, rapidement désorganisées à chaque heurt sérieux avec les forces de l’ordre, écrasées sous le nombre et par l’infériorité manifeste de leur armement, les colonnes ouvrières s’étiolèrent dès le milieu de matinée.

La journaliste soviétique Larissa Reisner, qui était alors la compagne de Karl Radek, a accouru à Hambourg depuis Dresde à l’annonce du soulèvement. Témoin des événements tragiques qui y eurent lieu, elle écrira, quelques semaines plus tard, tout à son enthousiasme : « C’est un trait nouveau des formes nouvelles de la guerre civile : les ouvriers insurgés sont devenus invisibles, insaisissables, presque invulnérables. […] Ils ne se battent plus dans les rues. Leur véritable barricade, c’est la ville ouvrière toute entière avec ses millions de passages secrets, de cours, de trous, de cachettes sûres, de caves, de greniers, de logis. Chaque fenêtre de premier étage est un créneau, chaque grenier une batterie et un poste d’observation »4. C’est naturellement là un récit biaisé et ce n’est pas faire offense au talent de la grande journaliste politique qu’était Larissa Reissner que de le dire. Car, comme le note le chef de colonne Jan Valtin, dans sa biographie romancée, « la police ne tomba pas dans le piège »5 que les instructeurs soviétiques avaient enseigné aux communistes allemands sous le nom de « mise en bouteille », une sorte de souricière en trois dimensions, jouant sur la hauteur des bâtiments.

Les forces de l’ordre avançant avec prudence sans s’isoler du gros de leurs troupes, ce fut aux communistes de se découvrir. Mais comme le note Valtin, « aussitôt, le sifflement des balles […] refoula [les insurgés] dans les maisons. Les trottoirs s’étaient couverts de morts et de blessés. Des sortes de tours grises avançaient rapidement en crachant du feu. Les voitures blindées... » Rapidement, la retraite s’imposa, d’abord en bon ordre, puis dans des formes confinant de plus en plus au sauve-qui-peut. Pour Valtin, « ce qui avait commencé par une attaque organisée se terminait par des combats désespérés, acharnés, mais trop brefs ». Et sans chefs, car « ceux qui prenaient le commandement de ces groupes nés de hasards tragiques gisaient quelques instants plus tard mitraillés, ou refluaient plus loin »6.

L’importance réelle du tragique soulèvement d’Hambourg a été artificiellement gonflée par la suite, afin de justifier la mainmise sur l’appareil du KPD du dirigeant stalinien Ernst Thälmann, qui était originaire de la grande ville d’Allemagne du Nord. D’où la volonté de certains auteurs antistaliniens de remettre à sa juste place ce combat perdu d’avance. Selon Pierre Broué, « une partie seulement des communistes s[’y] sont en effet battus, et ils se sont battus seuls, les grandes masses demeurant, sinon indifférentes, du moins passives ». Pour Chris Harman également, ce « soulèvement dura à peine vingt-quatre heures » et « la masse des travailleurs ne s’y joignit pas »7. Ces constats sont vrais, mais il est bon de rappeler qu’ils n’ont rien de surprenants, puisque Hambourg, complaisamment décrite après coup comme un « bastion rouge » par les promoteurs de la légende dorée de Thälmann, ne comptait dans les faits que 10 à 15 000 communistes, contre plus de 75 000 membres du SPD8. Il est à ce titre significatif que la seule véritable poche de résistance de masse à la contre-offensive des forces de l’ordre se tint à Barmbeck, où les insurgés reçurent le soutien d’une partie des habitants qui les aidèrent à monter des barricades et leur apportèrent de la nourriture. Le KPD avait en effet obtenu 20 % des voix, lors des précédentes élections, dans cette localité populaire9. La mobilisation a donc pu dépasser les strictes sphères militantes, mais seulement là où le parti influençait une forte minorité, si ce n’est la majorité de la classe ouvrière. La funeste expérience de l’insurrection d’Hambourg valide donc in fine – de la plus cruelle des façons, mais il n’empêche – la politique du front unique ouvrier et, plus généralement, la stratégie en direction des masses, imposées toutes deux courant 1921 par Lénine et Trotsky aux sections de l’Internationale communiste suite à la suicidaire Action de mars.

La voie alternative de Radek

Il convient de finir ce tour d’horizon du fiasco allemand en mettant en avant les scénarios alternatifs qui avaient été évoqués, voire proposés. Ainsi, dès le 22 octobre, soit le lendemain de la conférence de Chemnitz et de la reculade de la centrale du KPD, d’autres options tactiques furent suggérées que l’annulation pure et simple de toute action de masse. Face à Brandler arrivé à Dresde, Radek reconnaît, avec Piatakov, qu’il est impensable de maintenir, après le retrait des sociaux-démocrates de gauche, la vaine perspective d’une insurrection qui supposait leur accord. Mais, contrairement au président du KPD, le militant bolchévique estime « que tout n’est pas encore perdu. S’il est vrai que les communistes seuls n’ont pas la force de conduire victorieusement une insurrection armée, ils en ont suffisamment pour mener un combat défensif. Il propose donc de lancer le mot d’ordre de grève générale en renonçant à la transformer en insurrection armée »10.

À la grande surprise de Radek, cette proposition somme toute modérée suscite l’opposition unanime des militants allemands participant à la discussion de Dresde. Le lendemain, cette fois à Berlin où se réunit la centrale du KPD en présence des principaux émissaires de l’Internationale, Radek réitère sa proposition de grève générale sans perspective d’insurrection. Ruth Fischer, l’animatrice d’une gauche pour qui la tendance à vouloir déborder la prudente direction Brandler-Thalheimer était devenue comme une seconde nature, propose de déclencher la grève générale à Berlin, et d’envisager, dans un délai de deux à trois jours, en cas de forte mobilisation, sa transformation en insurrection armée, notamment à travers des initiatives prises à Kiel et dans d’autres villes tenues par l’opposition. Brandler s’oppose aux résolutions de Fischer et de Radek, et vote avec son éternelle opposante interne contre celle du dirigeant de l’Internationale. Près de quarante ans plus tard, l’ancien président du KPD confirmera la version de Radek, en déclarant : « Après une discussion avec les autres membres de la Centrale, je me prononçai contre la proclamation d’une grève générale et je reçus dans cette démarche l’assentiment de tous les membres de la Centrale présents, y compris Ruth Fischer »11. N’en déplaise aux anticommunistes viscéraux qui voient des oukases du Kremlin partout – et surtout en tout temps –, on a vu des éminences moscovites plus scrupuleusement écoutées ! Nous conclurons sur ce point avec Pierre Broué : « Pratiquement, le KPD n’a aucune proposition d’action à faire au prolétariat allemand au moment où les troupes du général Müller passent à l’action contre le gouvernement Zeigner »12.

Lors de la discussion du 22 octobre à Dresde, il est clair que les communistes allemands identifient littéralement grève générale et insurrection au point d’affirmer sèchement à Radek et Piatakov que décommander la seconde revient à renoncer à la première. Cette identification a été tellement martelée dans les rangs du parti allemand et au sein de l’appareil de l’Internationale qu’elle est devenue en quelques semaines une sorte d’évidence d’organisation, alors qu’il peut y avoir, objectivement, loin entre une grève générale défensive (on pourrait penser à la résistance au putsch de Kapp en mars 1920) et un assaut violent visant la prise du pouvoir (ce que les militants croyaient à l’époque que l’Octobre russe avait été). On trouve une trace de cette vérité d’appareil sous la plume de Victor Serge quand il écrit autour du 10 octobre, au moment où la griffe de la dictature militaire menaçait déjà de se refermer sur les ouvriers de Saxe comme de Thuringe, qu’il suffisait « d’une provocation militaire pour les acculer à la grève générale – seule arme qui leur rest[ait] –, c’est-à-dire l’insurrection, la grève étant défendue et les rigueurs de l’état de siège annonçant une immédiate répression par les armes »13.

On le voit, pour Serge comme pour la direction du KPD, il y a bel et bien identification entre grève générale et insurrection. Cette fausse évidence a empêché de mettre en œuvre la voie moyenne proposée le 22 octobre par les représentants de l’Internationale : la temporisation sans véritable retraite. Cette voie, qu’il était peut-être encore possible d’emprunter à ce moment fut celle pour laquelle la Centrale du KPD opta finalement, sur l’insistance de Radek, le 25. Mais il était alors déjà trop tard : le rapport de force avait déjà irrémédiablement basculé en faveur de l’État, de son armée régulière et de ses milices nationalistes.

Pas un, mais deux plans B !

La reculade communiste du 21 octobre, décidée à l’issue de la conférence de Chemnitz, est généralement perçue, dans la tradition révolutionnaire, comme une conséquence de la rupture actée quelques heures plus tôt par les sociaux-démocrates de gauche lors de cette réunion fatidique. Ce qui permit d’affirmer que ces derniers portaient la responsabilité de l’échec de l’Octobre allemand, en compagnie de la direction droitière de leur parti qui entretenait, depuis Berlin, l’illusion qu’un compromis était possible avec Ebert-Stresemann-Müller. Victor Serge l’a dit avec ses mots dans un article significativement intitulé « La défaillance ». Pour l’écrivain communiste en effet, si le « mouvement de masse [tant attendu] ne s’est pas produit », c’est uniquement en raison de « la volonté des sociaux-démocrates de gouvernement de persévérer à tout prix dans la trahison [et de] l’indécision des sociaux-démocrates de gauche »14. On se souvient que, par la voix de Georg Graupe, le ministre du Travail du cabinet Zeigner, les sociaux-démocrates de gauche avaient proposé de « nommer un comité d’action composé de cinq représentants chacun du VSPD et du KPD, qui entamerait immédiatement des négociations avec les principales organisations syndicales et le gouvernement sur la question de l’appel à la grève générale pour protéger la Saxe contre la dictature militaire »15. Pour le théoricien du KPD Thalheimer, qui l’écrira plus tard, il s’agissait là d’un « enterrement de première classe »16. Cela n’a en réalité rien d’évident.

Le compte rendu publié dans le Vorwärts, qu’on ne peut suspecter de sympathie excessive pour les idées de grève de masse et de révolution, note en effet que Graupe a ensuite déclaré que, « si les principales organisations et le gouvernement rejet[ai]ent cette demande, il devrait être possible de proclamer la grève générale de manière indépendante ». Le voilà donc, le plan B des sociaux-démocrates de gauche : ils proposaient que le gouvernement saxon, démocratiquement élu, en appelle au gouvernement du Reich pour gagner du temps, pour prouver sa volonté d’éviter l’affrontement tant qu’il n’était pas nécessaire et de le mener avec le plus de chance d’être suivi par les masses une fois qu’il était devenu inévitable aux yeux de ces dernières. Comme l’a judicieusement noté notre ami Vincent Présumey, ce « “plan B”, auquel […] Brandler s’était d’ailleurs rallié [… consistait à] sommer tout de suite le président SPD Ebert et le gouvernement d’écraser les nationaux-socialistes et autres fascistes, de purger armée et police et, constatant son probable refus, [à] appeler alors à la grève générale. C’était une affaire de quelques jours, qui visait à assurer l’unité et la force la plus large possible au mouvement »17. Libre à celles et ceux qui savent tout de se gausser de cette proposition ou de la considérer sans examen approfondi, au nom d’une prétendue « nature » de la social-démocratie, comme une vulgaire manœuvre faite pour endormir les masses. On pense, au contraire, que ce plan B était opérationnel et que les communistes auraient dû prendre leurs camarades socialistes au mot.

La thèse de la combativité réelle de la gauche social-démocrate peut être étayée par des arguments, certes non décisifs – puisque leur vérification à l’épreuve des faits fit défaut –, mais qui n’en restent pas moins solides. Il ne fait tout d’abord pas de doute que le scénario suggéré par Graupe avait l’aval de Paul Levi, dont on ne sait s’il était présent à la conférence de Chemnitz, mais qui était député de Zwickau, une localité située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de la grande ville saxonne. Après sa mort tragique en 1930, son siège reviendra d’ailleurs à son camarade de parti Graupe18. Or, toute la suite de son parcours politique, de 1924 à 1930, de la lutte contre la grande coalition avec Stresemann à la fronde de la gauche du SPD19 qui mènera en 1931 à la création du SAP – le parti unitaire de la dernière chance contre Hitler –, en passant par son combat aux avant-postes contre les nazis dès 1926, prouve que Levi est resté un marxiste révolutionnaire et qu’il n’avait rien du « social-démocrate revenu au bercail » que certaines et certains de ses biographes ont pu dépeindre par la suite20. Ne venait-il pas d’écrire, au sujet des deux partis de gauche, que « seul, ni l’un ni l’autre ne p[ouvai]t réaliser l’œuvre que représente la révolution »21 ?

Second argument : le plan B évoqué par Graupe correspondait à merveille à l’orientation dite « de défense républicaine et prolétarienne » théorisée par le courant Levi, d’abord dans l’USPD, puis dans le SPD, notamment suite aux assassinats des dirigeants bourgeois Matthias Erzberger et Walter Rathenau par des corps-francs d’extrême droite, respectivement en août 1921 et juin 1922. Dès octobre 1921, Levi lançait, depuis la tribune du Reichstag : « Sans renier notre but final, nous persistons […] à défendre la République démocratique, même sous la forme qu’elle revêt aujourd’hui. Mais nous insistons sur le fait que la véritable défense de la République ne peut se faire que si s’établit le front uni du prolétariat »22. C’est bien là la perspective que défendit Graupe en présence des délégués communistes à Chemnitz, deux ans plus tard. Difficile à concevoir pour les anti-socialistes les plus convaincus, mais ce ne sont donc pas forcément la veulerie et l’impréparation qui expliquent le mieux le refus des socialistes de gauche saxons de suivre sans barguigner le plan fixé en amont par les communistes.

Bureaucrates vs masses

L’argument qui nous semble le plus probant en faveur de la pertinence du plan B reste la vigueur de la méfiance qu’exprimaient certains cadres de l’Internationale communiste à l’endroit des dirigeants de la gauche social-démocrate allemande. À plusieurs reprises, dans ses articles, Victor Serge formula un certain nombre de critiques visant les leaders de cette fraction du SPD. Fin octobre, soit au moment de ce qu’il appela leur « défaillance », il écrivait notamment que, « pour prendre conscience d’eux-mêmes, pour devenir des révolutionnaires authentiques », ces derniers devaient encore « secouer l’influence des traditions de la vieille social-démocratie, le fétichisme de l’unité, quelques dernières illusions républicaines »23. Mais Victor Serge n’est à tout prendre qu’un observateur parmi d’autres, et non un décideur. Et on doit lui reconnaître qu’il s’efforce de s’en tenir à des critiques objectives. Or, ce qui frappe, dans les hautes sphères de l’Internationale, c’est non seulement la suffisance de certains cadres vis-à-vis de la gauche social-démocrate, mais aussi, et peut-être surtout, la haine qui transparaît de leurs propos sur leurs « alliés ». On pense notamment à Mátyás Rákosi, le futur dictateur hongrois de sinistre mémoire, qui commençait alors sa carrière de bureaucrate dans les instances du communisme international. Il écrivait dans un rapport adressé à Zinoviev, en date du 10 octobre – soit le jour où Brandler, Böttcher et Heckert entraient dans le cabinet Zeigner –, que les gauches du SPD étaient « encore pires que la droite ». Le rigide et brutal apparatchik ajoute ensuite un point qui nous semble décisif. Il affirme en effet que les militants de la gauche sont certes « pour le gouvernement ouvrier, mais pour un gouvernement ouvrier qui s’appuie sur les travailleurs en armes et sur les conseils ouvriers »24.

Ce que Rákosi décrit là avec appréhension, et même avec une pointe de dégoût, c’est précisément ce que Marx a appelé en son temps la « dictature du prolétariat ». À la révolution vivante et authentique, expression concentrée de la mobilisation d’une classe pour sa survie et pour la défense de la civilisation dont elle se sent l’héritière, il semble préférer – et de loin ! – la dictature du parti, qui ne peut être à son sens que celle de son appareil. Cet appareil qu’il commence déjà, en bon bureaucrate, à déifier. Ces conseils ouvriers, où régnaient la contradiction, et parfois même certaines illusions ; cette classe mobilisée, souveraine, et quelque fois confuse : voilà ce qui commence mannifestement à être l’ennemi pour Rákosi et ses semblable ! Et si, derrière les leaders de la gauche social-démocrate, ce n’était ni d’inévitables hésitations tactiques, ni d’éventuelles compromissions politiques, que l’on craignait au sein de l’appareil communiste international, mais bien la révolution sociale et démocratique en tant que telle ? Il va en effet sans dire que la révolution n’est et ne sera jamais le processus chimiquement pur dont rêvaient ces esprits bornés et autoritaires, qui se plaisaient tant à plier la réalité à leurs souhaits – et non l’inverse.

On ne saura jamais si le plan B prôné par la gauche social-démocrate aurait pu l’emporter, puisque le choix unilatéral de mettre à exécution le plan depuis Moscou dès le lendemain de la conférence, était déjà pris. Décommandé en catastrophe, faute – affirmait-on – d’orientation alternative, il déboucha sur le fiasco que l’on sait. Il est difficile de l’admettre, tant l’échec de l’Octobre allemand ouvrait la voie aux deux tragédies du XXe siècle que furent le nazisme et le stalinisme, mais tout indique que ce plan B existait pourtant bel et bien. Il n’annonçait certes pas les lendemains qui chantent dans un avenir immédiat, mais il esquissait au moins la perspective d’une lutte unitaire du salariat allemand contre l’état d’exception et contre les bandes fascistes. Et, comme le prouvent d’autres expériences révolutionnaires du premier XXe siècle – on pense notamment à la révolution espagnole des années 1934-1937 –, une lutte défensive de masse, si elle est menée jusqu’à son terme de façon résolue et unitaire, peut rapidement se transformer en combat offensif.

De ce point de vue, ce n’est pas tant les socialistes de gauche saxons que la direction du KPD qui s’est dérobée. Précisons toutefois que les communistes allemands ne renoncèrent au plan d’action mis en place sans eux – et en partie malgré leur résistance – que parce que, persuadés par les dirigeants bolchéviques que la grève générale était une voie sans retour vers l’affrontement final, ils étaient littéralement terrorisés à la seule évocation de cette perspective qui, bien qu’illusoire, leur liait les mains.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est la version longue de la seconde partie d'un article publié dans le n°309 (novembre 23) Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Cité dans Chris Harman, La Révolution allemande. 1918-1923, La Fabrique, 2015, p. 355.

2.Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, Fayard, 1997, p. 343.

3.Informations puisées dans l’entrée Wikipédia « Hamburger Aufstand ».

4.Larissa Reissner, Hambourg sur les barricades. Une bolchévique dans la révolution allemande, La Brèche, 2020 (1èreéd. soviét. 1924 et all. 1925).

5.Jan Valtin, Sans patrie ni frontières, Édition Jean-Claude Lattès, 1975 (1èreéd. anglaise 1947), p. 82. Sur la véracité de son récit, voir Guillaume Bourgeois, « Sans patrie ni frontières de Jan Valtin : l’affaire de presse et le secret bien gardé des services spéciaux », Le Temps des médiasn°16, 1 (2011) p. 19-51.

6.Jan Valtin, op. cit., 1975, p. 83.

7.Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971, et Chris Harman, op. cit., 2015, p. 355.

8.Chris Harman se trompe en parlant de 1 400 militants (ibid). Il en va de même pour Jan Valtin, op. cit., 1975, p. 78 (« onze cents membres»).

9.Voir l’entrée Wikipédia « Hamburger Aufstand » et le témoignage de Jan Valtin, op. cit., 1975, p. 85.

10.Pierre Broué, op. cit., 1971.

11.Entretien d’Isaac Deutscher avec Heinrich Brandler, publié dans la New Left Review n° 105 (sept.-oct. 1977), p. 75.

12.Pierre Broué, op. cit., 1971.

13.Victor Serge, « La réaction veut tout le pouvoir », Notes d’Allemagne (1923), La Brèche-PEC, p. 103 (= « Notes d’Allemagne », Bulletin communiste42, 12 octobre 1923, p. 5).

14.Ibid., p. 135-136 (= Correspondance internationale86, 30 octobre 1923).

15.« Der sächsische Rätecongreß », Vorwärts, 23 octobre 1923, p. 3. S’appuyant sur des informations tirées de la vénérable Vossische Zeitung, l’organe du PCF évoque dans ses colonnes l’activité d’une « commission de préparation de la grève générale», nommé par le congrès des conseils d’usine de Chemnitz. Cf. « Le prolétariat saxon, confiant dans sa force, se prépare à la bataille », L’Humanité, 24 octobre 1923, p. 1.

16.August Thalheimer, 1923 : eine verpasste Revolution ?, 1931, p. 26 (consultable sur www.marxists.org/deutsch) : « Es war dies ein Begräbnis dritter Klasse».

17.Jean-François Claudon et Vincent Présumey, Paul Levi. L’occasion manquée, Éditions de Matignon, 2017, p. 80.

18.  https://de.wikipedia.org/wiki/Georg_Graupe.

19.Paul Levi sollicita en juillet 1929 une entrevue avec Trotski, alors exilé sur l’île de Prinkipo, au large d’Istanbul. Dans un lettre à son fils Lev Sedov, datée du 19 avril 1932, le révolutionnaire regretta après-coup son refus, motivé par la crainte d’une instrumentalisation de sa rencontre avec un « social-démocrate » par la presse stalinienne. Cf. Pierre Broué, Trotsky, Fayard, 1988, p. 608.

20.Voir notamment Charlotte Beradt, Paul Levi. Ein demokratischer Sozialist in der Weimarer Republik, 1969.

21.Paul Levi, « Die neue Welt », Sozialistische Politik und Wirtschaft, 18 août 1923.

22.Paul Levi, discours au Reichstag, 1eroctobre 1921 (cité dans Charlotte Beradt, op. cit., 1969, p 68).

23.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 136.

24.Cité dans Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 341.

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