Ukraine : faisons le point après l'incursion sur Koursk
Les derniers développements de la guerre en Ukraine suscitent beaucoup de questions. Comprendre ce qui se passe nécessite une vision d’ensemble. Notre ami Vincent Présumey, animateur du blog Arguments pour la lutte sociale, fait le point pour D&S.
Depuis le 24 février 2022, la guerre a connu six phases. D’abord, l’échec de la Blitzkrieg russe, non prévu par Poutine, mais aussi par Biden : la levée en masse de la nation, l’auto-organisation des millions de « petites mains »1, ont bloqué l’invasion qui devait liquider l’Ukraine : fait révolutionnaire qui marque la période mondiale présente. Mais d’autre part, la vague de manifs antiguerre en Russie est étouffée.
Du printemps 2022 à l’été 2023
Le 25 mars, Poutine recentre ses troupes sur le Donbass en une guerre de progression lente et d’écrasement, marquée par la destruction de Marioupol – que nos amis ukrainiens compareront bientôt à Gaza. Mais à partir du 6 septembre, la guerre de manœuvres ressurgit, avec la percée ukrainienne à l’Est de Kharkiv, liée à un vague de paniques et de désertions côté russe, la mobilisation russe – partielle, mais massive –, puis la reconquête de Kherson.
Après fin novembre 2022, le front se stabilise avec une seconde poussée russe dans le Donbass, qui se cristallise sur Bakhmut, lentement prise (et détruite) par les Wagner. Mais l’espoir d’une contre-offensive analogue à celle de fin 2022 habite les Ukrainiens.
Celle-ci semble commencer le 6 juin 2023, en même temps que l’écocide russe contre le barrage de Nova Kakhovka. Peu après se produit le putsch Prigojine en Russie, spectaculaire bien que se soldant par un échec. En fait, la contre-offensive s’enlise totalement, en même temps que les livraisons d’armes occidentales se tarissent. Il y a crise dans le commandement ukrainien (Zaluzhnyi est remplacé par Sirsky à la tête de l’état-major).
Rebond après l’enlisement ?
Cette situation va s’aggraver et pourrir de plus en plus à partir de l’éclatement de la guerre de Gaza le 7 octobre dernier. Les politiques néolibérales du gouvernement Zelenski sont contre-productives pour la défense nationale, la question de la mobilisation de nouvelles classes d’âge (en dessous de 27 ans) pose problème. Même si le déblocage du vote des aides militaires au Congrès américain, le 21 avril (dû au constat de la consolidation de l’alliance sino-russe et du risque de percée russe du front), ramène un espoir, celui-ci reste tout relatif.
Il est, en outre, suspendu au risque de réélection de Trump, le meilleur allié de Poutine. La victoire travailliste à Londres, le 4 juillet, l’échec de l’accession du RN au pouvoir en France le 7, et le tournant de la campagne américaine avec le remplacement de Biden par Harris le 21, sont des données qui ont un poids politique et même militaire direct pour les Ukrainiens. L’incursion ukrainienne en territoire russe à partir du 6 août ouvre-t-elle une nouvelle phase ?
Les groupes militaires russes alliés à l’Ukraine (démocrates-libéraux de Liberté de la Russie, fascistes du Corps des Volontaires, groupes nationaux de Sibir), qui mènent de petites escapades en Russie depuis des mois, ne sont pas cette fois à la manœuvre. C’est bien l’armée ukrainienne qui a constitué un glacis, à ce jour de la taille du département du Val-d’Oise, et progresse sans doute encore un peu vers l’Ouest comme vers l’Est, où elle pourrait prendre en tenaille les troupes russes qui ont envahi la zone frontière au nord de Kharkiv ce printemps2.
Complexité du moment présent
Bien qu’ayant des effets positifs sur le moral des soldats, cette opération n’a pas empêché la poursuite de la progression russe en direction de Pokrovsk qui, certes, n’est pas encerclée comme on le lit parfois, mais très menacée par une pointe vers l’Ouest des troupes russes. Version optimiste : cette pointe pourrait être cisaillée. Version pessimiste : la perte de Pokrovsk serait une lourde défaite aux conséquences stratégiques. En Ukraine, la crainte d’un délaissement du Donbass dans des négociations éventuelles est prégnante.
D’autre part, l’incursion en Russie est un choc politique et psychologique pour le régime poutinien, qui annule en partie son ressaisissement post-putsch Prigojine. Poutine n’a toujours pas officiellement qualifié de « guerre » la situation et manifeste un dédain remarquable pour le sort des Russes eux-mêmes. Ceux-ci sont inquiets : près de 200 000 personnes ont fui la région, sans aucune résistance civile aux troupes ukrainiennes, qui ont pour consigne de ne pas commettre d’exactions « à la russe ». Enfin, il est bon de citer ces propos de Zelenski : « Si les partenaires de l’Ukraine levaient les restrictions sur l’utilisation d’armes à longue portée sur le territoire russe, l’Ukraine n’aurait pas besoin de pénétrer physiquement » en Russie. Eh non, ce n’est pas l’OTAN qui a pris cette initiative !
La situation est sur le fil et le résultat des élections américaines sera un enjeu américain, mondial, et ukrainien. « L’Occident » est terrorisé quand des coups réels sont portés à Poutine par l’Ukraine. La perspective positive pour les peuples passe, elle, par sa défaite et son renversement. C’est cela, l’incontournable pour tout partisan de la démocratie et du socialisme.
Cet article écrit par notre ami Vincent Présumey le 31 août 2024, a ét épublié dans le n°317 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Voir Daria Saburova, Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre, éditions du Croquant, avril 2024.
2.Précision : la centrale nucléaire de Koursk, à Kourtchatov, est tout à fait hors de cette zone.