Journée antifasciste et crises conjointes (centenaire 1923 #4)
Nous publions ici le quatrième volet des articles de notre camarade Jean-François Claudon sur le centenaire de la révolution allemande de 1923 (voir le #1 : la crise de la Ruhr , le #2 : la question brûlante du front unique, le #3 : face aux nationalistes). 1923 en Allemagne : là où se scella le destin du XXe siècle.
Le jour même d’une grande démonstration antifasciste dont nous allons bientôt reparler, Radek écrit, depuis Moscou, un article, publié quelques jours plus tard dans la Rote Fahne, où il affirme que le KPD, s’il peut légitimement avoir « foi en ses propres forces, en son énergie et en son enthousiasme », doit également savoir faire preuve de « sang-froid » et de « calme ». Et le militant bolchévique de rappeler, avec des accents dignes de Danton, que « l’heure où les communistes allemands pourront se dire : “De l’audace, de l’audace et encore de l’audace !” »1 n’est pas encore venue. Il est clair qu’à Moscou, aucun dirigeant ne semble encore croire à l’arrivée, à brève échéance, d’une situation révolutionnaire en Allemagne. À Berlin également, où sévit la fraction de gauche animée par Fischer et Maslow, qui dénonçait depuis des mois la pusillanimité de la direction du KPD et prônait en tout occasion et à tout-cas l’offensive révolutionnaire, c’est le silence qui domine2. Et pourtant…
Comme un air de novembre
Si les militantes et les militants qui préparent fébrilement la révolution depuis des années ne semblent pas la voir se dessiner à l’horizon, il en va tout autrement du côté des rédaction des journaux bourgeois, où l’affolement est général à la fin juillet. La Neue Berliner Zeitung, qui spécule sur la chute imminente du gouvernement Cuno, affirme alors sans ambages que le pays se trouve « devant une catastrophe autrement plus grave qu’une crise ministérielle ». Selon la Kreuzzeitung, liée au Zentrum catholique, il y a des signes qui ne trompent pas : « On observe dans la population le même état d’esprit qu’à la veille du 9 novembre 1918 », soit juste avant qu’explose la révolution qui allait chasser le Kaiser, imposer la fin des hostilités et contraindre les chefs du SPD à proclamer la République. Au même moment, le journal Germania, épouvanté, note que « le mécontentement a atteint un degré dangereux, la fureur est générale, l’air est chargé d’électricité. Une étincelle, et ce sera l'explosion ». Pas de doute, également, pour cet autre journal catholique : « Il s’agit de l’état d’esprit du 9 novembre ». On le voit, la référence à la Novemberstimmung, à « l’état d’esprit de novembre », est omniprésente dans la grande presse allemande qui craint de voir ses pires cauchemars devenir réalité. La Kreuzzeitung, encore elle, va même jusqu’à écrire, le 26 juillet, que le pays « est à la veille d’une révolution »3.
La presse étrangère n’est pas en reste, notamment celle du pays dont les troupes occupent la Ruhr. Rigoureusement à la même période, le correspondant du Temps évoque par exemple lui aussi « l’imminence d’une guerre civile provoquée par l’antagonisme des nationalistes et des communistes, par la fureur et le désespoir des populations qui ont perdu toute confiance dans leur gouvernement et n’ont plus foi que dans la violence ». C’est là un tableau catastrophique que le quotidien français dresse de la situation allemande. Quatre jours plus tard, en une, le « Billet du jour » affirme gravement que l’Allemagne traverse une « période quasi révolutionnaire »4. Cette aggravation de la situation sociale s’explique notamment par le nouveau pic hyper-inflationniste que connaît le pays dans la seconde partie du mois de juillet. L’observateur attentif qu’est Victor Serge livre des détails extrêmement vivants de l’effondrement monétaire. Selon l’intellectuel marxiste, « la Reichsbank émet des billions de marks-papiers chaque jour : mais, à la bourse de New York, le mark tombe plus vite. À peine imprimés, les billets de banque allemands ne valent plus ce qu’ils coûtent de papier et d’encre. Ces jours derniers, les coupons ont fait défaut. On a dû mobiliser en hâte des imprimeries privées et y faire imprimer des coupures de un, deux, cinq et dix millions de marks »5. Serge signale encore à ses lecteurs que « du 20 au 26 [juillet], le coût de la vie a augmenté de 50 % [et que] du 25 au 27, en deux jours, le prix des vivres faisaient un bond de… 107,7 % ».
Dans les villes allemandes, cette nouvelle phase de surchauffe inflationniste, décrédibilisant une fois pour toute des gouvernants qui ne cessaient, depuis des mois, de promettre une stabilisation monétaire pourtant introuvable, met le feu aux poudres. Le 24 juillet, lors d’une manifestation commune SPD-KPD, à Francfort, des passants à l’allure bourgeoise sont contraints de porter des pancartes et de reprendre les mots d’ordre des manifestants, des magasins sont fermés de force et des bus arrêtés. Mais il y a pire. Suite à un coup de feu, dont on a supposé qu’il avait été tiré par le procureur Hass depuis sa terrasse, son appartement a été investi par une foule en colère, puis le magistrat violemment pris à parti. Il mourut à l’hôpital où il avait été transporté6. Des événements analogues avaient eu lieu, quelques jours plus tôt, à Breslau (l’actuelle Wroclaw, en Pologne). Le Temps du 23 juillet évoque de véritables scènes de « pillages » dans le centre-ville, où se seraient illustrés « de jeunes garnements de seize à dix-huit ans ». Le journal parle même d’un « véritable massacre » dont on peine à saisir les contours. Car c’est bien l’intervention des forces de l’ordre, chargeant à plusieurs reprises « sabre au clair » pour « nettoye[r] » la place centrale de la ville, qui semble avoir suscité le macabre bilan de six morts et plus de cent blessés, dont quinze grièvement. L’entrefilet qui fait état de cette émeute est pétri de préjugés de classe : violence populaire aveugle, faible conscience politique, présence de jeunes délinquants… Pourtant, la veille, la reprise, dans le quotidien français, d’un article de la sérieuse Gazette de Voos permettait de saisir les vraies raisons de l’émotion populaire : « le lock-out que subissent les ouvriers de l’industrie métallurgique et […] la misère » aggravée par le nouveau pic hyper-inflationniste7.
Les événements de Francfort et de Breslau suscitent de vives réactions dans tout le Reich. C’est cette peur panique d’un affrontement social généralisé que relaie notamment, on l’a vu, la grande presse allemande. Ainsi, ce n’est pas le seul bassin minier occupé qui est au bord de l’explosion. La colère populaire gronde également en Silésie, en Rhénanie non-occupée, en Hesse et évidemment en Allemagne centrale. Même la capitale n’est pas épargnée, puisqu’on y a constaté une forte augmentation de la criminalité en juin, notamment pour ce qui est des atteintes aux biens. Dans sa chronique précédemment citée, Victor Serge fait savoir que le bourgmestre de Berlin, Gustav Böß, édile du Parti libéral élu en 1921 avec les voix du SPD, a prévenu le chancelier Cuno du péril imminent de la sorte : « Un orage est suspendu sur la capitale. Si les événements de Francfort et de Breslau se reproduisaient à Berlin, ils prendraient figure de révolution. Le sort du pays se joue dans nos rues »8. Depuis le début du mois de juin, on note de vastes mouvements grévistes chez les mineurs et les métallos de Haute-Silésie, chez les ouvriers agricoles de Silésie et du Brandebourg, chez les marins de la Baltique, chez les métallos berlinois, puis chez les ouvriers du bâtiment et du bois de la capitale. Dans chacune de ces mobilisations, des assemblées ouvrières, voire des comités de grève élus, où l’influence des communistes et des socialistes de gauche est prépondérante, s’imposent face aux directions syndicales9. Pour l’historien est-allemand Wilhelm Ersil, c’est en effet à partir de juin 1923 que le salariat allemand commença à emprunter « un chemin impétueux […] par des meetings de protestations, des manifestations contre la vie chère, par une vague de grèves, grandes et petites »10.
La lutte contre la vie chère, élément explicatif fort commode pour qui veut dépolitiser la mobilisation populaire, ne suffit pas à rendre compte de la situation d’imminence de la guerre civile que traverse alors l’Allemagne. La bourgeoisie en a bien conscience et c’est pour cela qu’elle est effrayée : la lutte pour le pain pose la question du contrôle des prix, de la démocratie dans l’entreprise, de la maîtrise publique de la monnaie et du système bancaire, mais aussi de l’armement des ouvriers pour contrer la réaction nationaliste. Autant dire la question du pouvoir, et donc de la révolution. Au cours de l’été 1923, la peur a indéniablement changé de camp, en Allemagne, mais aussi en France. Ce n’est en effet pas un hasard si, début août, L’Humanité rappelle, face à une presse bourgeoise hexagonale qui s’obstine à la présenter comme une simple protestation contre la vie chère, que le KPD comme une partie du SPD avaient proclamé que la manifestation de Francfort devait constituer « le premier pas de la lutte contre le fascisme »11.
Le feuilleton de la journée antifasciste
L’initiative de la journée antifasciste est née d’un texte rédigé par Brandler après qu’il a pris connaissance du compte rendu d’une réunion nationaliste où Fritz Wolffheim, l’un des anciens leaders des communistes de gauche passé depuis au national-bolchévisme, a déclaré que, pour rétablir l’ordre, il convenait d’exterminer les communistes et de fusiller un gréviste sur dix. Le président du KPD voit dans cette affirmation d’une rare violence un symptôme de l’imminence d’une offensive fasciste généralisée contre la classe ouvrière. Selon Pierre Broué, dans ce texte, « la description qu’il donne de la situation [allemande] est apocalyptique »12. Pour Brandler, le gouvernement Cuno est au bord du gouffre, le mouvement séparatiste en passe de l’emporter en Rhénanie et la sécession d’une Bavière dominée de la tête et des épaules par les corps francs et les milices fascistes un fait avéré13. Cette situation d’implosion du Reich et de fascisation de l’Allemagne du Sud, mais aussi d’une bonne partie de l’appareil d’État central, menace mortellement les gouvernements « rouges » de Saxe et de Thuringe, soutenus par les communistes, et qui tolèrent – si ce n’est promeuvent – le développement des centuries prolétariennes. Pour contrer les préparatifs de l’extrême droite, Brandler préconise l’organisation d’une journée antifasciste, le 29 juillet, avec des manifestations dans toutes les grandes villes du pays. Sa proposition est adoptée par une centrale totalement prise au dépourvu, le 12 juillet.
La pression monte rapidement, les journaux bourgeois déclarant à l’unisson que le KPD venait enfin de tomber le masque et que les communistes, en bons traîtres à la patrie qu’ils étaient, soufflaient sur les braises de la guerre civile. Le parti dément, mais les appels, plus alarmistes les uns que les autres, se succèdent. C’est alors que surviennent les événements de Francfort et de Breslau. Unanime, l’appareil d’État se dresse alors pour s’opposer, au nom du maintien d’un « ordre » de plus en plus chimérique, au moindre signe d’agitation populaire. Le premier Land à interdire les manifestations en extérieur est significativement le Hanovre, dirigé par le social-démocrate Noske, spécialiste du « maintien de l’ordre » depuis qu’il a servi de bourreau de Karl, de Rosa et de milliers d’ouvriers révolutionnaires allemands, lors des premiers mois tragiques de l’année 1919. Puis vient le tour de la Prusse – dont le ministre de l’Intérieur, Severing, est lui aussi issu de la droite du SPD –, de la Bavière ultra-conservatrice et de tous les autres Länder, à l’exception naturellement de la Saxe et de la Thuringe.
Le débat est alors très vif, au sommet du KPD, pour savoir ce qu’il convient de faire. L’appareil d’État est-il prêt à réprimer massivement la protestation ouvrière ? Et le front unique avec les socialistes de gauche tiendra-t-il ? Victor Serge note au même moment qu’au SPD règne un « profond embarras ». Après avoir « dégagé maladroitement sa responsabilité des événements de Francfort », l’état-major du parti observerait en effet un « silence presque complet » sur la préparation de la journée du 29 juillet14. Brandler propose de maintenir les manifestations en Saxe et en Thuringe, mais aussi là où les forces de police sont trop faibles pour les empêcher, soit dans la Ruhr et en Silésie. Ruth Fischer, la coanimatrice de la gauche avec son compagnon Arkadi Maslow, s’y oppose, considérant qu’il s’agit là d’une capitulation inacceptable devant l’ordre bourgeois. Brandler rétorque qu’il n’acceptera le maintien à Berlin que si les chefs du district – qui ne sont autres que Fischer et Maslow – sont en mesure d’assurer une protection armée suffisante des cortèges. L’égérie de la gauche du KPD traite alors son président de « fasciste » et d’« aventurier » (ce qui est un comble, venant d’elle !). Manifestement, au sommet du parti, les plaies ouvertes par les polémiques fractionnelles du début de l’année sont loin d’avoir cicatrisé. La décision est finalement renvoyée à Moscou.
Brandler télégraphie aux instances de la IIIe Internationale, fin juillet, au plus mauvais moment car, en l’absence de Zinoviev et de Boukharine – tous deux en vacances dans un station thermale caucasienne –, c’est le terne secrétaire et future sommité stalinienne Kuusinen qui est en quelque sorte d’astreinte. Radek l’épaule et envoie un télégramme à Trotski pour avis. Le chef de l’Armée rouge ne répond pas, considérant qu’il ne dispose pas de l’information nécessaire pour ce faire. Zinoviev et Boukharine, traumatisés par l’attentisme dont avait faire preuve moins d’un an plus tôt le PCd’I face à la montée des chemises noires, et plus récemment, par la capitulation sans combat du PC bulgare, télégraphient quant à eux qu’il faut à tout prix passer outre l’interdiction, au risque de voir se renouveler « la regrettable expérience de l’Italie et de la Bulgarie ». Le 9 juin venait en effet d’avoir lieu, en Bulgarie, un coup d’État de l’extrême droite contre le gouvernement de l’agrarien de gauche Stambolisky. Face au coup de force qualifié de « révolution d’opérette » par la Correspondance internationale, le PC bulgare avait fait le choix de l’abstention, c’est-à-dire qu’il avait acté la victoire des putschistes, en interdisant aux ouvriers de venir en aide au pouvoir défait. À la mi-juin, lors de l’exécutif élargi, Zinoviev, peu informé, parle au conditionnel d’une « grande faute »15, tandis que Radek, chargé de rapporter sur cette question quelques jours plus tard, est autrement plus virulent, allant jusqu’à parler de « la plus grande défaite jamais subie par un parti communiste ». Le président de l’Internationale réagit enfin clairement en juillet, dans un article où il déclare que le sectarisme et l’attentisme constituent, non pas une spécificité nationale un peu étrange, mais bien le plus grand « malheur pour le parti » bulgare.
Staline, le secrétaire du PCUS, consulté pour la première fois sur une question d’une telle importance, écrit, de son côté, qu’« il faut retenir les Allemands, et non les encourager ». Son avis personnel est un gage d’autorité suffisant, maintenant que Lénine en est réduit à un état quasi-végétatif et que Trotski a été mis sur la touche par ses rivaux. Radek prend alors sur lui de télégraphier à Berlin, le 26, que l’exécutif déconseille le maintien16. La fuite d’une circulaire secrète de Severing appelant les forces de police de Prusse à la plus grande fermeté en cas d’attroupements, fait définitivement basculer la Centrale. Victor Serge a beau jouer sur les mots en écrivant que le KPD, qui a substitué « au cortège en plein air de Potsdam […] 23 meetings de masse à Berlin et aux environs », a donc refusé de « décommander sa manifestation »17, personne n’est dupe. Un meeting en salle n’est pas une manifestation. Le parti, effrayé de sa propre audace – que Radek va bientôt lui suggérer de remiser pour plus tard – a bel et bien reculé. La bourgeoisie peut respirer. D’un côté du Rhin comme de l’autre d’ailleurs, puisqu’à la toute fin juillet, Le Temps, constatant que les communistes allemands se sont finalement « résignés à être sages », ironise lourdement sur le changement de ton de la Rote Fahne. L’organe du KPD, qui lançait le 26, au moment de l’annonce de l’interdiction, que cette dernière allait susciter dans les masses « de l’exaspération, de la fureur et une volonté encore plus grande de combattre », demandait en effet, deux jours plus tard, aux travailleurs d’avoir « du sang-froid et des nerfs calmes »18.
Évidente combativité
Au lendemain de la journée fatidique du 29 juillet, les observateurs sont unanimes sur un point : cette dernière s’est finalement déroulée de la meilleure des façons possibles, alors que l’on pouvait, selon eux, légitimement s’attendre au pire. En France, Le Temps note que « la journée s’est passée très tranquillement dans toutes les grandes villes d’Allemagne », rejoignant notamment L’Humanité qui affirme, avec un soulagement manifeste, que la mobilisation antifasciste « s’est déroulée, à Berlin et dans tout le Reich, dans le calme »19. Le différend repose, non sur ce constat, mais sur le sens à lui donner. Si la dépêche reprise par plusieurs titres hexagonaux considère que « les meneurs communistes avaient vivement recommandé à leurs partisans d’éviter ce qui pourrait donner lieu à l’intervention de la police » et aux mesures « formidables » préconisées par Severing, les communistes estiment pour leur part que le KPD a prouvé à la bourgeoisie allemande et au SPD qu’il est « un parti [assez] puissant pour maintenir l’ordre »20.
Des échauffourées se sont tout de même produites çà et là. Il y a même eu un incident sanglant à Neurupinn, une localité située au nord-ouest de Berlin, à la sortie d’un des meetings du KPD. La foule s’est semble-t-il massée devant une prison pour demander la libération des prisonniers politiques et des tirs de la police ont immanquablement retenti. La panique qui s’est ensuivie a fait deux morts et sept blessés, et les forces de l’ordre ont procédé à une quinzaine d’arrestations. Une scène similaire a eu lieu à Berlin, près de la Weddingsplatz, au nord de la Porte de Brandebourg, suite au refus persistant des manifestants de se disperser, mais aucune victime n’a été déplorée. La dépêche utilisée par la presse française ne signalant pas d’autres incidents, on peut penser qu’il n’a pas dû s’en produire beaucoup d’autres, puisqu’on n’aurait pas manqué de les narrer en détail si tel avait été le cas. La presse communiste, qui dispose de ses propres sources d’information, signale de son côté des tirs et des dispersions tumultueuses en Westphalie, à Hagen (où il y a eu des blessés et des arrestations), mais aussi, à un degré manifestement moindre, à Bielefeld.
Le mouvement communiste international transmet des chiffres prouvant la réussite de cette journée de mobilisation, malgré l’interdiction de tout rassemblement dans l’écrasante majorité des Länder. On parle même d’affluences « formidables » dans le Hanovre, le Brunswick et dans le Wurtemberg. On note par ailleurs de belles manifestations – autorisées elles – en Saxe, à Dresde, Leipzig et à Chemnitz, le fief de Brandler, où 50 000 ouvriers ont défilé. Le Temps, lui, parle, comme on pouvait s’y attendre, d’une affluence « modeste » et reprend le chiffre, effectivement décevant, de 50 000 participants aux vingt meetings en salle organisés dans la région berlinoise. Le quotidien d’ajouter qu’il y avait une surreprésentation « de jeunes gens et de femmes », autre façon – qualitative, cette fois – de minorer ces initiatives. Le Populaire, qui reprend pour le reste les mêmes informations que la presse modérée, a quant à lui comptabilisé 150 000 à 160 000 personnes. Bref, une affluence qui n’est finalement « pas considérable », au vu de l’énergie militante dépensée. À noter que le quotidien de la SFIO a veillé dans ses colonnes à omettre de reproduire le passage de la dépêche, maintenu dans Le Temps, affirmant que « les socialistes s’étaient abstenus de participer à ces réunions communistes »21. On peut conclure sur ce point en donnant les chiffres de Pierre Broué : 200 000 à Berlin, de 50 à 60 000 à Chemnitz, 30 000 à Leipzig, 25 000 à Gotha, 20 000 à Dresde, et probablement 100 000, au total, dans le Wurtemberg. Pour le dirigeant communiste Ernst Meyer, « le KPD, déjouant la provocation, a donné à la manifestation du 29 des formes appropriées aux circonstances locales, sans s’attirer le reproche de mettre en jeu à la légère la vie de ses propres adhérents ou des travailleurs sympathisants. L’impatience révolutionnaire verra peut-être dans cette décision un recul nuisible […]. Parti de masses […], le KPD n’a besoin ni de manœuvres ni de stratagèmes. […] Il continuera son travail d’agitation, de propagande et d’organisation »22. Difficile de ne pas voir dans cette déclaration formulée en nom de la direction une forme de soupir de soulagement collectif. Tout indique que, pour la grande majorité des dirigeants, le parti venait de traverser un moment de grandes turbulences et qu’il allait enfin pouvoir retrouver la routine rassurante des revendications de front unique.
Crise dans la sociale-démocratie
La poussée communiste dans les syndicats et sur le terrain des luttes, les menaces qui pèsent sur la Saxe et la Thuringe « rouges », la faillite du cabinet Cuno et la pression de plus en plus forte de « l’opinion » pour que le SPD forme une grande coalition avec ses alliés de la coalition de Weimar (Parti libéral et Zentrum), mais aussi avec le DVP de Stresemann – dont le nom circule de plus en plus dans les milieux dirigeants : autant de raisons, pour la gauche socialiste, menée notamment par l’ancien président du KPD, Paul Levi, de préciser ses positions face à la direction du parti. On a déjà vu qu’en raison de la rapide aggravation de la situation intérieure de l’Allemagne, la gauche sociale-démocrate se renforçait face à la droite, à un rythme globalement comparable à celui du mouvement d’opinion faisant passer progressivement du SPD au KPD le centre de gravité de la gauche.
Le 27 juillet, le SPD berlinois vote par exemple une résolution proposée par Paul Levi et exigeant la démission du gouvernement Cuno. Cette issue inattendue fait suite à la polémique qui a opposé Breitscheid, un ancien de l’USPD favorable à la fin du gouvernement Cuno, mais qui, contrairement à Levi, n’appartenait pas à proprement parler à l’opposition, et le droitier Robert Schmidt. L’ancien ministre des cabinets SPD de Scheidemann, puis de Bauer, qui se disait partisan des négociations pour la mise en place d’un gouvernement de grande coalition, reconnut clairement qu’il ne voyait pas quel gouvernement pourrait remplacer celui de Cuno. L’article du Temps qui évoque tout d’abord de simples « divergences » de vues, mentionne finalement un « échange de paroles assez vives » entre les deux élus. C’est alors qu’intervient Paul Levi avec une habileté saluée à sa manière par Le Populaire, qui rappelle que sa motion se bornait à exiger le départ de Cuno et ne se prononçait pas sur la question de la participation à un éventuel gouvernement avec la DVP. Selon Le Temps toutefois, « ce vote semble indiquer que les chefs socialistes sont débordés par la masse des adhérents chez qui le mécontentement causé par la crise actuelle est considérable »23. Victor Serge confirme cette poussée à gauche quand il écrit, quelques jours plus tard, avec une pointe d’étonnement, qu’au sein du SPD, Breitscheid a « él[e]v[é] la voix pour exiger la cessation de la neutralité bienveillante à l’égard de M. Cuno et d’adoption par le parti d’une politique d’opposition résolue »24. Pour l’écrivain communiste, qu’un opportuniste comme l’ancien militant indépendant tourne de la sorte indique nécessaire une forte pression venant de la base militante.
Vent debout à l’idée de la constitution d’une grande coalition conçue pour sauver l’ordre bourgeois et face à la fermeté affichée par les Severing et Noske contre la journée antifasciste organisée par le KPD, mais aussi par leurs camarades là où c’est possible, la gauche sociale-démocrate entend s’organiser. À l’initiative de Paul Levi et de l’avocat Kurt Rosenfeld, issu lui aussi de l’USPD (mais sans être passé par le KPD), une conférence de l’opposition a lieu à Weimar, le 30 juillet. Observateur scrupuleux de la situation à gauche, le correspondant de L’Humanité à Berlin, Pierre Franklin écrit : « La méfiance, la désorganisation et l’indiscipline règnent dans le Parti social-démocrate qui se trouve maintenant en plein état de décomposition. La scission même menace la sociale-démocratie. Nous apprenons ce soir, en effet, que la gauche du Parti social-démocrate s’est réunie […] à Weimar pour s’organiser et prendre position vis-à-vis de la direction du parti. L’opposition a décidé de n’accepter en aucun cas la grande coalition. Les deux fractions ont engagé une lutte acharnée qui se terminera par la scission dans le Parti social-démocrate ». Et le journaliste communiste d’ajouter le pronostic suivant : « Une partie de l’opposition viendrait aux communistes, tandis que l’autre, avec Paul Levi en tête, cherchera à fonder un nouveau parti. De nombreuses organisations sociales-démocrates de toute l’Allemagne étaient représentées à cette conférence. Les organisations de Saxe et de Thuringe y participaient en bloc »25.
La rupture avec Levi, premier exclu de la mouvance communiste internationale pour « indiscipline », en 1921, parce qu’il avait eu le tort, au lendemain du fiasco de l’Action de mars, de dire ce qu’il pensait26 – et ce qui s’est avéré parfaitement juste –, était encore trop proche pour que ce dernier soit traité comme un allié acceptable et respectable. Impossible alors, à Moscou comme à Berlin, d’imaginer, après tant de polémiques et d’anathèmes, un retour au bercail de Levi et des autres animateurs de son réseau largement structuré par des cadres syndicaux éprouvés. D’où cette distinction entre la « bonne » opposition prête à rejoindre le KPD et la « mauvaise », dont l’inconséquence risque de diviser encore davantage le mouvement ouvrier allemand. Mais il n’empêche. Même Victor Serge ne peut cacher sa satisfaction de voir la politique de front unique menée systématiquement depuis un an par les communistes trouver enfin un écho aussi favorable dans les rangs sociaux-démocrates. Il écrit notamment dans la presse de la IIIe Internationale : « Trente députés sociaux-démocrates de l’opposition se réunissent à Weimar (30 juillet) ; Kurt Rosenfeld, l’ex-indépendant, et Paul Levi, l’ex-communiste, discourent. Que veulent-ils ? L’opposition au cabinet Cuno (il serait temps…), le renoncement à la grande coalition ministérielle – de Stinnes aux socialistes – en préparation (tiens, tiens !), la collaboration avec les communistes (ni plus ni moins) »27. L’ironie affleure dans ce passage et, dans la suite de son propos, l’écrivain communiste déploie encore plus clairement sa verve contre les deux leaders de la gauche sociale-démocrate, accusés de se radicaliser pour ne pas perdre le contact avec les masses. Mais que l’on ne s’y trompe pas : au sein de la direction du KPD, et tout particulièrement dans les rangs de la majorité brandlérienne, on prend très au sérieux – et avec raison, ajouterions-nous – ce qui se passe dans la gauche du SPD.
Cet article est la version longue de celui paru dans le numéro 306 de Démocratie&Socialisme, la revue de la gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Die Rote Fahne, 2 août 1923, citée dans Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971.
2.Voir notamment Chris Harman, La Révolution allemande. 1918-1923, 2015, p. 314-318
3.Cités dans Victor Serge, op. cit., 1990, p. 40-41 et dans Pierre Broué, op. cit., 1971.
4.Le Temps, 24 juillet, p. 1 et ibid., 1971.
5.Victor Serge, « La disette à Berlin » (Correspondance internationale n° 61, 30 juillet 1923), op. cit., 1990, p. 39. Information confirmée par Le Temps, 27 juillet 1923, p. 1.
6.« Troubles à Francfort », ibid., 25 juillet 1923, p. 2.
7.« Les pillages de Breslau » ibid., 23 juillet 1923, p. 2 et « Désordre à Breslau », ibid., 22 juillet, p. 2.
8.Cité dans Victor Serge, op. cit., 1990, p. 40 (précision sur la criminalité berlinoise en note, p. 43).
9.Développement et chiffres dans Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 308.
10.Cité dans Chris Harman, op. cit., p. 302.
11.« La journée antifasciste en Allemagne », L’Humanité, 2 août 1923, p. 3.
12.Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 308.
13.De larges extraits du texte de Brandler sont publiés dans l’Humanité, 14 juillet 1923, p. 3.
14.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 41.
15.Compte rendu des débats dans Bulletin communiste n° 27, 5 juillet 1923 (rapport introductif du 15 juin).
16.Pour ce développement sur l’IC, on s’est largement appuyé sur Pierre Broué, op. cit., 1997, p. 309-311.
17.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 40.
18.« Billet du jour », Le Temps, 31 juillet 1923, p. 1.
19.Ibid. et Pierre Franklin, « La discipline communiste déjoue les provocations », L’Humanité, 30 juillet, p. 3.
20.Dépêche reprise notamment dans « Les manifestations communistes », Le Temps, 31 juillet 1923, p. 2, et dans « Les manifestations en Allemagne », Le Populaire, 30 juillet, p. 3. Pour la version communiste, voir l’article cité à la note précédente.
21.Pour tout ce développement, on s’est appuyé sur les quatre dernière sources citées.
22.Chiffres et citation dans Pierre Broué, op. cit., 1971, p. 705-706.
23.« Divergences dans le Parti socialiste », Le Temps, 30 juillet 1923, p. 1, et « Divergences au sein de la sociale-démocratie », Le Populaire, 31 juillet, p. 3.
24.Victor Serge, op. cit., 1990, p. 41.
25.Pierre Franklin, « Personne ne veut succéder à Cuno », L’Humanité, 1eraoût 1923, p. 3.
26.On se permet de renvoyer à Jean-François Claudon et Vincent Présumey, Paul Levi. L’occasion manquée, Éditions de Matignon, coll. Hier et aujourd’hui, 2017, p. 54-61.
27.Victor Serge, « Phynances : l’emprunt-or, etc. » (Correspondance internationale n° 63, 7 août 1923), op. cit., 1990, p. 46-47.