GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Victoire historique de la gauche au Chili (#1)

Élu le 19 décembre 2021 à la présidence de la République, Gabriel Boric est le plus jeune chef d’État de l’histoire du Chili et celui qui a recueilli le plus de voix depuis la fin de la dictature. Le gouvernement de la coalition qui l’a porté au pouvoir, Apruebo Dignidad, entrera en fonctions le 11 mars 2022, comme le prévoit la Constitution.

Douze ans et demi se sont écoulés depuis l’irruption dans la presse nationale du président du Centre des étudiants de l’École de Droit de l’Université du Chili. Le jeune Gabriel Boric était alors âgé de 23 ans. Il conduisait l’occupation de son université, occupation qui, après 40 jours, eut raison du doyen. Militant de gauche au Parti autonome, Boric créera par la suite le Mouvement autonome, puis, dans la dernière période le parti Convergence sociale. Produit de la fusion de quatre mouvements qui intègrent le Frente Amplio, c’est l’instrument politique qui lui permis de s’inscrire pour les primaires de la gauche de mai 2021 et de se hisser au pouvoir.

Assemblée constituante

L’autre fait marquant de l’année 2021 fut l’élection de l’Assemblée constituante au mois de mai. C’est à partir des mobilisations étudiantes de 2011 que l’idée d’une Assemblée constituante, qui remplacerait la Constitution chilienne issue de la dictature, germa dans les consciences. En effet, comme l’affirme Sergio Grez, historien spécialiste des mouvements sociaux, le mouvement étudiant, même s’il n’a obtenu que peu sur le plan revendicatif en 2011, a permis d’imposer le thème éducatif. Il a aussi approfondi le discrédit des partis et contribué à délégitimer les institutions héritées de la dictature.

C’est fin 2019 que le gouvernement de droite de Sebastian Piñera, aux abois, négocie avec l’ensemble des partis et le Congrès national, un « agenda social » et le plébiscite qui devra décider de la tenue ou non de l’Assemblée constituante. Celui-ci s’est finalement tenu le 25 octobre 2020.

La victoire écrasante (pratiquement 80 % des voix) lors du plébiscite pour une Assemblée constituante de 155 représentants, élus au suffrage direct et sans représentation du congrès, deviendra réalité les 13 et 15 mai 2021, lors du scrutin pour son élection.

Cette assemblée est une conséquence directe de l’explosion sociale de 2019. Son mode de scrutin qui, entre autres, permettait de réaliser des pactes entre des candidats « indépendants » est une élection directe et à la proportionnelle des 155 membres chargés de rédiger, en une année, la nouvelle Constitution. L’assemblée élue est caractérisée par l’entrée de nombreux délégués issus du mouvement social et /ou indépendants, avec 49 sièges (Independientes no neutrales et Lista del pueblo), par la parité homme/femme et par la présence de représentants les « peuples originaires » avec 17  sièges réservés. La droite n’obtient pas la minorité de blocage d’un tiers des voix avec seulement 37 sièges.

La composition de cette assemblée reflète le rejet important des partis, comme lors des grandes mobilisations de l’Estadillo social de 2019. Ces dernières qui connurent une répression extrême se caractérisaient par une absence de leadership et le rejet des organisations traditionnelles. Un peu à l’image du mouvement des Gilets jaunes en France.

Boric au cœur de la gauche

Boric déclara le soir de sa victoire à la primaire de la gauche, le 18 juillet 2021 : « Si le Chili a été le berceau du néolibéralisme, il en sera aussi la tombe ». Il terminait sa déclaration par la phrase de Salvador Allende qui fit le tour du monde le jour du coup d’État de Pinochet : « Bientôt s’ouvriront de nouveau les avenues où passera l’homme libre pour construire une société meilleure ».

Cette phrase prononcée le 11 septembre 1973 de l’intérieur du palais de la Moneda, à Santiago du Chili, à 9h du matin, fut la dernière du président de l’Unité populaire élu le 4 septembre 1970. Quelques heures plus tard, il mit en effet fin à ses jours quand les militaires putschistes entrèrent dans le palais présidentiel : « Ce sont mes derniers mots et j’ai la certitude que mon sacrifice ne sera pas vain », avait-il dit.

La dictature militaire plongeait alors le pays dans la répression et les attaques contre le salariat : des milliers de morts et de disparus, des dizaines de milliers de Chiliens torturés, la durée hebdomadaire de travail de 48h par semaine restaurée, la baisse du pouvoir d’achat, le mouvement syndical muselé, le retour des investisseurs étrangers, l’implantation du modèle néolibéral à l’aide des fameux Chicago boys de l’Université catholique du Chili formés aux thèses libérales de Milton Friedman, une Constitution et un Code du travail sur mesure, la santé et les retraites privatisées…

La référence à Salvador Allende, incontournables chez les socialistes, les communistes et les partis et mouvements de gauche en général, permet à Boric de donner un sens à la campagne d’Apruebo Dignidad, la coalition électorale qui avait participé aux primaires institutionnelles de juillet 2021, dont Gabriel Boric venait de sortir vainqueur.

Lors de ces primaires, faisant mentir les sondages, il récolta plus de 60 % des voix face au candidat du Parti communiste, Daniel Jadue. Gabriel Boric est une des figures du Frente Amplio qui avait fait irruption sur la scène politique aux élections présidentielles de 2017.

Dans cette période, marquée par les élections de l’Assemblée constituante, où les élus indépendants des partis politiques traditionnels sont majoritaires, la référence à Allende vaut symbole d’unité et d’ancrage à gauche. Les choix tactiques qui conduiront à la victoire du jeune président ne démentiront pas son importance.

Après avoir fait une campagne de premier tour où il s’est efforcé de marquer ses différences et son opposition à la candidate soutenue par le PS, la démocrate chrétienne Yasna Provoste, il ouvrit les négociations avec ce dernier pour obtenir un accord de soutien au second tour. Il fera de même une fois élu, en négociant l’entrée des socialistes dans son gouvernement.

Le soir de la victoire, Boric remercie ses électrices et ses électeurs en leur déclarant « L’espoir a vaincu la peur ! ». Pour beaucoup, cette victoire résonne aussi comme une victoire contre la dictature de Pinochet et son héritage. Le candidat d’extrême droite Antonio Kast, son adversaire du deuxième tour, avait revendiqué le bilan du dictateur et avait appelé, lors du référendum du 1er octobre 2020, à voter contre une Assemblée qui mettrait fin à la Constitution des militaires chiliens. La mobilisation des électeurs au deuxième tour de l’élection présidentielle, et particulièrement des quartiers populaires de Santiago, a mis fin au spectre du retour en arrière que promettait Kast.

La transition et les élections depuis 1990

Le 5 octobre 1987 débutait au Chili, ce qu’on appelait alors la transition démocratique. La Constitution de 1980, imposée par le régime militaire, prévoyait un plébiscite national à l’occasion duquel les électeurs devaient se prononcer sur le maintien du général Pinochet à la présidence de la République ou permettre l’élection du premier président depuis le coup d’État du 11 septembre.

Après 17 années de dictature militaire sous la domination de Pinochet et des généraux chiliens, cette première consultation électorale se déroule dans un climat de tension extrême et avec un rapport de force social favorable, qui s’était exprimé pleinement pendant les immenses mobilisations de mars 1987, lors des cinq jours que dura la visite du pape au Chili.

Le non l’emporta avec 55,9 % des voix. Exactement le score réalisé par Gabriel Boric, le 19 décembre dernier, au deuxième tour de l’élection présidentielle qui l’opposait au candidat le plus nostalgique de la dictature militaire.

C’est dans le processus du plébiscite que naît la Concertation des partis pour le Non qui deviendra, dans la perspective des premières élections en décembre 1989, la Concertation des partis pour la démocratie. Cette alliance entre la Démocratie chrétienne, le PPD (Parti pour la démocratie, aile droitière du PS), le Parti radical, puis le Parti socialiste, est la coalition qui gouverna sans interruption de 1990 à 2010, puis en alternance avec la droite (l’Alliance pour le Chili).

Que faire de la Constitution de 1980 ?

À gauche, le dilemme de l’action politique au sein des institutions héritées de la dictature a marqué le débat et l’action politique. Une question tactique dont la réponse a eu d’importantes conséquences sur le développement de la situation politique à l’issue de la dictature. En 1987, la question était en effet de s’inscrire ou ne pas s’inscrire dans le cadre des institutions.

La principale raison historique qui explique l’absence des autres partis de gauche lors des élections pendant de nombreuses années tient à l’appel de plusieurs partis de gauche (Parti communiste, fractions du Parti socialiste, MIR ...) au boycott du plébiscite de 1988, ainsi qu’à leur refus de participer aux institutions héritées de la dictature et d’avaliser la constitution de 1980. Au début de cette décennie, le Parti communiste avait décidé de s’engager sur la voie de la lutte armée contre la dictature. Curieux choix, quand on sait qu’il prônait la voie pacifique au socialisme et l’alliance avec la Démocratie chrétienne pendant le gouvernement de l’Unité populaire, et ce jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973… Il avait décrété 1986 comme étant l’année décisive pour en finir avec Pinochet et fomenta contre lui un attentat qui échoua, le 7 septembre.

Les tenants du boycott et du refus d’agir dans le cadre des institutions avaient sous-estimé l’enthousiasme des Chiliens qui, dans leur immense majorité, s’étaient engouffrés dans la brèche et inscrits à plus de 92 % sur les registres électoraux. Le rapport de force issu de la réorganisation du mouvement syndical et des partis à partir de 1980 et de la grande mobilisation de mars 1987 allait s’exprimer dans les urnes le 5 octobre de la même année. Peu de temps avant le plébiscite, le PS-Almeyda et le Parti communiste rectifièrent leur orientation et appelèrent à voter pour le non.

Mais le refus d’inscrire légalement les partis empêchait la participation d’une partie de la gauche aux élections pendant des années et de disputer le pouvoir aux partis de la Concertation pour la démocratie qui avaient, eux, fait enregistrer leurs partis dès 1987.

En 2019, signer ou ne pas signer ?

Fin 2019, la crise politique chilienne a fait renaître ce débat. Faut-il négocier et signer avec les partis de la droite et ceux de la Concertation pour la démocratie l’accord pour la réalisation d’un plébiscite sur la tenue de l’Assemblée constituante mettant définitivement fin à l’ère Pinochet ? Faut-il accepter la réforme institutionnelle négociée entre le gouvernement de Sebastian Piñera, l’actuel président du Chili, les partis et le Congrès national qui prévoyait certaines dispositions antidémocratiques ?

Gabriel Boric négocia et signa « l’accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution » du 15 novembre 2019. Il en fut même un des principaux artisans à gauche. Outre la mise en place d’un « agenda social », cet accord prévoyait le fameux référendum pour une Assemblée constituante. Ce fut un des éléments déterminants pour l’élection à la Présidence de la république de Boric. Ce dernier avait en effet la conviction qu’il fallait améliorer l’accord et il y voyait une chance historique d’en finir avec la Constitution de Pinochet, malgré des points importants de désaccord comme par exemple la règle imposant une majorité des 2/3 des voix pour toute décision sur la rédaction du nouveau texte.

Il décida d’être actif dans la négociation avec les partis de droite et ceux de la Concertation, malgré le refus du PC, de Convergence sociale, du Parti humaniste ainsi que d’autres composantes du Frente Amplio. Et finalement il signa ce compromis en son nom propre, contre l’avis de son propre parti ! Contrairement au Parti communiste, et fidèle à sa conduite politique depuis les grandes mobilisations étudiantes, Boric considéra qu’il fallait occuper l’espace qui s’ouvrait, participer à ce processus – même imparfait – et peser pour le démocratiser.

Cette décision allait marquer durablement le cours des événements, puisque tous les partis ont finalement participé à l’élection de l’Assemblée constituante et qu’elle joua un rôle déterminant dans l’accession de Boric au pouvoir.

Cet article de notre camarade Jean-Alain Mazas a été publié dans le numéro de janvier (n°291) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale. Dans le numéro de février, nous traiterons de l’accession au pouvoir de Boric, de son programme et des perspectives pour la gauche chilienne.

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