GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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L'exemple oublié de "l'Union dans les luttes"

À moins de cent jours de l’élection présidentielle, neuf candidats sont officiellement déclarés à gauche, et regroupent en cumulé 25 % des intentions de vote. Lors des élections présidentielles de 1981, les seules candidatures de Georges Marchais et de François Mitterrand réalisaient plus de 40 % des suffrages exprimés au soir du premier tour avec respectivement 15,3 et 25,8 % des voix.

Actuellement les candidates et candidats de gauche demeurent loin des deux principaux candidats de la droite nationaliste et de la candidate des Républicains, tandis qu’Emmanuel Macron, parvient, lui, à se maintenir entre 23 et 27 % des intentions de vote. Avec cette domination écrasante des droites libérale et nationaliste, la participation au second tour d’un représentant des partis de gauche apparaît en l’état très hypothétique, pour ne pas dire chimérique.

Les enquêtes d’opinion ont rappelé qu’une majorité d’électeurs de gauche considérait que l’unité la plus large, dès le premier tour, était une des conditions nécessaires pour espérer être présent au second au regard de la faiblesse structurelle des gauches. Aussi aspirent-ils à l’union par le truchement d’une candidature unique légitimée par un « accord de gouvernement » ambitieux. Or, en dépit du mot d’ordre « unité à gauche » répété à l’envi depuis des mois, l’union entre les gauches demeure plus que jamais introuvable.

Une autre désunion

Face à la situation actuelle, marquée par les aspirations à l’unité de la base et la division entretenue au sommet, il nous semble intéressant de convoquer un précédent : celui du courant unitaire à gauche qui, prenant le nom d’« Union dans les luttes », vit le jour un an et demi avant l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en mai 1981.

Après s’être accordés en juin et juillet 1972 sur un « programme commun de gouvernement » (PCG), pour lequel le Parti communiste français militait depuis dix ans, et avoir défendu ensemble la candidature du premier secrétaire du PS, François Mitterrand, à l’élection présidentielle de 1974, les trois partis de gauche – PCF, PS et MRG –, incapables de s’accorder sur une « actualisation » du PCG, étaient profondément divisés depuis le mois de septembre 1977. La défaite inattendue des gauches aux élections législatives de mars 1978 avait été ressentie douloureusement, car, dix ans après la vague de grèves et la sortie torrentielle de 7 millions de salariés grévistes en mai-juin 1968, les électeurs de gauche espéraient avec l’élection d’une majorité de députés communistes, socialistes et radicaux, pouvoir imposer, enfin, au président Valéry Giscard d’Estaing, une cohabitation, et par là même la nomination d’un Premier ministre de gauche.

Pourtant, loin de s’atténuer, la division au sommet entre le PS et le PCF s’exacerbait au fil des mois. Le PCF n’avait pas de mots suffisamment sévères pour dénoncer ce qu’il considérait être une dérive à droite du PS avec qui l’union aux élections était désormais devenue impossible, au point de le considérer comme un allié des deux grands partis de droite, RPR et UDF, et de dénoncer virtuellement cette « bande des trois ».

Cette attitude agressive et exclusive de la part des dirigeants communistes à l’encontre de leurs anciens alliés avait des répercussions néfastes dans le champ syndical. La CGT et la CFDT, liés par un accord d’unité d’action depuis 1966, se livraient de nouveau à un affrontement fratricide, refusant de conduire des actions communes sur le plan national, alors que les salariés était confrontés depuis 1976 à une offensive néolibérale menée par le gouvernement de Raymond Barre pour tenter de juguler l’inflation et de restaurer les taux de profit des entreprises. L’heure semblait partout au repli sur soi, aux anathèmes et au désengagement, tandis que le spectre d’une réélection du président sortant, Valéry Giscard d’Estaing, au printemps 1981 hantait les esprits de nombreux militants et d’électeurs de gauche.

L’étincelle

Face à cette situation jugée consternante, et ipso facto dramatique pour la gauche politique et syndicale, une centaine de militants – certains sans appartenance partisane, d’autres membres du PS (Stelio Farandjis) ou encore du PCF (parmi eux des universitaires renommés, tels Étienne Balibar, Guy Bois, Georges Labica) – refusèrent de se résoudre. Ils prirent l’initiative de rédiger un texte sous la forme d’une pétition pour appeler à « l’union dans les luttes ».

Cet appel, publié dans le Monde le 18 décembre 1979, se voulait un « acte positif » pour reprendre les mots de Georges Labica. Celui-ci appelait à ne pas « se résigner » devant cette division pathétique des gauches qui ne pouvait profiter in fine qu’à la droite libérale au pouvoir.

Les rédacteurs cherchaient à féconder non pas une nouvelle organisation politique, mais un puissant « courant d’opinion » autour de l’exigence de l’unité retrouvée « entres les forces de gauche ». Ils appelèrent , « sans chercher à gommer [leur]s différences et [leur]s divergences », à travailler aux jonctions à la base dans le cadre des luttes sociales, tout en exigeant que « les conditions de l’unité de la gauche aux prochaines élections soient discutées dès maintenant et au grand jour ». Pour les premiers signataires, si la pétition parvenait à prendre de l’ampleur, les appareils politiques et syndicaux ne pourraient demeurer insensibles à cette demande populaire en faveur de l’unité.

Un écho de masse

Rapidement, dès le 5 janvier 1980, une nouvelle liste de 1 000 noms fut publiée dans Le Monde. On y trouvait la signature de dirigeants syndicaux de la CGT, comme René Buhl secrétaire confédéral et directeur du Peuple, l’organe interne de la centrale syndicale destinés à ses responsables, Jean-Claude Laroze et Ernest Deiss, membres du bureau confédéral, Pierre Feuilly, et Janine Parent, membres de la commission exécutive. Des élus socialistes et communistes y souscrivirent également : Bernard Parmentier, sénateur PS (Paris), Franck Sérusclat, sénateur PS (Rhône), Micheline Krivitzki (PCF) et Pierre Popu (PS), adjoints au maire d’Antony (Hauts-de-Seine), Didier Thibaut (PCF), conseiller municipal de Lille… et même Pierre Thorez (PCF), fils de l’ancien Secrétaire général du parti ! L’enjeu était de constituer à l’échelle des villes et des entreprises des « comités d’union à la base » réunissant des militants des différents partis de gauche, afin de donner une réalité matérielle à ce désir d’union. De nombreux collectifs de salariés se créèrent ainsi, comme à Marseille, où, le 22 janvier lors d’une conférence de presse, fut dénoncée « la division mortelle où s’[étai]t enfermé le mouvement ouvrier depuis 1978 ».

À l’extrême gauche, tandis que Lutte ouvrière (LO) et à l’Organisation communiste internationaliste (OCI) se tenaient éloignées de cette dynamique unitaire, la LCR, en dépit de ses critiques sur le contenu de l’appel, se félicita sans ambages d’une telle initiative qui, selon elle, « ouvrait une situation nouvelle ». Elle engagea ainsi ses forces militantes dans ce mouvement, qui faisait tenir ensemble des militants par-delà les clivages partisans, pour promouvoir « l’unité ouvrière » qu’elle défendait depuis des mois, et que soit acté le plus tôt possible un « pacte de désistement inconditionnel » entre le PCF et le PS à l’élection présidentielle de 1981.

Le nombre de signatures augmenta de façon exponentielle : 20 000 le 6 février, 25 000 le 14, 60 000 à la fin du mois de mars. De nombreux syndicalistes signataires militèrent en faveur d’un premier mai unitaire à Paris et dans les principales villes en province. Bien que la division syndicale demeurât à l’ordre du jour dans la capitale et dans de nombreuses grandes villes avec l’organisation de cortèges syndicaux séparés, ils ne furent pas moins de 10 000 à manifester à Paris dans le cadre de la « marche pour l’unité » à laquelle la LCR se joignit. Des manifestations syndicales unitaires furent organisées dans une quinzaine de villes de province (Limoge, Nantes, Lyon, Dijon, Bordeaux…).

Tandis que la division à gauche demeurait une réalité anxiogène, une première réunion nationale avec 140 délégués représentant les collectifs de signataires se tint à Paris le 22 juin 1980. Il s’agissait de tirer un bilan de ces six premiers mois de campagne intense en faveur de l’union à gauche. 110 000 signatures avaient été récoltées. Un collectif national fut créé à cette occasion, et il apparaissait urgent que le courant unitaire se positionne clairement au sujet de l’échéance présidentielle.

Battre Giscard !

Le 26 octobre 1980, alors que 140 000 personnes avaient déjà souscrit à « l’appel des 100 », une seconde réunion nationale des nombreux collectifs « Union dans les luttes » rassembla plus de 200 personnes. Dorénavant, le slogan de ce courant unitaire, qui avait vocation à perdurer après l’échéance présidentielle, fut : « Giscard peut et doit être battu ». Partant du postulat que la présence d’un candidat de gauche au second tour de l’élection présidentielle de 1981 ne faisait aucun doute au regard des sondages, il ne fut pas question de défendre,à l’instar des militants trotskistes de l’OCI, la proposition d’une candidature PS-PCF dès le premier tour. Il s’agissait avant toutes choses de s’assurer que le PCF et le PS s’engagent à appeler au soir du premier tour à voter pour celui qui arriverait en tête à gauche et, en cas de victoire, qu’ils s’engagent à gouverner ensemble pour mettre en œuvre un projet de transcendance sociale. En effet, la chose était loin d'être acquise du fait des déclarations du candidat communiste Georges Marchais qui avait notamment déclaré lors de l'émission " Cartes sur table ", le 13 octobre 1980 : « la formule du désistement automatique est une chose périmée ». Il fut ainsi écrit dans le nouvel appel dévoilé suite à cette réunion nationale : « Pour battre Giscard, il faut le dire clairement dès aujourd’hui : le désistement est nécessaire au second tour entre les candidats représentatifs de la gauche au profit de celui que le suffrage universel aura placé en tête ».

« Battre Giscard » : ce mot d’ordre fut popularisé tout au long de la campagne présidentielle, sans que jamais l’objectif d’empêcher le président sortant de bénéficier d’un second septennat ne soit séparé du contenu de la politique qui devrait être menée par les gauches dans leur exercice partagé du pouvoir. Stelio Farandjis, l’un des initiateurs de « l’appel des 100 », estima ainsi dans un entretien à Rouge, organe de la LCR, que « battre Giscard débouche sur un seul objectif : mettre le socialisme à l’ordre du jour, pour la première fois dans un pays développé ».

Alors qu’il s’était abstenu de donner une consigne de vote avant le premier tour, ne pouvant pas ne pas tenir compte de l’hétérogénéité partisane constitutive de cette dynamique unitaire et populaire, le collectif national « Union dans les luttes » rédigea, dans la foulée de la qualification du candidat socialiste François Mitterrand, un communiqué daté du 27 avril 1981, dont le titre fut sans équivoque : « Pour chasser Giscard, pour un réel changement, votez François Mitterrand ». De son côté, ayant du mal à dissimuler sa déception quant au score  de son candidat (15,3%, loin des 20% réalisés lors des élections européennes de 1979), le PCF appela officiellement ses électeurs à voter François Mitterrand, quoique que certains dirigeants communistes purent favoriser en interne le " vote révolutionnaire " en faveur de Giscard d'Estaing.

Lendemains de victoire

Le 16 mai, six jours après la victoire triomphale du candidat socialiste, le collectif national exprima son émotion et son immense satisfaction, considérant cette élection tant attendue et espérée, après 23 années d’exercice du pouvoir par les droites, comme étant d’abord « la victoire d’un mouvement populaire » dans lequel ce courant unitaire décentralisé avait pris toute sa part.

Concentré désormais sur l’échéance des élections législatives du mois de juin, afin que les gauches puissent bénéficier d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale – ce qui sera réalisé –, le collectif « Union dans les luttes » insista sur les conditions de la mise en œuvre du changement social et politique promis, à travers un processus de réformes législatives ambitieuses, qui devrait être appuyé par les luttes unitaires des salariés. Ainsi, le dirigeant syndical cégétiste, René Buhl, loin de militer pour « un changement sans effort », et de prêcher aux salariés la modération, la remise de soi et la patience, appela à « rechercher les voies et les moyens d’un vaste rassemblement unitaire pour l’action ».

On connaît la suite tragique de l’histoire : de nombreux acquis sociaux inscrits dans le droit pendant une année, attentisme du salariat, politique de désinflation-compétitive à partir de juin 1982, « modernisation industrielle » à marche forcée, déclin accéléré du PCF, irruption électorale du Front national à partir de 1983 et 1984, aucune alternative crédible à l’extrême gauche, triomphe des droites aux élections législatives en avril 1986 et première cohabitation...

Cet article de notre ami Hugo Melchior est paru dans le numéro 291 (janvier 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS). Hugo Melchior est chercheur en histoire contemporaine, membre de la Société française d'histoire politique.

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