GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Révolution#5 : crise de mai et gouvernement de coalition

La « dualité des pouvoirs » entre le gouvernement provisoire (GP) et le Soviet de Petrograd, le soutien de plus en plus ouvert apporté par les dirigeants mencheviks et SR aux Cadets, le réarmement du parti bolchevik suite au retour de Lénine : autant dʼéléments qui attestaient de lʼinstabilité politique extrême dans laquelle se trouvait la Russie, moins de deux mois après le soulèvement victorieux de mars. Cette instabilité de surface dissimulait une profonde fermentation sociale dont les premiers effets visibles furent les journées de mai et la chute de Milioukov.

Lʼunion nationale était encore prégnante lors des funérailles publiques des victimes de la Révolution de février, qui eurent lieu le 6 avril. Malgré les craintes des officiels, la manifestation se déroula, selon Trotski, « dans un ordre parfait, significatif de ces marches révolutionnaires où domine la conscience satisfaite dʼavoir accompli pour la première fois de grandes œuvres, avec lʼespoir que, dans la suite, tout ira pour le mieux ». Et pourtant... « Les prix montaient dʼune façon alarmante, les ouvriers revendiquaient le salaire minimum, les entrepreneurs résistaient, le nombre des conflits dans les usines s’accroissait sans cesse et les approvisionnements devenaient de plus en plus défectueux ». La veille du 1er Mai, lʼassemblée générale de la garnison de la capitale souleva la question de mettre fin à lʼenvoi de troupes sur le front, signe de lʼimpatience de la masse des soldats.

Aux origines de la crise

Le nouveau régime avait hérité de ce qui avait causé la perte du tsarisme, à savoir dʼune situation militaire catastrophique. La victoire populaire de Février et les grandes péroraisons démocratiques qui la suivirent purent faire croire un temps que lʼarmée russe allait retrouver de sa superbe. Pour la masse des soldats en effet, il ne sʼagissait plus de sauver un régime honni, mais bien de défendre la révolution. Les socialistes conciliateurs se firent les chantres dʼun défensisme « de gauche », à lʼunisson de leurs camarades de lʼEntente qui sʼétaient empressés de dépêcher des représentants en Russie nouvelle pour faire partager leur savoir-faire en matière dʼunion nationale. Quant aux bolcheviks, ils répudièrent le « défaitisme révolutionnaire », tout en maintenant fermement leur opposition à la guerre impérialiste.

Au front, cette reconfiguration politique à lʼarrière ne pouvait totalement obstruer la perspective, ouverte en Février, dʼune fin rapide des hostilités. Lʼappel de la liberté se fit entendre avec retard en première ligne, mais il fut dʼautant plus vibrant. Selon le chef dʼétat-major de la flotte de la mer Noire, lʼannonce de la chute du tsarisme à la troupe nʼavait guère suscité dʼenthousiasme parmi ses hommes. Mais, dès quʼarrivèrent de la capitale les premiers journaux socialistes, « en un clin d’œil, lʼétat dʼesprit des équipages se modifia, les meetings commencèrent et, des fissures sortirent en rampant de criminels agitateurs ». Le 1er avril, le général Roussky, commandant en chef des troupes du Nord, fit savoir à Petrograd que les soldats refusaient dʼobéir à lʼautorité.

Les revendications des soldats étaient frappées du coin du bon sens. « À quoi bon la terre ? », se disaient ces paysans arrachés à leur village, « si je meurs au front, je nʼen aurai pas lʼusage ». Selon Trotski, tel était « le point de départ du programme révolutionnaire des soldats : dʼabord la paix, ensuite la terre ». Lors de la conférence panrusse des soviets, début avril, un des délégués fit un aveu significatif en déclarant : « Nous sommes prêts à sacrifier notre vie pour la liberté, mais, cependant, camarades, nous voulons quʼon en finisse avec la guerre ». À partir dʼavril, une trêve tacite était de mise au front, tant la troupe sʼémouvait à lʼévocation de la moindre offensive. Le règlement du problème agraire, et plus généralement de la question sociale, était de facto repoussé à la fin de la guerre. On comprend dès lors pourquoi les Cadets voulaient la faire perdurer. Comme le note judicieusement Trotski, « la guerre jusquʼà lʼépuisement de lʼennemi se transformait en une guerre pour lʼépuisement de la révolution ».

Le rêve de Milioukov

Le 6 avril, jour de lʼentrée en guerre des États-Unis, Milioukov déclara devant des journalistes français que « la révolution russe a[vait] été faite pour écarter les obstacles qui se dressaient sur le chemin de la Russie vers la victoire ». À ses yeux, le maintien du pays dans la guerre était une évidence sous-tendue par trois données essentielles. Il était tout dʼabord inconcevable pour le chef de la diplomatie russe que Petrograd dénonce les traités militaires contractés avec les pays de lʼEntente dont les investissements étaient vitaux pour une économie russe au bord de lʼasphyxie. Par ailleurs, la bourgeoisie russe, dont le parti cadet était le commis en toute chose, nʼavait pas encore renoncé à ses visées sur Constantinople et sur les détroits, vieux fantasme de lʼimpérialisme russe depuis le XVIIIe siècle. Enfin, les libéraux – et Milioukov au premier chef – avaient compris que leur unique planche de salut face aux masses éveillées à lʼaction consistait à étouffer la révolution par la mobilisation guerrière.

Le « jusqu’au-boutisme » de Milioukov avait de quoi choquer le peuple qui aspirait de toutes ses forces à la fin du carnage. Mais aussi les leaders du Soviet qui, bien que farouchement hostiles à toute paix séparée avec les Centraux, devaient contenir leur base en affirmant leur attachement à une guerre strictement « défensive ». Kerenski, solidaire de son collègue, se hâta de préciser que les déclarations du chef des Cadets ne représentait que son opinion personnelle. Et Trotski de noter malicieusement : « Que lʼauteur de cette opinion personnelle fût ministre des Affaires étrangères, cela était évidemment considéré comme un pur hasard »... De son côté, le Soviet de Petrograd se résolut à envoyer un ultimatum au GP sur la question de la guerre. Milioukov lui fit alors parvenir, le 9 avril, une Déclaration par laquelle le cabinet Lvov, par sa voix, se prononçait pour « une paix juste et durable ».

La déclaration du 9 avril fut accueillie avec soulagement par les conciliateurs, mais aussi par le tandem Kamenev-Staline qui écrivait sans vergogne dans la Pravda, quelque jours avant le retour de Lénine, que, par ce document, le GP déclarait « devant tout le peuple que le but de la Russie libre nʼest pas de dominer les autres peuples ». Les Alliés sʼémurent toutefois de cette proclamation pourtant fort peu contraignante. Londres faisait mine de perdre foi en « la puissance combative de la Russie », tandis que lʼambassadeur de France se plaignait de « la timidité et de l’ambiguïté » de la Déclaration. Les chancelleries de lʼEntente, aspirant à ce quʼune offensive russe fasse baisser la pression sur le front Ouest, encouragèrent Milioukov à précipiter son plan dʼattaque sur les Dardanelles. Impossible pour les Cadets de mener à bien cette offensive, dont la réussite réduirait à néant les espoirs de paix et scellerait le destin de la révolution, sans lancer un nouvel emprunt. Le naïf Comité exécutif du Soviet et les phraseurs pacifistes qui le dirigeaient proposèrent de soutenir « lʼEmprunt de la liberté » en échange de la rédaction dʼune note, à lʼadresse des alliés de la Russie, analogue à la proclamation du 9 avril. Ce qui fut fait à la fin du mois de la main même de Milioukov. À un détail près selon Trotski : « Sous couleur dʼinterpréter la Déclaration, la note la désavouait »... Milioukov voulait et lʼemprunt et lʼassentiment de lʼEntente : les mencheviks et les SR avaient accepté un marché de dupes !

Le texte du leader cadet rappelait en effet aux « amis » de la Russie « la détermination de tout le peuple à pousser la guerre mondiale jusquʼà la victoire définitive ». Il évoque également la nécessité des « garanties » et des « sanctions », ce qui signifie en termes diplomatiques « annexions » et « réparations ». Autant de termes intolérables pour les Tchkheidzé, Tsérételli, Kerenski et autre Tchernov, qui avaient déclaré tant de fois, depuis la tribune du Soviet, rejeter toute guerre de brigandages impérialistes.

Sursaut populaire

Le texte de Milioukov parut dans la presse russe le 1er mai. Le lendemain, au sein de lʼexécutif du Soviet, selon le travailliste Stankévitch, après une première lecture, « tous, unanimement et sans contestations, reconnurent que ce nʼétait pas du tout ce quʼavait attendu le Comité ». Mais les leaders du Soviet ne pouvaient se résoudre à lâcher le gouvernement provisoire où siégeait le « camarade » Kerenski. Il fallut tout lʼart oratoire de Tsérételli pour finalement trouver de grands mérites à la note. Quant à Skobelev, il rappela doctement aux membres du Comité que lʼon ne pouvait exiger une « entière concordance » entre la démocratie et le gouvernement. Mais lʼexégèse pratiquée fougueusement au sein du Palais de Tauride ne semblait guère convaincre à gauche. Le 2 mai, la Rabotchaïa Gazeta – journal dʼobédience menchévique – qualifiait lʼadresse de Milioukov dʼ« acte qui bafoue les intentions de la démocratie » et en appelait au Soviet « pour en prévenir les effroyables conséquences ».

Tandis que le Comité exécutif conciliateur décide de convoquer une réunion plénière du Soviet pour sonder lʼexaspération des masses et convaincre leurs délégués élus du bien fondé de ses positions, les premiers manifestants descendent dans la rue. Cʼest un mathématicien, Linde, qui prit lʼinitiative de se rendre au régiment de Finlande et de convoquer son Comité dans le but avoué de marcher sur le Palais Marie où siégeait le gouvernement provisoire. La proposition du savant fut adoptée le 3 mai à 15 heures et, en fin dʼaprès-midi, des milliers de soldats se pressaient dans le centre de Petrograd, tandis quʼaux dires de Trotski, « dans les quartiers ouvrier, lʼagitation commençait, le travail sʼarrêtait et, par groupe dʼusines, lʼon descendait dans la rue à la suite des régiments ».

Les pancartes « Chassez Milioukov » sont majoritaires dans le cortège, même si les bolcheviks et dʼautres éléments avancés appelaient à en finir avec tout le gouvernement provisoire. Aux abords du Palais Marie, le menchevik Skobelev parvient à calmer les manifestants, et ce dʼautant plus facilement que le cabinet se réunissait exceptionnellement au domicile de Goutchkov, le ministre de la Guerre, alors souffrant. La déception fut grande dans les rangs des soldats et des ouvriers quand ils apprirent la nouvelle. Non quʼils se fussent mobilisés pour renverser le GP. Selon Trotski, ils ne voulaient « montrer un point menaçant sous la fenêtre, afin que ces messieurs de là-haut […] sʼoccupassent comme il fallait de la question de la paix. De cette façon, les soldats comptaient aider Kerenski et Tsérételli contre Milioukov ». Quoique dʼampleur, la mobilisation échoua sur ce point et lʼimposant cortège se dispersa dans le calme.

Fin de lʼillusion lyrique

Dans la nuit du 3 au 4 mai, les dirigeants conciliateurs du Soviet, désemparés, sʼingénièrent par tous les moyens à résoudre la crise au sommet. Lʼangoisse se lisait dans les discours de la plupart des dirigeants. Stankévitch sʼécria, pour effrayer les délégués : « Décidez que le gouvernement provisoire donne sa démission. Nous passerons un coup de téléphone et, dans cinq minutes, il aura déposé ses pouvoirs. À quoi bon donc des violences, des manifestations, une guerre civile » ? Ce proche de Kerenski fut rapidement contraint de constater que son propos, bien que conçu pour faire peur, suscita bien malgré lui de vifs applaudissements. Un autre orateur dut calmer lʼassistance en rétorquant à la question toute oratoire de lʼapprenti sorcier travailliste : « Qui remplacerait le gouvernement provisoire. Nous ? Mais nos mains tremblent »... Quel aveu dʼimpuissance des leaders conciliateurs, phraseurs aux mains tremblantes !

Au matin du 4 mai, les manifestants de la veille redescendent dans la rue, cette fois, à lʼappel du Comité bolchevik de Petrograd. La foule se heurte à des groupements de patriotes armés mobilisés par les Cadets, conscients que cʼétait bel et bien de leur survie politique quʼil était concrètement question. Des affrontements ont lieu aux abords de la perspective Nevski et on déplore rapidement plusieurs victimes. Le général Kornilov, appelé à devenir en septembre le sabre que la contre-révolution tenterait dʼabattre sur Kerenski, propose alors ses services au gouvernement provisoire – dont était pourtant membre son ennemi de demain – pour mettre fin au désordre. Pour lui, si la dictature militaire nʼétait pas encore la nécessité quʼelle serait demain, il était déjà plus que temps de débarrasser la Russie des soviets – même à majorité modérée ! –, des ouvriers avancés évoluant vers la gauche, ainsi que des meneurs bolcheviks, qui gagnaient en influence, même sʼils étaient encore minoritaires dans les masses.

Malgré la tendance consubstantielle de ses dirigeants à la demi-mesure, le Soviet, mis au pied du mur, ordonne alors aux soldats de la capitale de nʼagir que sur son ordre et seulement après avoir pris connaissance dʼune décision écrite signée par deux de ses membres éminents. Dans ces conditions, Kornilov ne peut tenir ses engagements et, faute de soldats, démissionne de ses fonctions – sans en avoir été démis officiellement par les dirigeants du Soviet qui, décidément, faisaient tout pour éviter la rupture. Mis à nu par la reculade du général fanfaron, le gouvernement provisoire est contraint de proclamer solennellement quʼil renonce à toute annexion en général et, en particulier, à lʼaventure vers Constantinople que préparaient fiévreusement Milioukov et ses proches.

Les conciliateurs au secours du gouvernement provisoire !

La crise aurait pu déboucher sur une partie nulle, mais cʼétait sans compter sur la fermentation sociale dont le soubresaut de début mai nʼavait été quʼun révélateur. Le parti cadet avait définitivement perdu la main sur les classes petites-bourgeoises. Selon Izgoïev, un des dirigeants de sa droite, « battu à plates coutures » par les masses, « il avait reçu un coup dont il ne pu jamais se relever ». Pour le libéralisme à la dérive, la seule issue consistait à partager les responsabilités gouvernementales avec les dirigeants conciliateurs afin de les compromettre et de légitimer sa propre orientation aux yeux des masses qui mettaient encore leur confiance en eux. Selon Trotski, « à la caserne, on entrevoyait la coalition autrement quʼau Palais Marie. Les masses voulaient, au moyen des socialistes, évincer la bourgeoisie du gouvernement. Cʼest ainsi que deux pressions allant en sens contraires se combinèrent ».

Si les fluctuations des rapports de classes poussaient à la coalition Cadets-mencheviks-SR, les résistances nʼétaient toutefois pas à minimiser. Après les journées de mai, Tsérételli, le seul dirigeant du Soviet conciliateur doté dʼun bagage théorique minimal, sʼinterrogea en ces termes : « Le renforcement de lʼautorité du gouvernement est une tâche fondamentale du moment. Toute la question est de savoir si lʼentrée des représentants du soviet au gouvernement est le meilleur moyen de réaliser cette tâche. Je ne le pense pas, car lʼexpérience a prouvé quʼen ne participant pas au gouvernement, le soviet conserve le maximum dʼinfluence sur la partie de la population la plus facilement inflammable. » Par ailleurs, à la base, les soviets de Moscou, de Tiflis, dʼEkaterinbourg, de Nijni-Novgorod et dʼautres grandes villes de provinces sʼétaient prononcé contre lʼentrée des principaux leaders socialistes dans le gouvernement. Rien dʼétonnant, donc, à ce que le Comité exécutif rejette, le 11 mai, la coalition par 24 voix contre 22 et huit abstentions.

Le lendemain, la démission de Goutchkov, le ministre de la Guerre, est annoncée, suite à son refus de signer la « Déclaration des droits des soldats ». Le prince Lvov s’adresse à nouveau au Comité, en précisant quʼun nouveau refus des dirigeants du Soviet aboutirait à sa démission. La pression du front sʼexerça alors très nettement sur le Comité exécutif, les délégués de soldats faisant savoir quʼen cas dʼéchec des pourparlers, le désordre se généraliserait en première ligne. Lors du congrès des soviets de juin, un soldat évoqua rétrospectivement cette « plainte qui échappa à lʼarmée, quand elle apprit que les socialistes ne voulaient pas entrer dans le ministère, travailler en commun avec des hommes en qui ils nʼavaient pas confiance, tandis que toute lʼarmée était forcée de continuer à mourir avec des hommes en qui elle ne croyait pas ».

Cʼest alors que le Comité central du parti cadet décida de faire savoir quʼil ne considérait pas le maintien de Milioukov dans le cabinet Lvov comme un préalable à lʼentrée au sein de lʼéquipe de responsables socialistes. La trahison était telle que, par la suite, lʼancien leader affirma sans ambages : « Ce nʼest pas moi qui suis sorti, on mʼa sorti. » Milioukov mis hors course, la voie était libre pour lʼalliance entre les libéraux et les conciliateurs.

Le Comité exécutif du Soviet de Petrograd se réunit une nouvelle fois le 14 mai et Tsérételli, maintenant convaincu de la nécessité de la coalition, proposa de réexaminer la question. Le principe de la coalition fut cette fois adopté par 44 voix contre 19 (les bolcheviks et quelques mencheviks internationalistes) et deux abstentions. Le 18 mai, le second gouvernement provisoire, composé de neuf ministre libéraux et de six ministres socialistes (Kerenski, Tchkheidzé, Tsérételli, Tchernov, Skobelev et Pereverzev) fut proclamé. Aux dires de Trotski, les conciliateurs « voulaient être en minorité. Même après sʼêtre décidés à participer ouvertement au pouvoir, ils continuaient à jouer à qui-perd-gagne »... La suite des événements, restée dans les mémoires sous le nom de « journées de juillet », prouvera le bien-fondé de ce jugement pourtant lapidaire, comme nous le verrons dans le prochain volet de cette rétrospective.

Jean-François Claudon (article paru dans la revue Démocratie&Socialisme n° 245 de mai 2017)

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