GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Recherche scientifique : contre l'idéologie des projets

Depuis une vingtaine d’années, le tournant néolibéral a eu des conséquences gravissimes pour la recherche en en faisant un marché comme un autre. La situation de la France dans l’Union européenne est en la matière un peu particulière.

Les autres pays de l’Union ne possèdent en général pas de corps de chercheurs fonctionnaires à plein temps : ils n’ont pas d’établissements publics, scientifiques et techniques (EPST) comme le CNRS français qui est omnidisciplinaire, c’est-à-dire dont la fonction est de mener une recherche fondamentale sur toute l’étendue du champ des connaissances. La France possède, outre le CNRS, d’autres EPST plus spécialisés, en médecine (INSERM), en informatique (INRIA), en études du développement (IRD), en agronomie tropicale (CIRAD), en océanographie (IFREMER), etc.

Depuis 1984, notamment grâce aux mesures du ministre communiste Anicet Le Pors, la grande majorité des employés des EPST (chercheurs ou ingénieurs-techniciens) ont été titularisés et sont devenus des fonctionnaires. Est-ce à dire que les autres pays européens, notamment les plus riches, ou que les États-Unis n’ont pas de chercheurs à temps plein ? C’est ce que laissent croire ceux qui veulent en finir avec le corps des chercheurs, disant que, « dans les autres pays » (sauf l’ex-URSS), il n’y a que des enseignants-chercheurs. Cela est entièrement faux, car des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les pays scandinaves etc., ont de puissantes fondations privées qui regroupent des milliers de chercheurs. Mais en France, la tradition de ce type de fondation est faible, et les fondations qui existent fonctionnent grâce au travail contractuel voire précaire (c’est ce que l’on peut reprocher à bien des emplois financés par le Téléthon ou la Ligue contre le cancer). Enfin, les conditions de travail des enseignants-chercheurs dans nos universités sont catastrophiques et handicapent lourdement leurs recherches.

Détruire le CNRS

Depuis une bonne vingtaine d’années, les gouvernements néolibéraux (même dits de gauche) ont tout fait pour mettre en cause l’existence du CNRS comme établissement de recherche publique fondamentale et omnidisciplinaire. Pourtant, si une puissance moyenne comme la France veut rester un des acteurs principaux de la recherche mondiale, l’existence de milliers de chercheurs à plein temps est un impératif. Cela ne signifie pas que ces chercheurs ne font pas d’enseignement, mais ils le font en lien direct avec leurs recherches – ils n’enseignent pas une discipline, mais les résultats des travaux de leurs champs d’études. Ces deux types d’enseignements sont tout à fait complémentaires et ne doivent pas être opposés. Les chercheurs sont en général très spécialisés et naturellement l’enseignement supérieur n’aura jamais de cours sur ces milliers de domaines : le CNRS ne duplique pas l’université, il la complète.

Il y a déjà eu des attaques frontales contre le CNRS, et l’une d’elles se prépare ouvertement si Macron est réélu. Mais face à la résistance acharnée des chercheurs, le plus souvent soutenus par les enseignants-chercheurs et leurs syndicats, elles ont pour l’instant échoué. Le boulot a été fait plus sournoisement, par une idéologie de l’utilité et de l’immédiateté. D’abord il est devenu systématique d’associer recherche fondamentale et recherche appliquée, notamment grâce à des plateformes de transfert de technologie. Dans les cas où cela était possible, les laboratoires ont été poussés à déposer des brevets, le plus souvent en coopération avec des compagnies privées. C’est là le premier problème : en effet, on peut breveter une invention, mais pas une découverte. Si on découvre de nouveaux éléments sur la planète Mars, on ne va pas les breveter, mais on peut breveter l’instrument, la méthode, l’invention, qui a permis cette découverte. On ne va pas breveter le virus du sida ou du Covid, mais l’invention ayant permis la découverte. Il y a aujourd’hui une escroquerie planétaire avec la tentative de firmes pharmaceutiques de breveter le vivant, notamment pour voler les connaissances indigènes sur les plantes médicinales, etc.

À partir du moment où l’on a poussé la recherche vers la recherche appliquée, on l’a confondue de manière croissante avec l’innovation, c’est-à-dire la mise sur le marché de procédés rentables. Bien évidemment, les financements vont vers ce qui est le plus rapidement rentable. Ainsi, la France, qui était en pointe sur les coronavirus en 2000, a abandonné cette recherche parce qu’il n’y avait alors pas de débouchés immédiats à cette époque…

Le stade suivant est la recherche industrielle. Or, pour ne prendre que cet exemple, les grands constructeurs automobiles ont évidemment des bureaux d’études dont certains font de la recherche, parfois même fondamentale mais dans des objectifs précis, et le plus souvent purement technique. La confusion volontaire avec la recherche permet d’inclure tout cela dans le Crédit Impôt Recherche qui fait prendre en charge par l’État (et donc les citoyens) jusqu’à 66 % des coûts de cette « recherche ». Le CIR coûte six à sept milliards d’euros par an, sans que ses effets en matière de recherche fondamentale aient jamais été évalués. Cela créé aussi un effet d’aubaine pour ces entreprises, car de toute manière elles auraient mené ces recherches, indispensables à leur développement.

Corruption mentale

Le tournant vers l’utilité touche toutes les disciplines. Par exemple, en anthropologie, ce qui est financé est presque toujours l’anthropologie de la santé (liée notamment à l’épidémie du sida). L’archéologie l’est en fonction de possibles débouchés touristiques. Ce « court-termisme » s’est naturellement fait au détriment de la liberté des chercheurs et des enseignants chercheurs. Il faut les pousser vers des thématiques définies par des « experts » non élus par les pairs, avec les financements à la clé. Cela produit une corruption mentale. Les chercheurs sont poussés à déposer des projets, non sur les thématiques qui leur semblent les plus utiles, mais sur celles qui ont le plus de chance d’être financées. Ils n’imaginent plus faire autrement.

Or, les experts ne peuvent proposer que ce dont ils ont entendu parler. Même si le discours des agences d’évaluation est bourré des mots « excellence », « innovation », « prise de risque », « recherche de frontière » et autres expressions de la novlangue bruxelloise, le système en lui-même est conformiste. Par ailleurs, l’évaluation par des experts nommés dans des agences séparées des organismes de recherche coûte très cher. Pendant ce temps, le Comité national de la recherche scientifique, une instance paritaire (avec deux tiers des membres élus par les pairs et un tiers nommés par le ministère) est peu à peu dépossédé de ses compétences : il n’évalue plus que les carrières individuelles des chercheurs CNRS, et plus les laboratoires (par exemple il ne peut plus les visiter). La dernière mouture du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) prévoit de ne plus visiter désormais les laboratoires et les universités, mais de les évaluer sur des critères « objectifs » (nombre de publications, nombre de citations, nombre de contrats, classement de Shangaï, etc.), c’est-à-dire de se conformer à la scientométrie (un article est bon s’il est beaucoup cité – ainsi Didier Raoult est peut-être le meilleur chercheur au monde !). Inutile d’ajouter que tous les articles doivent être en anglais.

Les laboratoires rédigent un rapport et un projet d’activité tous les cinq ans, qui est évalué. En principe, c’est scientifiquement nécessaire : la recherche doit être évaluée. Mais tout dépend des critères et de qui les produit. On évalue ainsi les laboratoires en grande partie sur leur capacité à obtenir des contrats (notamment européens et privés), et non pas sur une analyse scientifique de leur production scientifique – la plupart des experts en seraient incapables ! Les instances pourvoyeuses de budgets ne sont plus les universités ou le CNRS lui-même. On a créé de toutes pièces des agences de moyens, des « alliances » et des structures qui échappent aux instances universitaires habituelles élues. Ces dernières années, un bon exemple a été les IdEx (« Initiatives d’Excellence », aujourd’hui PIA, « Programmes d’investissement d’avenir ») financés par le « grand emprunt » Juppé-Rocard. Les directions de ces IdEx/PIA sont entièrement nommées. Et, contrairement à ce que certains croient, le grand emprunt n’a pas apporté un euro de plus, puisqu’il doit être remboursé et que cela est imputé au budget du ministère de la Recherche. Mais ainsi, on a contourné les règles traditionnelles respectueuses de l’autonomie universitaire.

Le cancer des « projets »

Aujourd’hui, même dans les laboratoires qui n’ont pas de grosses machineries (sciences sociales), la part des contrats tournent autour des 80-90 % du budget total hors salaires. C’est un peu comme si un professeur des écoles devait passer des contrats pour acheter le matériel nécessaire à son enseignement : le chercheur est salarié, mais doit trouver le financement de sa recherche. Or, outre la corruption mentale évoquée supra, cette charge est chronophage : les chercheurs passent un temps considérable à préparer et présenter continuellement des projets, pour un taux de réussite tournant autour des 15 %, que ce soit auprès de l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou du Conseil européen de la Recherche (ERC). L’ANR finance même des projets pour préparer des projets…

Dans le même temps, on dresse l’université contre les chercheurs : ces derniers (qui font moins d’enseignement que les enseignants-chercheurs) seraient des privilégiés et devraient être réintégrés dans le corps des universitaires. La CPU (Conférence des présidents d’université) a récemment réclamé que les Unités mixtes de recherche (UMR) qui dépendent à la fois d’un EPST et d’une université passent entièrement sous leur tutelle avec la suppression des EPST. Ces présidents d’université, aux prises avec la grande pénurie de leurs établissements, croient que le fait d’annexer les chercheurs en faisant disparaître leur statut, serait une solution à cette pénurie. Mais outre que ce serait une catastrophe pour la recherche, on sait bien que le gouvernement profiterait de cette annexion pour ouvrir encore moins de postes…

Les universités et le CNRS sont poussés à créer, sur leurs fonds propres, des postes d’enseignants contractuels et temporaires (notamment les « chaires de professeur junior » qui prolongeront la précarité des jeunes). Dans les universités, les enseignants-chercheurs sont surchargés de travail – administratif notamment –, et souffrent d’entraves considérables pour leur recherche : les années sabbatiques (congés pour recherche une fois tous les six ans) devraient être de droit, mais sont en fait très rares, les chaires à l’Institut universitaire de France (IUF) sont très insuffisantes (l’IUF décharge un enseignant des trois-quarts de sa charge d’enseignement pendant cinq ans). Enfin, les salaires sont médiocres : le président du CNRS lui-même l’a dit récemment au Sénat : le CNRS recrute des bacs + 13 pour 1,9 fois le Smic ! Et le budget de la recherche publique de la France est loin des 3 % du PIB promis par tous les gouvernements depuis vingt ans.

Notre programme

Un programme de gauche pour la recherche publique devrait :

- rompre avec l’idéologie de la « recherche sur projet » (en France et en Europe) et affirmer que le centre de gravité de la recherche doit être situé dans les laboratoires eux-mêmes ;

- fusionner tous les EPST au sein d’un CNRS unifié, puissant et indépendant des pouvoirs politique et économique ;

- dissoudre les agences extra-universitaires de moyens et d’évaluation (ANR, HCERES) et réattribuer leurs personnels, budgets et compétences à la CNU (Conférence nationale des Universités) et au CNRS ;

- donner à nouveau au Comité national de la Recherche scientifique (CoNRS) toutes ses compétences d’évaluation de la recherche, des laboratoires et de leurs champs ; ses membres (enseignants, chercheurs, techniciens aux deux tiers élus et un tiers nommés) doivent être déchargés à 50 % afin de pouvoir se consacrer à une évaluation scientifique des laboratoires ;

- abonder directement (sans « appels à projets ») à hauteur de 70 % le budget d’investissement du CNRS unifié (hors très grands équipements) les budgets des laboratoires sur la base de leur planification quinquennale, les 30 % restant devant être attribués selon des critères produits par le CoNRS (par exemple, accorder des crédits supplémentaires à un champ d’études s’il apparaît qu’il est insuffisamment développé).

- supprimer le Crédit impôt recherche et attribuer les milliards économisés annuellement à un grand plan de redressement de l’emploi scientifique (le CNRS a perdu 10 000 emplois en vingt ans !) ;

- respecter, dès le premier budget du nouveau gouvernement, l’objectif de 3 % du PIB pour la recherche publique.

Cet article de notre camarde Michel Cahen a été publié dans le numéro 293 (mars 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

 

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