GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

Les partisans d’un accord politique (50 ans d’Épinay #7 )

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le cinquantenaire du congrès d’Épinay n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun (1971-1972), une rétrospective en plusieurs volets. Le septième volet revient sur les discours des dirigeants de la nouvelle majorité en construction.

Moment fondateur de la geste mitterandienne ou conjuration d’alliés sans principes visant à sortir les sortants ? Nous considérons que, si Épinay n’a pas constitué ce moment éthéré sanctuarisé ultérieurement par la mémoire socialiste officielle, on ne peut le réduire à un simple congrès d’appareil débouchant sur la victoire d’alliés machiavéliques, comme le font un certain nombre d’historiens1. Une question politique centrale traverse en effet les débats du congrès et divise de fait le parti en cours de formation en deux blocs de poids comparable. Il s’agit de la question du type de relations qu’il convient de mettre en place avec le partenaire et concurrent communiste. On a évoqué le mois dernier les arguments des partisans d’un débat idéologique avec le PCF : la direction savarysto-molletiste et, dans une moindre mesure, les amis de Poperen2. Il est temps de donner la parole aux tenants d’un simple accord politique adossé à un programme de gouvernement à construire.

Chevènement dans ses œuvres

Le leader du CERES parle le samedi 12 juin au soir, après Poperen, Defferre pour la motion dite des « Bouches-du-Nord », le mitterrandiste Claude Estier et ses camardes Marc Wolf, Pierre Guidoni, puis Didier Motchane. Disposant d’un temps de parole limité en raison de son score modeste, le CERES a manifestement fait le choix de concentrer les interventions de ses orateurs à ce moment précis.

Remarquons tout d’abord que Chevènement laisse transpirer le rapprochement de son courant néo-marxiste avec l’aile la plus modérée de la vieille SFIO, rapprochement qui était encore connu de fort peu de militants. Il déclare en effet au début de son intervention : « Gaston Defferre l’a dit tout à l’heure : c’est la colonisation américaine que nous avons à craindre, beaucoup plus que l’impérialisme soviétique »3. Il est vrai que le baron socialiste des Bouches-du-Rhône avait surpris son monde en lançant, quelques heures auparavant, plusieurs saillies anti-américaines4. Chevènement avait certes intérêt à citer un adversaire idéologique en accord avec lui et pouvait par ailleurs vouloir saluer cet aggiornamento du très atlantiste Defferre sur ce point. Mais il est difficile de ne pas voir dans cette formule une façon de dévoiler, même discrètement, ce qui était en train de se dérouler, ne serait-ce que pour préparer le vote au Comité directeur5 des délégués du CERES, dont rien n’indiquait qu’ils allaient valider sans broncher l’alliance de leurs leaders avec les « droitiers » Defferre et Mauroy.

Sur la question de l’union de la gauche, le discours de Chevènement est extrêmement clair, ce qui n’a pas dû surprendre outre mesure l’auditoire. Sceptique face à un « discours idéologique » qui risque de ressembler à l’arlésienne, le leader du CERES pose aux congressistes cette question toute oratoire : « Voulons-nous arriver avec un plan législatif et un certain nombre de tartes à la crème dont l’intérêt principal est de faire traîner le débat, le seul débat qui compte […], qui est de savoir si nous pouvons proposer à la masse une perspective de changement de la société française ? »6 Quelques minutes plus tard, il déclare : « La motion unité-rénovation est la seule […] qui ait parlé d’une manière non-équivoque de l’ouverture sans préalable d’une discussion ayant pour but un accord politique. Je dis bien ouverture sans préalable d’une discussion, je ne dis pas conclusion sans conditions, parce que nous sommes des socialistes qui posons les problèmes à la fois du contenu de l’unité et de la démocratie »7.

Lors de son intervention, outre une brillante analyse des évolutions de la société française, Chevènement verse deux autres thèmes au débat entre socialistes : ceux de la « rénovation » du parti et du « rattrapage » attendu « depuis si longtemps ». Rénovation des structures – et surtout des hommes –, rééquilibrage de la gauche face au PCF et lancement d’une discussion « sans préalable, mais sans complaisance »8 avec ce dernier… Les discours sur la surprise qu’a suscitée l’alliance « contre-nature » et sans principes entre les mitterrandistes, le CERES et la tendance Defferre-Mauroy ne doivent tromper personne : celles et ceux qui voulaient voir ne pouvaient pas ne pas ne serait-ce qu’apercevoir ce rapprochement qui a un réel fond politique.

Mauroy et Defferre à gauche ?

Le dimanche matin, la parole est au chef de la seule minorité déclarée du NPS depuis sa fondation, deux ans auparavant. Selon l’historien socialiste Jacques Moreau, à Épinay, Pierre Mauroy « développe brillamment les thèmes de la motion qu’il a signée sans rien y ajouter de fondamental »9. À la lecture de son intervention, on a le sentiment en effet d’un discours bien rodé, fait pour plaire à l’auditoire. Le dirigeant nordiste se félicite, dès l’exorde, du maintien du caractère socialiste de la nouvelle formation. Cette fidélité « aux principes fondamentaux du socialisme » est prouvée par le fait que « personne n’a songé à [...] réviser » la déclaration de principes « maintenant commune à tous ». Claude Fuzier pour la SFIO et Pierre Joxe pour la CIR avaient été les principaux rédacteurs de ce texte, adopté, en mai 1969, au congrès d’Alfortville, par le regroupement partiel (SFIO et UCRG savaryste) qui s’y était rendu. « Sans modification, il fut repris par le congrès d’Épinay »10. L’affirmation d’un patriotisme de parti très vieille-SFIO continue, puisque Mauroy vitupère ensuite les communistes accusés de se « se tromper de continent » et d’être incapables de se rénover. Le socialiste jette un peu plus tard un sort, comme en passant, au PSU dépeint comme un parti où s’entre-déchirent des tendances rivales et antagonistes11.

L’intervention de Mauroy est marquée par un fort légitimisme partisan donc, mais aussi par une continuité idéologique avec le réformisme affiché de l’ancienne SFIO. « La révolution dans le désordre et la confusion » est repoussée, sondages à l’appui, contrairement à « la révolution dans la clarté et dans la sécurité, c’est-à-dire sans la violence », seule alternative à la droite que le peuple accepterait. Plus tard, Mauroy revient sur cette perspective de rupture qu’il accepte avec tant de précautions. Il évoque en effet l’idéal socialiste qui peut se réaliser « par la révolution, bien sûr, et par la réforme ». La révolution claire, sûre et sans violence –  dont on peine à voir ce qu’elle a encore de révolutionnaire – n’est maintenant plus qu’une option stratégique. De toute façon, « l’orientation claire » préconisée par Mauroy invite à se « placer résolument […] dans la cadre de la société présente et dans la perspective des vingt prochaines années »12 . La poussée à gauche – même verbale – du tandem Mauroy-Defferre n’est pas le grand écart qu’ont voulu y voir certains.

Si l’air du temps semble invalider la théorie réformiste, Mauroy, apôtre d’une rupture sans rupture – que Mitterrand dénoncera quelques heures plus tard dans une formule restée célèbre –, reste fidèle aux pratiques en découlant. Rien ne le prouve mieux que le long développement du dirigeant nordiste sur le renouvellement des idées, puisque cette problématique est toujours considérée du point de vue de la gestion des collectivités13. Selon Mauroy, trop d’énergies ont été dépensées dans le Plan d’action et dans les discussions idéologiques avec le PCF. La révolution, même claire et sure, intéresse décidément moins les ténors des Bouches-du-Nord que la simple gestion de leurs collectivités !

Mauroy, les socialistes et les communistes

C’est sur la question de l’union de la gauche que le leader minoritaire est attendu par ses concurrents largement acquis à cette orientation. Mauroy le dit nettement : le texte dont il est le premier signataire récuse la tactique dite de « troisième force » avec les républicains modérés et autres radicaux, perspective que, tient-il à ajouter, « personne ne défend […] à cette tribune et dans ce congrès »14. Cette déclaration provoque un tonnerre d’applaudissements. Sur ce point, il est difficile de suivre l’historien Pierre Serne, dont les travaux – au demeurant de très bonne facture – portent sur la rénovation du PS à la fin des années 1960. Il affirme dans le livre qui synthétise ses recherches qu’à Épinay, c’est « à la stupeur générale » que Mauroy « tend la main aux communistes »15. C’est Defferre, éminemment plus droitier, qui avait dû en surprendre plus d’un, la veille, en se disant partisan résolu d’une « alliance électorale » avec le PCF. Voilà pour la « stupeur ». Quant à « la main tendue », tout indique qu’elle ne l’est pas dans un enthousiasme débordant. Dès qu’il évoque l’union de la gauche, Mauroy précise qu’elle doit mener au nécessaire rééquilibrage de la gauche, puisqu’une « gauche dominée par le Parti communiste serait le plus beau cadeau [… à] faire à l’UNR »16 gaulliste. Elle doit par ailleurs être contrebalancée par une politique « d’ouverture » vers la gauche démocratique, notamment vers le Parti radical proclamé « partenaire loyal au sein de la FGDS » pour les besoins de la cause.

Finalement, ce qui est le fond de l’intervention de Mauroy, ce n’est ni son ralliement à l’union de la gauche au sein d’une formation dont cette perspective est en train de devenir l’épine dorsale, ni sa méfiance nettement exprimée envers les « cocos » qui est peut-être la chose la mieux partagée dans les rangs socialistes. Ce qui a réellement surpris, c’est son ralliement à une orientation de type « alliance électorale et accord politique », ralliement qui n’était pas explicite dans la lettre de la motion des « Bouches-du-Nord ». Si Mauroy « insiste sur l’inopportunité d’un “plan de travail législatif” conjoint avec le Parti communiste qui “gommerait la personnalité du Parti socialiste” »17, il est encore plus sceptique sur la pertinence du fameux « débat idéologique ». Ce qui semble le préoccuper au plus haut point, c’est cette « redoutable confusion » selon laquelle « les communistes sont en train de devenir socialistes et les socialistes sont en train de devenir communistes ». Face à ce danger de remise en cause de l’identité socialiste, Mauroy, qui entretient comme bon nombre de socialistes de sa génération, un complexe d’infériorité par rapport au PCF, craint comme la peste tout dialogue idéologique, qui pourrait permettre aux « bolchos » de plumer une nouvelle fois « la volaille socialiste ». Il lui préfère mille fois des « répliques communes de caractère ponctuel », qu’il entend comme des « ripostes » à prendre « dans le cadre parlementaire, à partir d’initiatives législatives » communes.

C’est certes vague et peu ambitieux, mais l’essentiel est dit. Pour Mauroy, « mieux vaut des analyses d’efficacité sur le plan politique que des exercices de confusion dans le domaine idéologique »18. Malgré ses réticences à l’idée d’un plan législatif commun avec les communistes, Mauroy se situe bien, face aux tenants du dialogue idéologique, du côté des partisans d’un « simple » accord de gouvernement et d’une alliance électorale « froide » avec le PCF. Une nouvelle fois, une étude minutieuse des discours prouve, qu’au-delà des effets de manche et des non-dits, les « conjurés » n’avançaient pas si à couvert qu’on a pu le penser et que leur coalition reposait sur un accord politique certes minimal, mais bien réel.

Une « petit nouveau »

Le dimanche matin, après Mauroy, si doivent également s’exprimer Georges Sarre du CERES et Robert Buron, le leader d’un petit courant d’inspiration personnaliste, on n’attend plus, dans l’assistance, que deux orateurs : Guy Mollet et François Mitterrand. Comme on l’a évoqué et comme on le verra, les dés avaient été jetés la veille. L’adoption de la représentation proportionnelle et l’ultime rencontre des « conjurés » avaient scellé le destin du nouveau Parti socialiste19. Reste que les deux « animaux politiques » qui se croisaient au sommet du parti avaient à réussir l’un son examen d’entrée et l’autre sa sortie.

Selon Pierre Serne, à Épinay, le dimanche matin, Mitterand « fait, au dire de tous les présents, un discours exceptionnel ». Dans cette intervention, il « rompt enfin avec le silence et la modération que la préparation tactique du congrès lui avait imposés », et « improvise […] un discours unitaire »20 caractérisé par un indéniable ancrage à gauche, que l’on peinait à distinguer dans le texte de la motion de la CIR dite « Mermaz-Pontillon ». Ce jugement est juste, mais à notre sens à un détail près : c’est qu’il y a improvisation et improvisation. Ce discours est exceptionnel parce qu’affleure dans certaines maladresses de langage et dans certaines hésitations discursives une véritable inquiétude liée à l’importance décisive du moment présent pour l’intéressé. Le froid politicien décrit par certains fend l’armure, et cela s’entend… si l’on y prête garde ! Dès lors, la formule « Le congrès est fini » lancée par Mitterrand à ses partisans dès le samedi midi, en pleine assemblée de motion, doit être rangée aux côtés de ses nombreux traits d’esprit censés dédramatiser l’enjeu et cacher sa propre émotion21. En revanche, s’il y a bien une chose qui n’est pas improvisée dans le discours du futur Premier secrétaire, c’est précisément la partie sur l’union de la gauche. C’est ce que nous tâcherons de démontrer un peu plus loin.

Car il convient de commencer l’analyse de l’intervention historique de François Mitterrand par les éléments personnels. C’est en effet son premier discours aux socialistes en tant qu’un des leurs et non en tant que leader de la FGDS ou que partenaire extérieur (candidat commun en 1965 ou dirigeant de la CIR). Rien d’étonnant donc à ce qu’il sème son propos de données biographiques prouvant à la fois sa singularité et les rapports étroits qu’il entretient depuis des années avec la famille socialiste. Dès ses premiers mots, Mitterrand laisse entendre qu’il a conscience d’être intronisé. Lorsqu’il lance en effet « Je suis pour la vocation majoritaire de ce parti. Je souhaite que ce parti prenne le pouvoir », il ne peut s’empêcher d’ajouter : « Déjà le pêché d’électoralisme ! Je commence mal »22. Par la suite, il évoque, comme un terrain de conquête socialiste, les militants associatifs adeptes des luttes concrètes qu’il convient de convaincre « qu’il est impossible de lutter avec efficacité et de transformer la société par un travail individuel ». En incise, Mitterrand note : « C’est ma propre évolution, je suis amené à la comprendre »23. C’est là une façon de rappeler incidemment, sans le dire explicitement, ce que tout le monde sait, à savoir que le futur chef n’a jamais eu sa carte au Parti socialiste et qu’il vient d’un centre gauche républicain pour le moins éloigné du mouvement ouvrier.

Vers la fin de son discours, Mitterrand, qui commence à entrer dans le vif du sujet des rapports avec les communistes et qui ne craint pas de polémiquer avec ces derniers, rappelle à toutes fins utiles son pedigree unitaire. Il déclare plaisamment à ceux qui l’auraient oublié en 1969 qu’il était partisan – et pour cause ! – d’une candidature commune de toute la gauche en 1965. Il ajoute qu’il a participé à la conclusion de l’accord FGDS-PCF de désistement de décembre 1966, et qu’il a signé la plate-forme de février 1968 qu’il qualifie, un peu pompeusement, mais fort justement, de « première “Plate-forme commune” depuis 1936 et le Conseil national de la Résistance en France »24. Pour Mitterrand, c’est indéniablement là une façon, tout en rappelant la dynamique de rapprochement à l’œuvre depuis une petite dizaine d’années, d’évoquer son rôle dans la grande histoire. Les derniers mots de son discours sont pour ses camarades de la CIR qui, comme lui, ont « rompu avec un passé qui [… leur] était cher », en précisant qu’il devait bien cela à celles et ceux qui, avec lui, « ont depuis quelques années, cherché à […] retrouver »25 la famille socialiste. Avec de tels mots, le succès était garanti.

Rupture, rupture !

Après avoir évoqué comme terrain de conquête les millions de salariés qui considèrent à tort ou à raison le PCF comme le parti les représentant le plus, Mitterrand défriche un espace politique dont il est peu familier : celui de la jeunesse révoltée qu’on a alors si facilement tendance à identifier à la mouvance gauchiste. Ces jeunes gens qui ne sont en réalité représentés par personne (pas plus par les maoïstes, par les trotskistes ou encore par les anarchistes que par les socialistes) ont exprimé dans leurs récentes mobilisations « un certain nombre de valeurs ». Mitterrand les traduit comme étant le « besoin d’être responsable, […] de refuser d’être soumis à des intermédiaires qui vous dérobent finalement votre dignité de citoyen, de travailleur, votre dignité de chaque jour ». Il revient sur ce point au PS, selon son futur leader, en plus d’appliquer son programme une fois au pouvoir, de répondre à ces « interrogations qui étaient dans le cri des révoltés de Mai 1968 »26. Cette prise en compte des milieux éveillés au militantisme par la grève générale et ses lendemains dénote indéniablement, chez Mitterrand, la volonté de positionner le parti au cœur de la gauche, entre les radicaux de gauche et les communistes, mais aussi entre les syndicalistes, les partisans de l’autogestion et la jeunesse révoltée. Qu’on le veuille ou non, avec Mitterrand, tourner la page du complexe d’infériorité – que ce soit vis-à-vis du PCF ou vis-à-vis de la gauche radicale – devient enfin possible côté socialiste. Notons pour finir sur ce point que cette prise en considération de la mouvance radicale de Mai, si elle s’oppose aux moqueries paternalistes d’un Mauroy, ne peut que susciter l’approbation du CERES, dont le leader avait la veille proposé de lancer un appel au PSU pour rapprocher les deux portions de la gauche non-communiste27. En la matière comme en tant d’autres, la notion de « rééquilibrage de la gauche » n’est jamais loin

Arrive enfin le passage célébrissime dans les rangs de la gauche socialiste. Il est précédé d’une pique impersonnelle prouvant qu’à Épinay, pas grand monde – si ce n’est personne – n’était dupe du ton très « gauche » pris par la plupart des orateurs, jusqu’à Defferre et Mauroy. Avant de donner sa préférence à la voie révolutionnaire face à la réforme, Mitterrand lance en effet : « Qu’on ne m’accuse pas de démagogie, ce serait facile dans ce congrès ». Personne dans l’assistance ne semble broncher, tant les congressistes attendent la suite… qui ne va pas les décevoir ! Le bourgeois esthète et hétérodoxe fait en effet une profession de foi marxiste digne des guesdistes du début du siècle. Pour le futur leader socialiste, « celui qui n'accepte pas la rupture – la méthode, cela passe ensuite –, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, c’est secondaire…, avec la société capitaliste, celui-là […] ne peut pas être adhérent du Parti socialiste »28. Que l’orateur croie ce qu’il avance n’a en la matière guère plus de sens que d’intérêt. Car ce qu’il importe vraiment, c’est qu’il avait compris que le peuple de gauche aspirait à une radicalité à la fois profonde et crédible, que ni le PCF ni les groupes gauchistes – dont certains vivaient alors leur chant du cygne – ne pouvaient plus leur offrir.

Un vrai différend

Si François Mitterrand se déclare « partisan de l’union de la gauche et d’un accord avec les communistes »29, cette orientation n’implique nullement, à ses yeux, le moindre suivisme à leur endroit. Heureux de pouvoir brosser le poil du responsable socialiste lambda à si peu de frais, le Nivernais raconte alors avec une certaine gourmandise les élections municipales dans une ville de son département qui est probablement Nevers et où la liste commune avec le PCF a failli capoter en raison des manœuvres des communistes et de leur méfiance face aux chimériques alliances centristes auxquelles se prêterait comme par nature la liste socialiste unifiée30. Si Mitterrand narre ce moment, c’est qu’il a le mérite de prouver que l’on pouvait inverser les rôles et que les socialistes n’étaient pas condamnés à devoir éternellement justifier de leur conduite devant les censeurs communistes.

Conscient d’avoir capté l’oreille de toute l’assistance, il ne s’arrête pas en si bon chemin et déclare ensuite : « Il s’agit de savoir si le PS est un parti prêt à recevoir quotidiennement la leçon. Et lorsqu’on ne s’entend pas, lorsqu’une divergence est reconnue, est-il nécessaire que nous soyons toujours en posture d’accusés ? » Question toute oratoire, car, pour Mitterrand, « nous n’avons pas de complexe à nourrir, même si nous avons commis – moi le premier – des erreurs ou des fautes ». Reste qu’au sein du parti en voie d’unification, il y a « ceux qui ne croient plus en eux-mêmes […] et qui acceptent que la finalité soit celle d’une vassalisation du PS ! Et il y a ceux qui refusent »31. L’allusion à une majorité savarysto-molletiste fréquemment accusée d’avoir intériorisé la suprématie communiste est ici patente.

François Mitterrand annonce à ce stade la fin imminente de son discours. C’est en réalité là que tout commence. Désireux de ramasser en quelques phrases la question posée aux socialistes, il déclare : « Accord avec le PC, dialogue avec le PC ? Jusqu’à quand et pour quoi faire ? Et puis, comment va-t-on faire ? Toujours les mêmes questions ! » C’est avec une forme d’ironie toute personnelle qu’il tranche le nœud gordien : « Je suis pour le dialogue et je suis pour l’idéologie, mais je ne suis pas pour le dialogue idéologique ». Il insiste ensuite longuement sur la perspective des élections de 1973 en estimant que ce délai de deux ans n’est pas suffisant pour « résoudre le problème de[s] deux philosophies » opposant les deux partis ouvriers depuis le congrès de Tours. Or, personne ne remet en cause la nécessité d’un accord électoral de deuxième tour avec la PCF lors de ces échéances décisives. Mitterrand abat alors ses cartes en apostrophant l’assistance de la sorte : « Vous croyez que vous pourrez aborder les élections sans dire aussi aux Français pour quoi faire ? ».

L’impossibilité dans laquelle la gauche se trouve de conclure, dans le délai imparti, un accord sur tous les points laissés en litige pousse à la conclusion d’un « simple » accord politique. Pour Mitterrand, « il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas de programme électoral. Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas de contrat de majorité. Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement »32. Les applaudissements sont nourris et presque unanimes. Mais, Mitterrand le sait, les congressistes qui l’approuvent sont loin d’être touts d’accord sur le sens de ses propos.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 294 (avril 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1. Notamment les chercheurs de l’Office universitaire de recherche socialiste (l’OURS) ou proches de l’institution fondée par Guy Mollet (Denis Lefebvre, Frédéric Cépède, Jacques Moreau, Pierre Serne,)

2. « Les tenants du dialogue idéologique », D&S293, mars 2022, p. 20-21.

3. Le Congrès d’Épinay. Un nouveau départ pour les socialistes, Éditions du Parti socialiste, 2001, p. 24.

4. Selon Jacques Moreau, « Le congrès d’Épinay-sur-Seine du Parti socialiste », Vingtième Siècle65 (2000), p. 91.

5. Cette direction collégiale du parti, héritée de la SFIO et élisant notamment le Premier secrétaire, est l’ancêtre du Bureau national (BN).

6. Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 26.

7. Ibid., p. 27. Même idée dans Jean-Pierre Chevènement, Le vieux, la crise, le neuf, coll. La Rose au poing, 1974, p. 57-58.

8. Toutes ces citations sont tirées de Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 27.

9. Jacques Moreau, « Le congrès d’Épinay », op. cit., p. 92.

10. Voir Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 28, puis Alain Bergounioux, « Déclaration de principes de 1969 », http://www.lours.org.

11. Cf. Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 30-31, puis p. 33.

12. Ibid., p. 30, puis p. 33.

13. Ibid., p. 31-32.

14. Ibid., p. 34. Même idée dans le discours de François Mitterrand (ibid., p. 42)

15. Pierre Serne, Le Parti socialiste. 1965-1971, coll. Encyclopédie du socialisme n° 2, 2003, p. 112

16. Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 34.

17. Jacques Moreau, « Le congrès d’Épinay », op. cit., p. 92 et Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 35.

18. Pour cette citation et les précédentes, voir ibid., p. 35.

19. Voir « Les débuts d’un congrès », D&S292, février 2022, p. 14-15 et, sur l’ultime discussion, l’intéressant témoignage de Jean-Pierre Chévènement publié en 2003 sur www.mitterrand.org.

20. Pierre Serne, op. cit., 2003, p. 113.

21. Voir Louis Mexandeau, Histoire du Parti socialiste (1905-2005), 2005, p. 380. Au lendemain de sa défaite de 1974 contre Giscard d’Estaing, Mitterrand aurait minimisé l’évènement devant des dirigeants socialistes démoralisés en assurant que la prochaine fois serait la bonne…

22. Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 38.

23. Ibid., p. 39.

24. Ibid., p. 43. Pour un bref rappel du rapprochement avant l’explosion de Mai, voir « La gauche français, entre division et union (1965-1968), D&S  287, septembre 2021, p. 18-19.

25. Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 47.

26. Ibid., p. 39.

27. Ibid., p. 33 et p. 26.

28. Ibid., p. 40.

29. Ibid., p. 43.

30. Selon le Maitron, Daniel Benoist « fut maire PS de Nevers en 1971-1983, élu à la tête d’une liste comprenant 11 socialistes, 11 communistes, 11 conventionnels» (https://maitron.fr/spip.php?article16255).

31. Le congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 44.

32. Pour toutes ces citations, voir ibid., p. 44-45.

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