De la prison comme mode de gestion
Il y a quatre ans, l’historien Ilan Pappe avait intitulé son Histoire des Territoires occupés The Biggest Prison on Earth (« La plus grande prison sur terre »)1. Il s’agissait pour lui d’un modèle théorique permettant de comprendre la situation des Palestiniens vivant dans ces territoires et dans la bande de Gaza. L’ouvrage de Stéphanie Latte Abdallah est de nature différente.
Fruit d’une longue enquête ethnographique, de plus de 350 entretiens, ainsi que du dépouillement d’archives et de documents institutionnels, il étudie le fonctionnement concret de ce qu’il faut bien appeler un mode de domination et de gestion d’une population aux statuts savamment différenciés.
La zone du Dedans
Les prisonniers politiques (dits « de sécurité ») sont au centre de la recherche de l’autrice, qui rappelle que depuis 1967, 40 % des hommes palestiniens sont passés par les prisons israéliennes, une proportion effarante que l’on a peine à se représenter. Vécus et histoire collective en sont profondément marqués, les Palestiniens étant comme englués dans une toile qui se desserre et se resserre de manière imprévisible au gré des jours, des mois et des années. L’autrice distingue Dedans (périodes d’incarcération) et Dehors, elle analyse les rapports Dedans/Dehors au temps de l’incarcération, mais aussi leur alternance, car la prison laisse son empreinte sur ceux qui y passent.
L’histoire palestinienne peut ainsi également se décliner Dedans, et Stéphanie Latte Abdallah en vient à distinguer plusieurs générations carcérales présentant chacune des caractéristiques particulières : 1967-1973, la génération de l’occupation israélienne ; 1974-1987, la génération du mouvement des prisonniers ; 1988-1994, la génération Intifada et de la politisation des grèves de la faim ; 1994-1999, la génération de l’ombre, celle d’Oslo ; 2000-2007, la génération de l’intifada Al-Aqsa et le nouveau management carcéral (morcellement du collectif, individualisation du quotidien, pulvérisation de la culture carcérale) ; génération d’après (ruptures et morcellements politiques).
Les liens avec le Dehors sont rendus délibérément difficiles, voire problématiques, ne serait-ce que par la localisation géographique des établissements : les prisonniers originaires des Territoires occupés peuvent en effet être déportés dans des prisons situées en territoire israélien, leurs parents désireux de leur rendre visite devant obtenir un permis d’entrer en Israël en sus d’un permis de visite, ce qui rend leur voyage doublement aléatoire (prisonnier puni = pas de visite, frontière fermée = pas de passage).
Les prisonniers libérés peuvent l’être de manière limitée : « Au moment de leur libération, certains se voient ainsi ordonner des restrictions et des périmètres de déplacement, renouvelés sans motif précis, variant selon les heures, de même que des interdictions de sortie du territoire, c’est-à-dire de la Cisjordanie et/ou de leurs régions » (p. 268). Ainsi l’un d’entre eux, à sa sortie de prison au début des années 2000, a reçu une carte de Cisjordanie avec différentes couleurs : en violet, les lieux où il lui était toujours interdit de se rendre, en bleu ceux qui lui étaient permis, et en vert ceux où il ne devait pas aller après minuit ; ces restrictions se sont ajoutées à une interdiction de sortie du territoire qui lui avait été spécifiée suite à sa première peine en 1982.
Prison à ciel ouvert
Les difficultés du dit Dehors ne sont pas réservées aux anciens prisonniers : « Outre la stratification des mobilités des Palestiniens en fonction de leur citoyenneté et de leurs lieux de vie (Cisjordanie, bande de Gaza, Jérusalem-Est ou Israël), leurs capacités de circulation diffèrent selon des profils bio-sociaux extrêmement détaillés prenant en compte une myriade de critères qui ne leur sont pas divulgués et, pour beaucoup, leur restent obscurs, et selon une grille temporelle. Ce contrôle et ce fractionnement accrus du mouvement se révèlent dans un système de permis qui, en multipliant les critères après la seconde Intifada, délivre plus de cent types de permis de circulation différents » (p. 269). Le fait de sortir d’une zone sans permis est devenu un motif d’interpellation fréquent depuis 2013. Et il n’y a qu’un pas entre l’interpellation et la comparution devant un tribunal dans lequel règne « un droit sans justice ». Puis c’est reparti pour un tour avec des variantes éventuellement négociables en échange d’un accord de plaider-coupable et surtout d’une contrepartie financière non négligeable !
Pour les Palestiniens, la prison a cessé d’être « un monde à part »2 auquel ils ne comprendraient rien : car outre le fait que pratiquement chaque famille a vu un ou plusieurs de ses membres y faire un séjour, la toile carcérale s’étend, à sa manière, au-delà des murs.
Stéphanie Latte Abdallah ne s’est pas contentée de dresser un tableau et une évolution historique dont seuls quelques aspects sont évoqués ici. Sa narration comprend également de nombreux extraits d’entretiens qui en font un documentaire des plus vivants.
1. Voir « Suite et poursuite d’un nettoyage ethnique », D&S n° 256, été 2018, p. 23.
2. Titre d’un livre de Gustaw Herling où il relate son expérience de détenu dans une prison et un camp de travail soviétiques entre 1940 et 1942.
Cet article de notre ami Philippe Lewandowski a été publié dans le numéro 293 (mars 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
Stéphanie Latte Abdallah, La toile carcérale : une histoire de l’enfermement en Palestine, Bayard, 2021 31,90 euros