Entretien avec Leïla Chaibi, une eurodéputée militante
Dans un article précédent (« Macron est bien l’ami d’Uber »), nous avons rendu compte succinctement de l’opposition de Macron à un projet de directive européenne concernant les travailleurs des plateformes. Nous avons rencontré Leïla Chaibi, députée européenne LFI, qui mène ce combat pour qu’ils soient reconnus comme des salariés et non comme des indépendants.
D&S : Qu’est-ce qui t’a amenée à consacrer une grande partie de ton action de députée européenne aux travailleurs des plateformes ?
Leïla Chaibi : Avant d’être élue en 2019, j’étais très impliquée sur les questions de lutte contre la précarité. J’avais aussi assisté, à la fondation Copernic, à une conférence de Gérard Filoche, où il a expliqué que le contrat de travail, c’est la contrepartie du lien de subordination qui lie le salarié à l’employeur. Les contrats précaires, ce sont des dérogations qui sont inventées par le capitalisme pour ne pas avoir à assumer cette contrepartie qu’est le droit du travail. Ça s’appelle CDD, intérim, stages… Il y a maintenant une nouvelle forme de précarité, qui est le travail via des plateformes numériques (ex. Uber, Deliveroo…) : il n’y a plus de contrat de travail du tout. Les livreurs de repas à vélo, les chauffeurs VTC sont censés être des travailleurs indépendants ce qui permet à la plateforme d’éviter de leur donner des droits comme le salaire minimum, les congés payés, la protection sociale dont ils bénéficieraient s’ils étaient salariés.
D&S : Peux-tu résumer les différentes étapes de ce combat ?
LC : En arrivant au Parlement européen en 2019, j’apprends qu’il va y avoir une directive sur le sujet. Les Uber, Deliveroo et autres plateformes se félicitent de pouvoir obtenir une directive qui aille dans leur sens, et d’arrêter d’être « embêtés » par tous ces juges qui sont sollicités pour des demandes de requalification en emploi salarié. Pour les travailleurs concernés et les forces progressistes, ce doit être au contraire l’occasion d’un rapport de force pour obliger les plateformes à assumer leurs responsabilités d’employeurs (salaire minimum, congés payés, arrêts maladie, accidents du travail…). J’ai bossé sur le sujet avec une élue verte néerlandaise et une socialiste italienne. Mais au final, si le Parlement s’est prononcé pour dire que les travailleurs des plateformes doivent être présumés salariés, c’est que nous avons aussi réussi à convaincre des élus de droite en utilisant l’argument de la concurrence déloyale que ces plateformes font à des entreprises employant des salarié.e.s. Ce qui a surtout été déterminant, c’est qu’on a permis petit à petit l’irruption des travailleurs concernés dans un endroit où les lobbies sont comme chez eux au Parlement européen. Avec ces travailleurs, nous avons construit un « contre-lobby », ce lobby populaire, permettant de contrebalancer le poids des lobbies.
D&S : Comment expliques-tu la position du gouvernement français qui s’oppose à la reconnaissance de présomption de salariat ?
LC : Macron, avec ses relais, a été le seul à s’opposer à toute avancée. À chaque fois, j’ai eu Macron sur mon chemin. Il y a pour le moins une convergence idéologique entre Macron et Uber1. Macron est convaincu que le droit du travail et la protection sociale sont des charges, et que si on réduisait le « coût » du travail, ça irait mieux pour l’économie et que diminuer les « freins » à l’embauche favoriserait l’emploi.
Macron a bien vu qu’au-delà de la livraison de pizzas et de sushis, c’est pour lui une porte d’entrée, un cheval de Troie pour détricoter tous les acquis et les protections du salariat. Si aujourd’hui on autorise à avoir des travailleurs subordonnés sans avoir à appliquer le droit du travail, si c’est légal pour Uber et Deliveroo, si c’est institutionnalisé, pourquoi un patron de Carrefour ou de Leclerc s’embêterait à employer des salariés ? Le but de Macron, c’est d’instaurer ce que, lui et ses relais, appellent un tiers-statut : tous les avantages du statut d’indépendant et du salariat pour les employeurs, tous les inconvénients pour les travailleurs du statut d’indépendant et de salarié (la subordination sans contrepartie).
Le compromis trouvé par le Parlement, la Commission et le Conseil ne va pas aussi loin que le projet de directive du Parlement, mais il améliore la situation actuelle et contient de vraies avancées. Il a été torpillé par le gouvernement français ! Comment va se terminer ce combat ? Je ne sais pas. Mais à chaque étape, on nous disait que l’on allait perdre. À l’Assemblé nationale, Élisabeth Borne avait déclaré qu’elle était convaincue que jamais la Commission ne proposerait la présomption de salariat ; c’est pourtant ce qui est arrivé. Il ne faudrait pas maintenant qu’il y ait un recul d’ici la fin du mandat, car Macron met toute son énergie en faveur d’une directive qui dégraderait la situation actuelle. Macron n’est pas qu’un obstacle, c’est un ennemi qui torpille toutes les avancées possibles.
D&S : Peux-tu aussi nous parler de deux autres de tes combats qui ont marqué ton mandat : la lutte contre Amazon et la défense du fret ferroviaire ?
LC : Avec Amazon, on est encore face à une multinationale très implantée au niveau européen qui utilise l’Union européenne comme un terrain de jeu, une entreprise qui piétine le droit, les lois. Elle s’amuse même du fait qu’il y a un dumping fiscal au niveau européen. Le chiffre d’affaires concernant des achats faits en France peut, par exemple, être déclaré au Luxembourg ou en Irlande, deux des paradis fiscaux de l’Union européenne.
J’ai été alertée au moment du Covid par des syndicalistes d’Amazon sur les conditions de travail dans les entrepôts qui restaient ouverts alors que ce n’était pas essentiel. J’ai alors organisé une audition de salariés, d’un peu partout en Europe, et je me suis aperçue qu’il y a un système d’organisation du travail fait pour les presser et les espionner au maximum. D’ailleurs, Amazon vient d’être condamné à 32 millions d’euros d’amendes par la CNIL, parce que les travailleurs sont fliqués, avec un scanner qui mesure le moindre geste, le temps (minutes et secondes) entre chaque geste ! Par ailleurs, nous devions auditionner la direction d’Amazon : elle a fait faux bond. C’est la troisième fois qu’elle manque de respect pour les élus européens. J’ai proposé (et la Commission emploi a repris cette demande) que les badges des lobbyistes d’Amazon soient désactivés et qu’ils arrêtent d’entrer au Parlement européen comme dans un moulin ! C’est le problème de toutes ces multinationales qui se croient au-dessus des lois, et cela ne peut plus durer.
L’Union européenne s’est construite avec l’idée que le fait de réaliser un grand marché, avec la concurrence libre et non faussée, c’était la solution à tout. Ces règles ont un peu volé en éclat depuis le Covid, et on s’est rendu compte que c’était bien utile d’avoir des hôpitaux ou de relocaliser la production. Pour le Fret ferroviaire, la Commission ne le considère que comme un marché, et il donc doit être libéralisé. Elle reproche à l’État français d’avoir subventionné Fret SNCF. Or on a besoin de fret ferroviaire parce que nous avons des objectifs climatiques, qui font qu’on veut diminuer le nombre de camions sur les routes. Nous montons au créneau pour montrer que les objectifs climatiques sont supérieurs à des objectifs de marché complètement obsolètes. Le gouvernement français et la Commission se renvoient la balle, mais la commissaire à la concurrence nous a expliqué qu’il n’y avait pas d’urgence. Or le gouvernement français s’est immédiatement « couché », et organise le démantèlement de Fret SNCF, alors qu’il y a des arguments environnementaux qui peuvent être mis en avant2.
D&S : Quel est le principal message du livre que tu viens de publier, Députée pirate ?
LC : J’ai voulu raconter cinq ans de mandat au Parlement européen. Je sais que pour la plupart des gens, l’Union européenne, ça paraît super loin, abstrait et technique, qu’on n’y comprend rien. J’ai voulu montrer ce qui se passe à l’intérieur de façon imagée et pédagogique. Quand je suis arrivée au Parlement, j’avais la pression, je doutais et me sentais un peu une impostrice. J’ai essayé de de faire la bonne élève, et je me suis vite sentie noyée. Je me suis rendu compte que la technicité est souvent un prétexte pour dépolitiser les dossiers. Il faut au contraire sortir des cadres, et casser les codes. C’est important que les gens sachent comment cela se passe à l’intérieur ; sinon, on laisse la voix aux seuls lobbies. Même si c’est lamentable que le Parlement européen soit le seul parlement au monde qui n’a pas le droit d’initiative législative, on voit que l’on peut obtenir quelques avancées (s’il n’y avait pas eu la Commission et le Conseil qui représente les États, nous aurions déjà une directive claire de reconnaissance de présomption de salariat des travailleurs des plateformes). De la même façon que l’on n’attend pas la Ve République pour mener des combats dans le cadre de la Ve, nous devons mener ces combats dans l’Union européenne sans attendre la révision des traités que nous réclamons.
Propos recueillis par Éric Thouzeau le 26 janvier 2024(et publié dans le numéro de février 24 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Rappelons aussi qu’un lobbyiste d’Uber a aidé Macron à collecter des fonds pour son parti (Ndlr).
2.Voir à ce sujet l’article « Service public ferroviaire, Macron poursuit la casse », paru dans D&S306, été 2023 (Ndlr).
Députée pirate
Leïla Chaibi indique brièvement son parcours dans le livre Députée Pirate qu’elle a coécrit avec Cyril Pocréaux, rédacteur en chef du journal Fakir. L’actuelle députée européenne rappelle qu’elle a commencé par militer contre la précarité et pour le droit au logement, au travers de Génération précaire, de Jeudi noir, puis elle a été une des animatrices de Nuit debout. Elle rejoint la France insoumise dès sa création en 2016. Au Parlement européen, elle n’a rien perdu de son dynamisme ; c’est ce qui lui a permis (en utilisant les fonds dont disposent les parlementaires européens) de faire venir à Bruxelles des travailleurs des plateformes de toute l’Europe pour un Forum transnational des alternatives à l’uberisation. La 4e édition va se tenir en 2024 ; c’est ce qu’à raison, Leïla Chaibi appelle « l’intrusion des travailleurs des plateformes au sein de la Bulle qu’est le Parlement européen ». E.Th
Leïla Chaibi, Députée Pirate. Comment j’ai infiltrée la machine européenne,
Les liens qui libèrent, préface de François Ruffin, janvier 2024, 128 pages, 12 euros.