Casino : la fin du géant stéphanois
Rien ne va plus à Saint-Étienne ? Son maire englué dans une affaire scabreuse de sex-tape utilisée à des fins de pressions contre son premier adjoint centriste sur fond d’homophobie. Son club emblématique dans les bas-fonds de la ligue 2. Après la récente fermeture du campus de l’EM Lyon, c’est au tour de Casino de fermer boutique.
Depuis la chute de Manufrance en 1986, s’il y a bien une entreprise qui était intimement liée à la cité stéphanoise, c’est bien Casino. Après la vente de 119 magasins à Intermarché, le dépeçage du groupe s’accélère depuis l’annonce ce début janvier 2024, qu’environ un tiers de ses 313 magasins seront repris par Auchan, le reste revenant à Intermarché, dans le cadre de la restructuration de dettes. Cela ferait passer le chiffre d’affaires du groupe de 33,6 milliards d’euros en 2022 à quelque 8 milliards, avec le risque de voir disparaître la marque Casino. En 2020, le distributeur comptait encore 205 000 salariés, dont 56 000 en France.
Un drame social
Pour Saint-Étienne et sa région, les enjeux sociaux et économiques sont particulièrement lourds : plus de 2 000 salariés rien qu’au siège social installé dans le quartier de la gare de Châteaucreux. La vente des supermarchés et des hypermarchés programme l’obsolescence des emplois, que ce soit dans les RH, le marketing ou la gestion. Cette casse de l’emploi serait un coup très dur porté à l’économie stéphanoise, et la mise en place récente d’une cellule psychologique pour les salariés n’augure rien de bon.
Face à cette destruction massive d’emplois, l’intersyndicale a fait appel à la mobilisation de toutes les Stéphanoises et tous des Stéphanois. Deux manifestations ont été organisées, et la dernière, le 19 décembre dernier, a rassemblé plus de 5 000 personnes. Ici, à Saint-Étienne, nous avons coutume de dire que chaque personne est liée directement ou indirectement à l’entreprise. À l’image du stade qui porte le nom de son fondateur, elle fait partie intégrante du patrimoine de la ville.
Paternalisme et Résistance
Fondée en 1898 par Geoffroy Guichard, la société des magasins de Casino va développer une politique sociale novatrice dans la première partie du XXe siècle. Dès 1904, le groupe lance une caisse de prévoyance et d’assurance décès ; l’année suivante est créé un service médical et pharmaceutique pour ses salariés. En 1910, l’entreprise distribue des primes aux familles nombreuses et lors des naissances survenant chez ses salariés, prestations qui serviront de modèles aux futures allocations familiales. En 1916, c’est la première entreprise à mettre en place la participation aux résultats pour ses employés. Pour son 25e anniversaire, Casino instaure une Caisse de retraites afin d’assurer la sécurité des salariés qui quittent l’entreprise. Il ne faut toutefois pas être dupe du paternalisme de cet entrepreneur « familial » et même « social » que Geoffroy Guichard se veut être. Selon l’historien Olivier Londeix, en distribuant ces aides, il cherche avant tout à « s’attacher un noyau d’employés et d’ouvriers fidèles », bien conscient qu’il est que « la reconnaissance pose les bases de la loyauté »1.
Le groupe n’en reste pas là et va également développer des œuvres culturelles et sportives au bénéfice de tous les habitants. La plus connue sera naturellement la création de l’Association sportive Casino, qui deviendra l’Association sportive de Saint-Étienne en 1933, avec son prestigieux club de football, dix fois vainqueur du championnat de France et finaliste malheureux de la coupe d’Europe des clubs champions en 1976. C’était la « France Verte ».
Lors de la Seconde Guerre mondiale, Saint-Étienne, située en zone libre, subit les coups de la milice et la Kommandantur s’installe en centre-ville. C’est dans cette ville ouvrière que le maréchal Pétain présente, le 1er mars 1941, sous les applaudissements des collaborateurs, son inique Charte du Travail qui supprime, entre autres, la Confédération générale du Travail (CGT). La ville essuie quotidiennement un nombre impressionnant de bombardements qui frappent aussi les entreprises du groupe Casino. L’un de ses dirigeants, François Kemlin, forme un réseau d’activités clandestines afin d’approvisionner les groupes de Résistance et permet aussi l’évasion de prisonniers de guerre. Ce qui n’empêche pas qu’à la Libération, le fils aîné des Guichard soit emprisonné brièvement pour collaboration économique avec l’armée allemande, et que l’entreprise elle-même soit menacée de nationalisation2.
De l’âge d’or au démantèlement
Casino, à l’image des autres distributeurs, va fortement s’implanter sur le territoire national lors de la période faste des Trente glorieuses. En 1960, Casino ouvre son premier supermarché à Grenoble, et son premier hypermarché Géant Casino dix ans plus tard à Marseille. C’est aussi Casino qui lance le concept de libre-service dans ses magasins.
1992 marquera la prise de contrôle de Jean-Charles Naouri, véritable magnat de la finance qui va profondément modifier l’entreprise et être à l’origine de sa chute, à laquelle nous assistons aujourd’hui. L’entreprise se lance dans l’internationale avec des implantations en Amérique du Sud notamment, sur le e-commerce avec Cdiscount, et Monoprix, Franprix, SPAR, Leader Price et Naturalia sont rachetés.
Jean-Charles Naouri met en place un système économique connu sous le nom de « poulies bretonnes ». Le principe de ce tour de passe-passe est le suivant : pour racheter une entreprise A, on crée une holding B, souvent domiciliée dans un paradis fiscal. La holding B demande un emprunt important à des banques pour acheter A ; ensuite A reverse de très importants dividendes à B, censés désendetter la holding B et/ou permettre au créateur de la holding B d’avoir un niveau de vie de grand standing. Une cascade d’opérations de même nature permet de se constituer un empire comme celui de Naouri, mais qui peut s’avérer fragile, si l’endettement devient trop lourd, après l’achat d’entreprises moins solides qu’espéré3.
Après avoir longtemps été cachée par ce système financier opaque, la dette devient abyssale. En 2022, Casino publie des résultats financiers désastreux. Au seul premier semestre 2023, ses pertes se sont élevées à 2,23 milliards d’euros, le trou dans la trésorerie atteint 2 milliards d’euros et la branche hypermarché et supermarché de Casino perd à elle seule un milliard d’euros en une année.
L’heure des bilans
Casino n’aura jamais réussi à prendre le tournant de la guerre des prix lancée dans les années 2010 par le groupe Leclerc. Naouri préfère commercialiser des produits de plus haute gamme à des prix élevés. Conséquence : Casino a perdu plus de 10 % de ses parts de marché en quelques années seulement. La forte inflation de ces derniers mois détourne les clients de l’enseigne, et sonne le glas du groupe.
Ce vendredi 12 janvier, les actionnaires ont validé le plan de sauvegarde négocié depuis plusieurs mois. Casino sera repris par les sulfureux Daniel Kretinsky, Marc Ladret de Lacharrière et le fonds britannique Attestor. Casino n’a pas fini d’être entre les mains de financiers voraces à mille lieux de ses fondateurs et de « l’esprit Casino ». Ce vote était l’une des dernières étapes de sa restructuration puisqu’au printemps la reprise sera officialisée… une fois les 313 super- et hypermarchés vendus à Intermarché et Auchan.
Cet article de notre ami Johann Cesa a été publié dans le numéro 311 (janvier 2023) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Olivier Londeix, « Du comptoir au libre-service, les transformations de la vente chez Casino (1898-1960) », Jean-Claude Daumas (dir.), Les révolutions du commerce. France, XVIIIe-XXIesiècle, Besançon, 2020, p. 155-176.
2.Voir Michelle Zancarini-Fournel, « La Famille Casino 1920-1960 », Yves Lequin et Sylvie Vandecasteele (dirs.), L’usine et le bureau. Itinéraires sociaux et professionnels dans l’entreprise, XIXe-XXesiècles, Lyon, 1990, p 57-73.
3. Les explications sur les poulies bretonnes sont issues d’un article de Claude Garcia, blogueur d’Alternatives économiques, daté du 22 juin 2023.