Le télétravail : une solution miracle... pour le patronat ?
Le patronat vient enfin d'accepter d'ouvrir une négociation pour un "accord" sur le télétravail qui ne serait toutefois "ni normatif" "ni prescriptif" selon le Medef. Autant dire que les employeurs veulent garder les mains libres. Nous avons déjà abordé la question du télétravail dans un précédent article "le télétravail en question". Nous y revenons avec un article de Richard Abauzit de juin 2020.
Dans la difficile période que nous traversons, le télétravail est pratiqué par des millions de salariés. À l’usage, nombre d’entre eux disent certes éprouver un sentiment grisant de liberté, mais aussi et surtout subir une sensible surcharge de travail. Pour Richard Abauzit, ancien Inspecteur du travail et militant syndical, le gouvernement et le patronat entendent pousser leur avantage et arguer de ce désir légitime d’autonomie pour imposer une exploitation encore plus poussée du travail salarié.
Travailler chez soi, comme si on était autonome. Travailler chez soi sans déplacement coûteux et polluant. Travailler chez soi sans les chefs, petits et grands... Le « télétravail » que l’on nous vend a tout du charme d’un retour à l’artisanat, au travail libre enfin délivré de l’obéissance du salarié enchaîné. Ce qui a commencé à se mettre en place, et plus encore l’objectif poursuivi, en est l’exact contraire : le cheminement vers l’esclavage sous laisse électronique. L’évolution des textes qui le régissent et celle des pratiques qui se font jour le démontrent sans ambiguïté.
Petit rappel
Il faut tout d’abord remarquer que le travail à domicile tel qu’il a existé au XIXe siècle est toujours réglementé dans le Code du travail actuel (articles L.7411-1 à L.7424-3) et garde la trace de ce qui a été conquis : contrôle du nombre d’heures de travail par fixation d’un tableau des temps d’exécution des travaux établi soit par accord collectif, soit par arrêté préfectoral ; fixation des salaires minima soit par convention collective soit, à défaut, par décision administrative ; paiement des heures supplémentaires (par rapport aux temps d’exécution du tableau) à la journée – au-delà de 8 heures ! – avec une majoration de 25 % pour les deux premières heures et de 50 % au-delà ; majoration pour le travail du dimanche ou un jour férié ; paiement du loyer, du chauffage, de l’éclairage, de l’électricité et de l’amortissement des moyens de travail utilisés sur la base d’un tarif fixé par l’autorité administrative ; fourniture gratuite des accessoires par l’employeur ou sinon remboursement ; prescription des salaires et fournitures par cinq ans (et non par trois ans comme pour tous les autres salariés) ; responsabilité de l’employeur pour les mesures de protection individuelle.
Combien d’heures ?
On aurait pu imaginer que le télétravail, quand il a été défini (2012 pour le secteur privé, 2016 pour le secteur public) reprenne les dispositions du travail à domicile, car la différence (l’un porte sur la production de services, l’autre sur la production de biens) ne justifiait en rien une législation différente. D’ailleurs, dans les textes initiaux (loi n°2012-387 du 22 mars 2012 pour le secteur privé, décret n° 2016-151 du 11 février 2016 pour le public), il était toujours question de contrôler le temps de travail :
- pour le public, un arrêté ministériel est censé fixer les « modalités de contrôle et de comptabilisation du temps de travail » ;
- pour le privé, le contrôle du temps de travail est censé être fixé par la convention collective ou le contrat de travail. À noter que le cas de circonstances exceptionnelles était déjà prévu et la menace d’épidémie citée comme exemple (le SRAS et la grippe H1N1 étaient passées par là...). Dans ce cas, il était prévu qu’un décret, jamais sorti, définirait les conditions d’un tel télétravail. Aucun décret n’est venu non plus détailler les activités qui pourraient actuellement faire l’objet de télétravail pendant le Covid-19...
On a vu en pratique que, pour le public, aucun contrôle n’a été fait du temps télétravaillé, alors même que le décret de 2016 limite à trois jours maximum par semaine le temps de télétravail possible.
Et pour le privé, l’évolution de la législation permet de ne plus mesurer le temps de travail effectué : depuis 2017 et les ordonnances Pénicaud-Macron, il est possible de ne plus compter les heures mais juste de « réguler la charge de travail ».
Et qui régule ? Soit un accord d’entreprise que l’employeur aura réussi à imposer soit, à défaut, l’employeur directement en rédigeant une « charte » qui est la dénomination moderne du règlement intérieur du XIXe siècle.
Et s’il n’y a ni accord d’entreprise, ni charte ? En 2017 – toujours les ordonnances XXL –, un simple accord sans formalités (« par tout moyen ») entre l’employeur et son salarié suffisait pour un télétravail « occasionnel » ; en 2018, une loi (loi n°2018-217 du 29 mars 2018, loi Pénicaud prise en application de l’ordonnance Macron) permet cet « accord » de gré à gré même quand le télétravail n’est pas occasionnel...
Le premier objectif, le plus important pour les employeurs, de pouvoir faire travailler le maximum d’heures sans en payer la totalité, est donc largement atteint avec l’évolution de la législation qui permet de ne plus compter les heures. Dès lors la durée du travail est uniquement déterminée par l’employeur par la fixation des tâches à accomplir et du délai pour les exécuter. Connaître les objectifs poursuivis par les gouvernements successifs ne fait plus difficulté depuis le milieu des années 2000, tant la certitude de ne plus avoir sérieusement à craindre l’opposition des salariés les conduit à les formuler sans voiles : ainsi la loi de 2012 qui modifie nombre de dispositions du droit du travail s’intitule « Loi de simplification du droit des entreprises »...
Des volontaires ?
Si le télétravail a été imposé pendant la pandémie en cours, c’est pour partie en contradiction avec les textes applicables : dans le public comme dans le privé, les textes réservaient le télétravail à ceux qui le pratiquaient de façon « régulière et volontaire ». Si le caractère « régulier » a disparu dans le privé, le volontariat est formellement maintenu dans la législation, mais on voit bien tout ce qui, étape après étape, conduit à l’imposer.
L’article L.1222-9 du Code du travail lui-même, après avoir évoqué le volontariat du salarié, prévoit que l’accord collectif ou l’employeur lui-même, par la fameuse « charte », fixera « les modalités d’acceptation par le salarié des conditions de mise en œuvre du télétravail », ce qui ressemble bien à la fixation d’un cadre à partir duquel on est un peu obligé d’être volontaire.
Les cas d’empêchement de déplacement justifiant le recours au télétravail se multiplient : après les épidémies (2012), on a eu les épisodes de pollution (loi de 2018), la prise en compte du handicap (loi Pénicaud n° 2018-771 du 5 septembre 2018), et on voit bien que la généralisation du télétravail conduira à une limitation des arrêts maladie (après tout, on n’a guère besoin que de deux mains pour le clavier...).
Si l’entrée dans le télétravail ne relève pas vraiment du volontariat, la sortie est à la main de l’employeur, qu’il s’agisse de l’accord collectif, de la « charte », de l’accord informel pour le privé ou de la décision de l’administration dans le public. Une grande force pour l’employeur que d’imposer n’importe quelle condition de travail au salarié si celui-ci ne peut exercer son activité qu’à domicile, pour des raisons de coût du déplacement ou pour des raisons familiales.
Payés combien ?
Pour le salaire, la question renvoie à celle du nombre d’heures qui ne seront pas payées.
Pour les frais supportés par le salarié, notamment ceux liés à l’utilisation de l’informatique, la législation pour le privé prévoyait jusqu’en 2017 que l’employeur était tenu de les prendre en charge. L’ordonnance Pénicaud-Macron a supprimé cette obligation, suivant en cela les préconisations du rapport de Bruno Mettling, le DRH d’Orange, rendu à Myriam El Khomri en 2015 pour préparer la célèbre loi travail de 2016.
Pour le public, l’obligation est maintenue, mais chacun aura pu observer qu’il n’a pas été question d’indemniser les agents publics ayant télétravaillé pendant le Covid-19.
Quant aux coûts de déplacement « économisés » par le salarié, on voit bien qu’ils sont et seront un argument pour ne pas augmenter les salaires (voire les baisser, si on prend en compte le salaire horaire), l’employeur engrangeant, pour sa part, les économies de fonctionnement dans ses locaux en plus de l’augmentation de productivité qu’il attend du salarié en situation de télétravail.
Pour travailler où ?
Le télétravail n’est pas forcément le travail chez soi, sans la télé...
Secteur public ou secteur privé, le télétravailleur travaille simplement « hors des locaux » de l’employeur. La seule condition est d’utiliser les « technologies de l’information et de la communication ». L’idéal pour les employeurs, le télétravailleur pourra travailler n’importe où et donc aussi n’importe quand. Les employeurs peuvent donc espérer que vous ne perdiez pas une miette de temps entre votre domicile, les transports en commun, les locaux d’une autre entreprise, etc.
Sans contrôle ?
Il est à parier que, très vite, les salariés télétravaillant regretteront la proximité physique du manager « agile ». Quand ils seront sollicités, tout seuls, à horaires précis (dans le privé comme dans le public, « les plages horaires durant lesquelles l’agent exerçant ses activités en télétravail est à la disposition de son employeur ») ; quand tout leur travail sera en permanence tracé par l’ordinateur et leurs données personnelles stockées pour des motifs divers et variés ; quand ils seront mis en compétition avec les autres télétravailleurs ; quand leur emploi du temps sera en permanence bousculé par des demandes où une urgence en remplace une autre...
Dans cette question du contrôle par les chefs, la fable du « droit à la déconnection » ou autres limitations par accord d’entreprise ou décision unilatérale de l’employeur de « limiter les heures de disponibilité du managé à distance » se heurtent déjà à la réalité : ces éventuelles dispositions sont de nul effet tant que le travail demandé sera déterminé par les « résultats », que la désapprobation, les mauvaises évaluations ou/et les sanctions viendront briser le moral et la carrière de ceux qui ne sauront pas se rendre « disponibles ». D’autant que rien n’est prévu pour sanctionner les dispositions illégales d’un accord collectif ou d’une décision unilatérale de l’employeur.
Pour avoir une idée de l’étendue de la volonté de contrôle des employeurs, il est éclairant (voir en annexe) de relire le rapport Mettling qui en décrivait les attentes dans une prose où la gourmandise le disputait aux insupportables anglicismes empruntés au management anglo-saxon.
Salariés, vraiment ?
Le rêve des employeurs, formulé explicitement par Macron lors de sa campagne présidentielle, et mis en œuvre depuis (pour être juste, cela avait commencé avec la loi El Khomri... dont Macron partage largement la paternité), c’est d’avoir sous la main des salariés de fait qui ne soient plus salariés en droit, c’est-à-dire des personnes qui n’ont plus aucun droit : pas de limite du temps de travail, pas de salaire minimal, pas de sécurité sociale. Le tout sous couvert de la justice (plus de statuts, sous-entendu plus de privilèges). Tous égaux dans la précarité et la pauvreté. Cela s’appelle travailleurs sur plateformes (Uber &?Co), auto-entrepreneurs (de son chômage) et autres habillages du retour au début du XIXe siècle.
Le télétravail, avec l’illusion de l’autonomie, peut être largement utilisé pour ce qui, en droit, mérite d’être qualifié de travail illégal (avant, on disait clandestin).
Réduction du domaine de la lutte ?
On ne peut faire mieux pour les employeurs que cette atomisation des travailleurs, qui est une constante tendance depuis les années 1970. La capacité de lutte collective est en effet proportionnelle à la concentration et à la similitude des conditions. Or, celles-ci ont fondu depuis une cinquantaine d’années : délocalisations, externalisations, restructurations, horaires individualisés, diminution des pauses, salaires au « mérite », diminution du nombre de pauses-café et de lieux pour se réunir, consultations des représentants du personnel désormais autorisées à distance...
Outre l’atomisation, qui rend plus difficile l’élaboration d’objectifs de lutte et de stratégies, la solitude et le travail sur écrans conduisent plus sûrement à l’atonie voire à la dépression qu’à la rage de gagner.
Et l’écologie dans tout ça ?
Le capitalisme agonisant a un besoin vital de l’immense marché lié au numérique et de l’asservissement de toute la population qu’il permet. Il n’a donc pas ménagé la propagande alliant modernité et « virtualité ». Au point que la réflexion manque souvent. Combien de fois entend-on que l’informatique permettrait d’économiser du papier et que cela serait merveilleux pour les forêts ?
De l’extraction sanglante des matières premières dans les mines d’Afrique à l’absence de recyclage, en passant par la fabrication dans les pays asiatiques, le transport et l’utilisation de nos objets connectés qui nécessité des usines à Big Data fonctionnant 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, ainsi que la mobilisation de millions de micro-travailleurs du clic, et qui prépare les futurs cancers en masse : parcourir le cycle de vie d’un téléphone portable, c’est faire le catalogue de tout ce qu’il nous faudra revoir si on veut que les jours d’après ne soient pas les mêmes que les jours d’avant.
Cet article de notre ami Richard Abauzit est à retrouver dans le numéro de juin-juillet-août 2020 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).