GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

L’Uchronie : quand divergence rime avec pertinence

Et si Christophe Colomb n’avait pas découvert l’Amérique ? Et si Napoléon l’avait emporté à Waterloo ? Ces questions apparemment naïves et enfantines sont de plus en plus prises au sérieux. Au point qu’un nouveau genre littéraire a vu le jour. Il a même le vent en poupe.

Concevoir des passés qui, s’ils n’ont pas eu lieu, n’en restent pas moins des voies que l’histoire aurait pu emprunter : tel est le ressort profond de l’uchronie. Vouloir rejouer l’histoire n’est pas une aspiration nouvelle, puisque de tels procédés sont attestés chez Thucydide et chez Tite-Live. Mais, ces dernières années, l’uchronie, en tant que genre littéraire a particulièrement le vent en poupe. Il faut dire que revisiter le passé interroge notre rapport à notre histoire – et donc à notre identité –, ce qui n’est pas peu dire dans des sociétés présentées comme étant « en perte de repères » !

Aux origines d’un genre

Le Larousse du XIXe siècle définit l’uchronie comme une « histoire refaite logiquement telle qu’elle aurait pu être ». Cette définition, qui a le mérite d’ancrer l’uchronie dans le passé, est trop floue, car elle ne met pas en lumière la spécificité du genre. Ce qui définit en propre les récits uchroniques, c’est un événement qui fait que, dans un monde jusque-là identique au nôtre, l’histoire prend une direction différente. Cet événement sur lequel le cours des choses dérape constitue le point de divergence, l’instant originel d’une histoire potentielle qui aurait pu être, mais qui n’a pas été – et dont l’intérêt est précisément l’écart qui la sépare de ce qui est bel et bien advenu.

Comme tant d’autres choses, l’uchronie est fille de la Révolution française. L’humanité venait de faire la démonstration éclatante que c’était elle qui faisait l’histoire. Quoi de plus normal que l’on s’entende dès lors à imaginer les trajectoires alternatives qu’elle aurait pu prendre ? Le premier ouvrage entièrement uchronique est publié en 1836. Il s’intitule Napoléon et la conquête du monde et il est l’œuvre de Louis Geoffroy. Quarante ans plus tard, le philosophe néo-kantien Charles Renouvier publie Uchronie : l’utopie dans l’histoire.

Un succès grandissant

Depuis quelques décennies, l’uchronie fait florès, notamment dans la littérature des pays anglophones. Dans Fatherland de Robert Harris (1992), un policier berlinois enquête sur une mystérieuse « conférence de Wannsee » dans un monde où l’Axe a gagné la Seconde Guerre mondiale. Le complot contre l’Amérique de Philip Roth (2004, trad. fr. 2006) évoque de son côté la victoire de l’isolationniste fascisant Lindbergh face à Roosevelt aux élections présidentielles de 1940. Ce tropisme peu surprenant pour les années noires de ce siècle – déjà présent dans le magistral Maître du Haut Château de Philippe K. Dick (1962, trad. fr 2012) – n’empêche pas d’autres auteurs de privilégier des périodes plus anciennes.

Ainsi, dans Pavane (1966, tr. fr. 2008), Keith Roberts dresse le portrait d’une Angleterre ultra-catholique et encore largement féodale, près de quatre siècles après la victoire de l’Invincible Armada survenue en 1588. Une exception notable dans cet univers essentiellement anglophone : Tancrède d’Ugo Bellagamba (2012), roman dont le héros éponyme, un chevalier normand de la Première croisade, déserte les rangs croisés après les massacres d’Antioche, abjure sa foi et tente de réconcilier les individus et les sociétés aux prises.

Hors du monde anglophone, la vigueur de l’uchronie est davantage attestée par la bande dessinée. Zipang, le manga de Kaiji Kawaguchi revisitant la Seconde Guerre mondiale, a par exemple séduit des centaines de milliers de lecteurs au Japon et ailleurs. Il a par ailleurs suscité, au sein de la société nipponne un vif débat sur les crimes de guerre perpétrés par l’armée impériale en Chine et en Corée. En France, le succès grandissant de la collection « Jour J » prouve l’attrait de publics fort différents pour les récits uchroniques.

Le sérieux de l’imaginaire

En 2013, Pierre Assouline, faisant fi de la récente notoriété acquise par le genre, dénonçait dans l’uchronie un « vain gadget ». C’est oublier un peu vite que le raisonnement uchronique ne cesse d’être employé, consciemment ou non, par les historiens.

Se demander dans quelle mesure l’histoire aurait pu se dérouler autrement leur permet en effet de restituer, dans l’enchaînement apparemment mécanique des faits, ce que Paul Ricoeur appelait « l’incertitude des événements ». Comment par exemple apprécier à sa juste valeur la portée de l’arrestation de Louis XVI à Varennes, dès lors que l’on s’interdit d’entrevoir le monde radicalement différent dont nous aurions hérité si Drouet n’avait pas reconnu le souverain fuyard ? La fascination du fait accompli – cette « illusion rétrospective de la fatalité » dont parlait Raymond Aron – est une des pires bévues que peut commettre l’historien. Si l’uchronie permet de l’en prémunir, même partiellement, il semble hasardeux de la considérer comme absolument vaine.

La démarche uchronique, que sa dimension ludique rend accessible au plus grand nombre, constitue également un antidote salvateur face aux idéologues du néolibéralisme ânonnant sans relâche le credo « There is no alternative ». En interrogeant les passés potentiels et les raisons de leur non-survenue, on ouvre l’avenir à l’infini champ des possibles. On s’oppose à une vision conservatrice de l’histoire qui, en rendant fatal le révolu, contribue à justifier l’ordre social existant. Comme le rappelle Florian Besson, « l’uchronie, en redécouvrant les alternatives du passé, nous rappelle à chaque instant que – n’en déplaise à Mme Thatcher – il y a des alternatives ».

Cet article de notre camarde Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de juin-juillet-août 2020 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

 

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS

La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…