Tractations à la prison de la Santé (Tours 1920 #7)
Septembre 1920 : Frossard et Cachin sont revenus de leur périple en Russie depuis plusieurs semaines et les reclassements annoncés par leur ralliement « personnel » à Moscou se concrétisent enfin dans les faits. Le rapprochement entre le C3I et leur fraction débouche sur la rédaction de la fameuse motion d’adhésion à la la IIIe Internationale, qui n’a toutefois pas été une partie de plaisir...
Neuf, dix, dix-huit, vingt et une : le débat sur l’adhésion de la SFIO à la IIIe Internationale est pollué pendant de longues semaines par la question du nombre des conditions édictées par le Comité exécutif depuis Moscou, mais aussi par leur ampleur. Suite à la publication de différentes listes de « conditions » dans L’Humanité, Le Bulletin communiste ou encore La Vie socialiste, l’organe du parti, « à la prière de la CAP », publie, le 8 octobre, une liste officielle de conditions sur laquelle le centre et la gauche semblent enfin s’accorder.
Le casse-tête des conditions
Selon Julien Chuzeville, « il ne faut pas s’y tromper : ce ne sont pas les 21 conditions qui motivent l’adhésion à l’IC. En France, c’est même malgré ce texte que la SFIO va y adhérer ». Dans ses Mémoires écrits peu avant sa mort, Souvarine tient à rappeler que ces conditions « étaient évidemment inacceptables en grande partie pour des gens ayant le sens de leurs responsabilités, nonobstant leur solidarité de cœur avec les “Soviétiques” ». Selon le leader communiste alors sous les verrous, « à la Santé, l’embarras des trois secrétaires du C3I [était] réel : nous étions solidaires des bolcheviks en principe, nous ne pouvions souscrire aux 21 conditions en pratique ». Prenant l’exemple de la subordination des syndicats au parti, Souvarine s’explique : « Il ne pouvait être question de nous séparer [du noyau de La Vie ouvrière animé par Pierre Monatte], donc d’empiéter sur l’indépendance syndicale (9e et 10e conditions) ».
Pour tenir ensemble tous les termes de l’équation complexe qui lui était soumise, Souvarine dut déployer tout son sens politique. Il s’en explique dans ses souvenirs en citant deux formules qu’il a glissées dans le Bulletin communiste pour préciser sa méthode. À la mi-octobre, il annonce à ses lecteurs que la résolution soumise par la C3I aux adhérents de la SFIO « traduira dans une forme adaptée aux circonstances et au milieu, les thèses et les conditions adoptées par le congrès de Moscou ». Dans la livraison suivante, il parle d’une « résolution condensant l’essentiel des thèses communistes et des conditions applicables à la France ». Il annonce donc à qui sait lire que les thèses et conditions du congrès de juillet-août ne seront pas adoptées telles quelles, mais adaptées à la situation prévalant alors en France.
C’est sur cette ligne de crête – que leurs ennemis de droite, comme de gauche, considérèrent naturellement comme un chemin de duplicité – que se situèrent Souvarine et ses amis du C3I pour rester fidèles à leurs principes, tout en lâchant du lest vers le centre et en donnant le change aux bolcheviks. Une conclusion s’impose donc : « La résolution de Tours ne contient pas les 21 conditions, nonobstant nos déclarations de principes en leur faveur formulées par solidarité avec “Moscou” », puisque « la 3e, la 4e, la 5e, la 6e, la 13e, la 14e, la 15e et la 19e conditions sont absentes » et que « plusieurs autres, comme la 7e, la 9e et la 17e, sont édulcorées ».
Rapprochement de raison
Dans l’histoire de la scission, la date du 23 septembre constitue un nouveau moment de basculement : c’est en effet ce jour-là qu’a lieu la dernière réunion du Comité de la reconstruction. Selon Julien Chuzeville, « en l’absence de Frossard, ce sont Paul Louis et Renoult qui présentent une motion constatant que “l’œuvre de la reconstruction proprement dite a été abordée, mais n’a pu être réalisée”, puis concluant à la nécessité de l’adhésion de la SFIO à l’IC qui “est la seule Internationale révolutionnaire” ». Leur texte n’obtenant que 14 voix – contre 28 à la motion Paul Faure –, les partisans de l’adhésion quittent le Comité de la reconstruction. C’est ainsi que l’on apprend, les jours suivants, les démissions de Frossard, de Renoult, de Paul Louis, de Dunois et de Lucie Leiciague.
La rupture de la gauche reconstructrice avec le groupe Longuet-Faure est une excellente nouvelle pour le C3I, qui propose rapidement aux démissionnaires de le rejoindre, comme en atteste une lettre non-datée de Souvarine et Loriot, retrouvée dans les archives Renoult. Les reconstructeurs démissionnaires, craignant probablement que leur adhésion soit comprise comme un ralliement, déclinent l’offre.
Force est pourtant de constater que le C3I a tout fait pour lever les éventuelles préventions de leurs nouveaux alliés. Dès le 16 septembre, soit une semaine avant que la rupture ne soit consommée dans les rangs de la Reconstruction, Loriot annonçait déjà « le rapprochement inévitable et l’étroite collaboration des éléments socialistes et syndicalistes acquis à la IIIe Internationale ». Dans le même numéro, Souvarine, après avoir vertement critiqué les déclarations des deux délégués de la SFIO lors du IIe congrès, parce qu’elles reflètent, selon lui, « les erreurs réformistes contre lesquelles lutte le C3I », tient à noter que « depuis leur retour en France, Cachin et Frossard ont été fidèles à leur parole donnée en Russie, qu’ils ont tenu leur engagement en publiant les documents à eux confiés, en préconisant dans les meetings l’adhésion à l’IC, l’acceptation loyale des conditions posées ».
Transactions à la Santé
Début octobre, les négociations peuvent donc commencer entre le C3I et les membres démissionnaires du Comité de la reconstruction. Elles déboucheront sur la fameuse motion d’adhésion du congrès de Tours, dite injustement « Cachin-Frossard », puisque les deux leaders de la SFIO n’en ont pas écrit une seule ligne ! Le texte a la particularité d’avoir été presque totalement écrit en prison, puisque c’est avant tout Souvarine qui a manié la plume. Le deuxième co-secrétaire du C3I, Fernand Loriot, a également travaillé sur l’intégralité du texte, ce qui n’est pas le cas du troisième, Pierre Monatte, qui n’était pas membre de la SFIO et qui n’a été consulté que sur la question – au demeurant décisive – des rapports parti-syndicats. Du côté du groupe Cachin-Frossard, les contacts avec les détenus du C3I se faisaient par l’intermédiaire d’Amédée Dunois, de Lucie Leiciague, de Daniel Renoult ou encore de Paul Louis. Ce sont eux qui ont validé l’essentiel des rédactions de Souvarine et de Loriot.
À l’automne 1920, Daniel Renoult eut, à la Santé, de longues et âpres discussions avec le chef de file du C3I sur le paragraphe VIII de la motion, relatif aux « conditions d’admission ». Selon Romain Ducoulombier, l’intransigeance souvarinienne porte essentiellement sur deux points ; « la suppression du régime des tendances hérité de l’ancienne SFIO, et la lutte contre l’Internationale syndicale d’Amsterdam ». Un compromis est laborieusement échafaudé. Il débouche sur cette formule relativement vague que l’on peut lire dans la motion d’adhésion : « Vouloir, sous prétexte de représentation proportionnelle, imposer la collaboration entre les communistes et les non-communistes, c’est vouer d’avance le parti à l’inaction et l’impuissance ». Le paragraphe de la motion sur l’Internationale syndicale d’Amsterdam, affirmant que la tâche des communistes est d’« arracher à son influence les syndicats révolutionnaires », mais dénonçant par avance « toute tentative de scission syndicale », semble lui aussi, en raison de son caractère quelque peu bancal, le fruit de longues tractations.
De l’aveu même de Souvarine, le C3I a toutefois « consenti » à la fraction Cachin-Frossard « quelques concessions d’importance secondaire, parfaitement compatibles dans les circonstances actuelles avec les principes de l’Internationale communiste ». Il s’agit essentiellement du maintien provisoire du nom de parti, contrevenant à la condition n° 17, ainsi que l’abandon par le C3I de la prétention à disposer de deux tiers des sièges au Comité directeur (condition n° 20) – ce que le centre ne pouvait naturellement accepter. Souvarine reconnaît volontiers deux autres « transgressions ». Elles ont trait au rapport parti-syndicats et aux exclusions des centristes. Pour ce qui est des thèses sur le syndicalisme, l’explication tient en quelques lignes : « Nous avons une grande espérance, sinon la conviction absolue, de voir les syndicalistes révolutionnaires adopter les concepts du communisme marxiste à mesure que les événements les confirmeront et les vérifieront. Nous irions à l’encontre de cette éventualité si nous prétendions leur imposer nos vues ». Quant aux exclusions, elles sont rendues moins impérieuses par la suppression de la représentation proportionnelle et, en tout état de cause, le Comité exécutif de l’Internationale acceptait que lui soient soumises des exceptions.
La vague de l’adhésion
Le C3I prétendait déjà constituer la véritable majorité – relative, si ce n’est absolue – de la SFIO avant même le retour de Cachin et de Frossard. Mais c’est à partir de septembre que les pronostics de victoire se multiplient. Déjà, le 19 août, Souvarine déclarait que le C3I se trouvait « à la veille de faire prévaloir ses thèses ». Il évoque début septembre sa tendance comme « la fraction d’extrême gauche qui sera demain la majorité du parti ». Souvarine enfonce le clou fin octobre, alors que les tractations s’éternisent à la Santé, en écrivant que la future « prépondérance [du C3I], à nos yeux certaine, est indiscutable depuis l’adhésion à ses thèses de la fraction Cachin, Frossard, Renoult, Dunois, détachée de celle des “reconstructeurs” ». L’optimisme est manifestement de rigueur chez les bolcheviks français.
Cet optimisme stimule encore davantage l’activisme des partisans de l’adhésion. À la lecture du Bulletin communiste, on peut apprécier l’impressionnante série de meetings pour l’adhésion à la IIIe : « grand meeting » du vendredi 17 septembre, salle Wagram, en présence de Cachin, Frossard, Noël Garnier, Georges Pioch, Jean Ribaut, Paul Vaillant-Couturier, Charles Rappoport ; meeting du jeudi 7 octobre, rue Coulaincourt ; grand meeting pour l’adhésion, le jeudi 21 octobre, rue Danton avec, entre autres, Marthe Bigot, Amédée Dunois, Treint. Frossard, Victor Méric, Tommasi ; meeting du jeudi 28 octobre dans le XIVe arrondissement ; grand meeting en hommage à la Révolution russe, dimanche 7 novembre, avec le concours de Séverine, Cachin, Garnier, Paul Louis, Rappoport, Ribaut, Renoult, Tommasi, Torrès, Treint, Méric, Vaillant-Couturier...
On a déjà évoqué l’enthousiasme des deux « pèlerins » à leur retour de Moscou. Si la sincérité de leur « conversion » peut être mise en doute, les transports que suscitent leurs harangues enflammés sont, eux, moins discutables. Selon Frossard, « Les masses ouvrières se tournèrent vers Moscou comme vers la Ville sainte du socialisme. [...] C’est vers elle qu’on se tournait. C’est à elle que s’accrochaient les espérances, si rudement meurtries par la guerre, de l’immense, de la pitoyable multitude de ceux qui avaient souffert et qui ne voulaient pas avoir souffert pour rien. C’est son prodigieux rayonnement qui réchauffait les cœurs ». L’expérience révolutionnaire que vit la Russie et la victoire des bolcheviks à l’issue de l’impitoyable guerre civile ont de quoi raviver, en France, les souvenirs de la grande Révolution. Selon Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, « 1920 renvoyait fatalement à 1793 ».
Pour certains, cette déferlante est le sommet de leur vie militante et la réalisation de leurs aspirations les plus profondes. Pour d’autres, il s’agit davantage d’un mouvement incontrôlable qu’il convient d’accompagner, à défaut de le diriger. Cachin et Frossard sont de ceux-ci. Il ne s’agit pas, ici, d’un procès d’intention qui leur est fait, tout du moins pour Frossard qui a eu l’honnêteté d’écrire, dans ses souvenirs sur cette période, que son objectif, en 1920, était bel et bien « de prendre la tête d’un mouvement qui s’annon[çait] irrésistible ». Jamais Cachin ne sera aussi clair. Reste que Victor Serge a dit de lui qu’il « ne vivait que de sa popularité et, pour l’entretenir, s’évertuait à suivre le plus fort courant d’opinion ». Alfred Rosmer, qui ne les appréciait guère, devait penser aux deux leaders de la SFIO, puis de la jeune SFIC, quand il écrivait, dans ses souvenirs : « Pour moi qui connaissais bien quelques-uns des hommes qui avaient défendu l’adhésion, je ne pouvais pas ne pas demeurer sceptique quant à leur sincérité ; ils suivaient le courant pour rester à la direction du parti ». Le ralliement d’un Dunois, d’un Paul Louis ou encore d’un Renoult – qui auraient franchi le pas même si Cachin et Frossard étaient restés au milieu du gué – semble, en comparaison, autrement plus désintéressé.
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 277 (septembre 2020) de de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).