Le télétravail en question
Le capital voit souvent midi à sa porte. Dans son histoire, au gré des circonstances, il a souvent adhéré à des innovations qu’il rejetait jusque-là massivement. Non sans, naturellement, adapter les nouveaux rapports de production à sa logique propre : celle du profit. Le télétravail ne fait manifestement pas exception à cette règle d’airain.
« Ils nous imposent des congés payés ? Après tout, ce sera l’occasion d’augmenter leur productivité ! » « Ils ont gagné sur les 35 heures sans perte de salaire ? C’est regrettable, mais, tant que cette abomination existe, arrachons toutes les contreparties possibles et inimaginables ! » Telle fut sans conteste, dans la sphère des dominants, l’opinion majoritaire en 1936 et en 1998.
Aujourd’hui, le télétravail suscite des sentiments similaires chez les possédants. Quand les salariés le demandaient à cor et à cri, dans l’espoir de pouvoir travailler de chez eux un jour par semaine et éviter ainsi le stress du transport, c’était une utopie gauchiste dont la mise en place susciterait à coup sûr l’effondrement de l’économie. Pensez donc ! Donner de la liberté aux travailleurs ? Et pourquoi pas le pouvoir dans l’entreprise, tant que vous y êtes ! Selon la Dares, seuls 3 % des salariés pratiquaient le télétravail au moins un jour par semaine en 2017. Mais maintenant que la crise sanitaire a imposé d’y recourir massivement, le patronat a en tête tous les avantages qu’il pourrait tirer de sa généralisation. Car il est entendu, pour les détenteurs de capitaux, que le télétravail doit permettre de repenser de fond en comble – évidemment à leur avantage – l’ensemble des relations au travail.
Inégalités
Passons rapidement sur un fait bien connu : il est de toute évidence beaucoup plus facile de télétravailler pour un salarié chargé de tâches abstraites ou de conception que pour un salarié attaché à son poste de travail. Dès le mois d’avril dernier, une enquête Ifop/Jean-Jaurès signalait qu’en plein cœur de la période de confinement que nous venons de vivre, 66 % des cadres télétravaillaient, contre 19 % des employés et 5 % des ouvriers. Le télétravail permettrait donc de distinguer statutairement les missions « nobles », créatrices de fortes valeurs ajoutées, des tâches péri-productives de base et – surtout – des tâches « viles » confiés à une main-d’œuvre d’autant plus hautement soumise au chantage à l’emploi qu’elle est faiblement qualifiée.
Exploitation
Comme le signale fort justement la sociologue franco-israélienne Eva Illouz dans une interview accordée le 9 juin à Libération, « les entreprises ont deux impératifs contradictoires : surveiller les travailleurs, les avoir à portée de main, mais aussi économiser l’espace, les ressources et la supervision qu’un travailleur sur place demande ». La directrice d’études à l’EHESS ajoute : « Cela fait longtemps que la “gig economy” (l’économie des petits boulots), très populaire aux États-Unis, transforme le domicile en bureau pour des raisons de coûts de location ».
Par la grâce du confinement, la plupart des entreprises ont découvert que les salariés en télétravail « n’étaient pas moins productifs » et qu’elles pouvaient par ailleurs « baisser les salaires quand ces derniers viv[ai]ent dans des villes bon marché ». La crise sanitaire que nous traversons a prouvé à une échelle de masse que l’exploitation à domicile du travail salarié était au moins aussi efficace que celle réalisée sous contrainte. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? Selon Eva Illouz, le télétravail a un immense mérite : il donne au salarié le pratiquant « l’illusion de la liberté », puisqu’« il libère de beaucoup de contraintes et de supervision directe ».
Isolement
Eva Illouz estime par ailleurs que « les entreprises qui ont pris la décision de passer au télétravail trop vite découvriront que la rencontre sur un lieu de travail est irremplaçable », tant il lui paraît impossible qu’un « travailleur reste motivé longtemps en restant isolé ». Depuis le début de l’auto-production de notre espèce, le besoin de collectifs de travail pour entreprendre, produire et œuvrer est profondément ancré dans notre condition humaine et il est significatif que le capitalisme – en crise, mais sans rival immédiatement disponible – éprouve un sentiment de toute-puissance tel qu’il s’estime en mesure de modifier à sa guise la réalité de notre rapport au monde.
La sociologue des émotions ajoute un dernier point décisif pour les militants que nous sommes. Laissons-lui la parole pour finir. « Le télétravail est par ailleurs un mode de fonctionnement qui s’oppose à l’activité politique et sociale, à l’activité syndicale par exemple. Si vous voulez isoler, fragmenter, séparer, c’est la façon idéale de le faire parce qu’on n’a pas le sentiment d’être dominé. La relation personnelle au pouvoir s’estompe. Notre liberté est vécue sur un mode parcellaire. C’est cela, la vision d’une société qui devient totalitaire selon Hannah Arendt. Une société de masse où chacun est de plus en plus isolé, sans possibilité de comprendre la communauté d’intérêts et de destin, ou de résister ».
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié en introduction au dossier sur le télétravail du numéro de juin-juillet-août 2020 de Démocratie&Socialisme, la revue de la gauche démocratique et sociale (GDS).