GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Judéophobie et islamophobie

Le dernier texte d’Ilan Halevi, bien qu’inachevé, a été entamé en 2006, travaillé jusqu’en 2012, et publié de manière posthume sous le titre Islamophobie et judéophobie : l’effet miroir1. L’auteur considère que « comme la judéophobie, sa sœur jumelle, l’islamophobie est un cancer idéologique au cœur des sociétés qui la génèrent » (p. 173).

Plus récemment, Shlomo Sand, dans Une race imaginaire : courte histoire de la judéophobie2, constate que « la judéophobie a plutôt laissé la place à l’islamophobie. La haine de l’autre est maintenant généralement tournée vers d’autres [...]. Il n’y a quasiment plus de pauvres migrants juifs, boucs émissaires de la population locale » (p. 164-165).

Il ne s’agit pas là d’une simple succession temporelle, car la judéophobie (terme préférable à celui d’antisémitisme, dont l’étymologie se réfère à l’existence d’une mythique race sémite) n’a pas disparu ; mais la situation des trente dernières années n’est pas la même que celle des années 1930, et l’on peut se demander si les hauts cris des médias et des politiciens qui retentissent (à juste titre) lors de tout acte antijuif ne ressemblent pas trop à la focalisation de l’attention sur un arbre cachant une forêt bien plus envahissante ? En clair, l’arbre de la judéophobie ne cacherait-il pas la forêt de l’islamophobie ?

L’arbre de la judéophobie

L’arbre de la judéophobie est une réalité incontestable. Les actes communément nommés antisémites sont régulièrement dénoncés et stigmatisés dans tout le monde occidental. Mais tout observateur se devrait également de remarquer qu’ils sont presque toujours l’œuvre d’individus isolés, et ne sauraient donc être assimilés à des pogroms, autrement dit à des crimes commis par des populations ou des groupes massifs tolérés et/ou manipulés. Le dévoiement des frustrations et des rancœurs a en effet trouvé des cibles plus visibles, facilement repérables, le plus souvent en raison d’un autre grain de peau. La caricature du juif ne fait plus le poids. Le racisme pour les nuls est à la portée de tous les imbéciles.

La forêt de l’islamophobie

La jungle raciste comprend de multiples facettes (anti-noirs, anti-asiatiques, anti-arabes, etc.), dont l’islamophobie, qui a pour particularité une analogie flagrante avec la judéophobie, et notamment la judéophobie des années pogromistes et génocidaires3. Dans les trente dernières années, les groupes humains persécutés à cause de leurs croyances religieuses effectives ou supposées ont été les musulmans : souvenez-vous des massacres de Bosniaques musulmans par une soldatesque et des voisins chrétiens orthodoxes (ancienne Yougoslavie), de la chasse aux Rohingas dans une contrée bouddhiste (Myanmar) ; et, dans une Inde dirigée par des fondamentalistes hindouistes, après les déchéances de nationalité en Assam, c’est à New Delhi que « des foules ciblant un seul groupe religieux ont été autorisées à conduire des émeutes sans que la police n’intervienne. C’est la définition même d’un pogrom »4.

Qui pourrait nier que les musulmans soient les principales victimes de persécutions religieuses dans les temps contemporains ?

Une fonction à part

Ce ne sont pourtant pas ces persécutions que s’efforcent de cacher ceux qui dénoncent avec le plus de virulence l’arbre de la judéophobie ; ce qu’ils souhaitent faire oublier, c’est l’accaparement et le vol de terres dans des territoires occupés ou annexés, en dépit de la présence de populations implacablement dépossédées. Là, les victimes sont palestiniennes, et majoritairement (mais pas uniquement) musulmanes. Mais il est difficile de considérer comme des réfugiés fuyant des persécutions religieuses des immigrants des États-Unis ou d’Europe trouvant plus avantageux de s’installer à bon compte sur le Golan ou en Cisjordanie plutôt que d’acquérir une exploitation agricole ou de fonder un établissement industriel dans leur contrée d’origine. Et pour mieux faire passer la pilule dans les gosiers occidentaux, ils n’hésitent pas à amalgamer sans vergogne antisionisme et antisémitisme.

Un changement de paradigme

Une telle orientation est d’autant plus condamnable qu’elle peut s’avérer des plus dangereuses : car elle pourrait bel et bien faciliter la résurgence d’une calamité affaiblie mais non éteinte. Comme l’écrit Shlomo Sand : « Il subsiste un potentiel de développement d’un renouveau judéophobe, non seulement au sein de l’extrême-droite, mais aussi, parfois, parmi les nouvelles victimes de la haine » (op. cit., p. 165).

Ne faudrait-il pas que tant les médias que les politiciens prennent en compte ce qui s’apparente à un changement de paradigme ? Ne pas le faire reviendrait à apporter de l’eau au moulin des fondamentalistes de tout poil. À bon entendeur, salut.

Cet article de notre ami Philippe Lewandowski est à retrouver dans la rubrique "Post-it Palestine" du numéro de juin-juillet-août 2020 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

(1) Ilan Halevi, Islamophobie et judéophobie : l’effet miroir, Syllepse, coll. Arguments et mouvements, Paris, 2015.

(2) Shlomo Sand, Une race imaginaire : courte histoire de la judéophobie, Seuil, Paris, 2020.

(3) C’est aussi le cas pour le Rwanda, mais sans connotation religieuse.

(4) Mira Kamdar, citée par Lina Sankari, « Inde. À New Delhi, un pogrom anti-musulmans », L’Humanité, 2 mars 2020.

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