La marée brune déferle sur l’Allemagne (Nazisme 90 ans #6)
Il y a 90 ans, à la charnière des années 1932 et 1933, Hitler accédait au pouvoir en Allemagne. Très vite, la terreur nazie s’abat sur tout le pays, et au premier chef sur les partis ouvriers qui payaient ainsi le prix de leur division. Il n’allait pas tarder à être minuit dans le siècle en Europe. Nous publions ce mois-ci le dernier volet de notre cycle d’articles consacré à ce moment tragique de notre histoire.
C’est au printemps 1933 que la terreur nazie s’abattit véritablement sur le mouvement ouvrier allemand. Si les violences avaient commencé dès le 30 janvier, elles n’avaient pas le caractère à la fois systématique, légal, mais aussi débridé qu’elles revêtirent après l’incendie du Reichstag (27 février) et le train de lois d’exception que cet événement extraordinaire permit d’adopter. Politiquement, les élections législatives de début mars constituèrent le point de bascule à partir duquel l’arbitraire brun put se généraliser, malheureusement sans susciter de résistance massive de la part des nôtres. À la fin du printemps, les organisations ouvrières avaient été irrémédiablement détruites, comme du reste les institutions fondamentales de la démocratie parlementaire allemande. En ces mois tragiques, le nazisme a bel et bien constitué la forme historique la plus pure du fascisme.
Les élections du 5 mars
Une dizaine de jours après la dissolution du Reichstag, la campagne – la troisième en un peu plus de six mois ! – commença. Elle revêtait un caractère particulier pour les nazis qui escomptaient profiter du pouvoir d’État pour, non seulement détruire leurs ennemis « marxistes », mais aussi obtenir une confortable majorité leur permettant de se débarrasser de leurs encombrants « alliés » conservateurs.
La participation au scrutin fut particulièrement forte. Elle atteignait 88,8 %, soit cinq points de plus qu’en juillet 1932 – législatives qui avaient pourtant constitué un record en la matière, comparé à l’époque de Weimar. Par rapport au mois de novembre, où l’on avait, il est vrai, constaté une certaine démobilisation de l’électorat, trois millions d’inscrits supplémentaires s’étaient rendus aux urnes. C’est dire si le corps électoral avait perçu l’enjeu crucial que revêtait ce scrutin pour l’avenir du pays. Au soir du 5 mars, le NSDAP obtenait un peu moins de 44 % des suffrages exprimés. Si 17,3 millions de voix s’étaient portées sur ses candidats (soit 3,5 millions de plus qu’en juillet dernier), le parti d’Hitler était loin de la majorité absolue. Pour l’atteindre, il fallait encore compter sur les alliés du Front de combat, et notamment sur le DNVP qui recueillait 8 % des voix (soit le même score qu’en novembre, mais avec près de 200 000 voix supplémentaires eu égard au regain de participation).
Face à la coalition hitlérienne, le Zentrum catholique recueille 11,2 % des suffrages. Le Parti social-démocrate (SPD) fait, lui aussi, mieux que résister avec ses 18,3 % de voix et ses 7,2 millions d’électeurs. Le Parti communiste (KPD), avec 12,3 %, perd quant à lui un million de voix par rapport à novembre, mais la répression d’une rare violence qui s’abat alors sur le parti est telle que tous les observateurs sont surpris de sa capacité de résistance, et de la combativité de ses électeurs. Les espaces de résistance à la marée brune sont d’ailleurs les bastions ouvriers d’Allemagne centrale et du grand-Berlin, ainsi que les régions catholiques de Rhénanie. Ont en revanche voté en faveur des nazis, outre la masse des abstentionnistes de novembre, les bataillons des électeurs catholiques et ruraux du Sud où le NSDAP obtient pour la première fois des scores comparables à sa moyenne nationale.
Comme le constate Martin Borszat, les électeurs n’avaient « en aucune manière exprimé leur volonté de voir se mettre en place un gouvernement composé des seuls nazis. C’est cependant vers ce but unique que tendaient tous les efforts de la direction nationale-socialiste »1. Dès le 7 mars, devant son cabinet réuni, Hitler parla du scrutin comme d’une « révolution », et le ton employé par les leaders nazis avec leurs « alliés » conservateurs changea du tout au tout. Il faut dire que, suite aux arrestations d’élus communistes et socialistes, le NSDAP disposait à lui seul d’une majorité absolue dans les deux chambres du Parlement. Ce que le scrutin, même insincère, du 5 mars n’avait pas accordé aux nazis, ils l’avaient donc obtenu par la terreur, qui allait dès lors se déchaîner de plus belle.
De la mise au pas aux pleins pouvoirs
Dans les Länder non encore conquis par les nazis, les SA multiplièrent les démonstrations de force au lendemain du scrutin et prirent d’assaut dans de nombreuses villes le siège de l’administration régionale, ainsi que la direction de la police. Considérant qu’il s’agissait là d’un trouble grave à l’ordre public que les pouvoirs locaux ne pouvaient manifestement plus garantir, Frick pouvait, depuis Berlin, nommer sans coup férir un commissaire du Reich nazi. Ce fut le cas à Hambourg dès le 5, puis à Brême et à Lübeck le lendemain, ensuite en Hesse, puis en Saxe et dans les Länder d’Allemagne du Sud. Contrairement à ce qui prévalut en Bade et dans le Wurtemberg, la très conservatrice Bavière résista à sa mise sous tutelle, par l’entremise de son ministre-président Heinrich Held : mais il n’agissait par souci de défendre non pas tant les libertés démocratiques que le particularisme culturel de l’ancien royaume. En butte aux violences, son gouvernement jeta l’éponge le 16 mars. Himmler, assisté d’Heydrich, pouvait prendre le contrôle de la police bavaroise.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les « alliés » d’Hitler ne s’opposèrent que mollement à cette « mise au pas » sauvage dans les Länder. Pour sa part, Hindenburg laissa totalement faire : il ne soutint pas Held contre les prétentions nazies en Bavière, et ne répondit même pas à la lettre de protestation que lui avait envoyée le maire SPD de Magdebourg, Ernst Reuter, chassé de son poste par la violence des chemises brunes. La Reichswehr se déroba elle aussi sur la question de la Bavière, pourtant considérée comme la chasse gardée du militarisme allemand depuis les années 1920, de même que la presse conservatrice se tut lorsqu’on découvrit que des lieux de torture privés avaient été ouverts par les nazis. Finalement, par la voix – au demeurant fort conciliante – de Schacht, les milieux d’affaires s’émurent des prétentions excessives des SA à obtenir des postes de direction. Autant dire qu’ils étaient moins choqués par la disparition progressive de l’état de droit que par la perte de sinécures extrêmement rémunératrices. Quant à von Papen – censé, rappelons-le, contrôler Hitler –, il ne se plaignit auprès de son supérieur que le 19 mars, des violences commises… à l’endroit des étrangers ! L’indignation du vice-chancelier, peu enclin à s’émouvoir du traitement infligé au même moment aux « rouges », était décidément à géométrie variable !
Pour faire taire les voix déplaisantes annonçant l’implosion imminente du cabinet « national », Goebbels eut l’idée d’organiser, le jour de la convocation du nouveau Reichstag, une grande cérémonie officielle, conçue de façon à rassurer l’opinion conservatrice quant aux intentions nazies et à manifester avec éclat la cohésion du gouvernement uni derrière le Chancelier et, surtout, derrière le vieux président du Reich. Ce « jour de Potsdam » (21 mars), qui commença par un service religieux en présence de nombreux ministres, eut comme point d’orgue le dépôt d’une couronne sur la tombe de Frédéric II de Prusse. À midi, Hitler, accueillant Hindenburg devant l’église de la Garnison, avait surtout veillé à s’incliner plus qu’à l’accoutumée devant le président-maréchal qui incarnait, pour tant de nostalgiques de l’Empire wilhelmien, un trait d’union vivant avec cet ancien régime mythifié. La photographie attestant du respect du chancelier pour cette incarnation de la Prusse traditionnelle fut reproduite à des millions d’exemplaires et fit le tour de du pays. À fort peu de frais, Hitler avait fait la preuve de l’unité prévalant entre les nazis et leurs alliés conservateurs, sous l’égide du vieux président prussien. Il pouvait dès lors passer à une nouvelle étape de l’offensive brune.
Deux jours plus tard, le 23 mars 1933, la loi des pleins pouvoirs portait le coup de grâce à la Constitution de Weimar. Ce jour-là, la séance du Reichstag est convoquée au théâtre Kroll, préalablement entouré par un cordon de SA et de SS menaçants. Dans les heures qui avaient précédé, des garanties avaient été formulées à l’endroit du Zentrum dont les voix étaient nécessaires pour obtenir la majorité des deux tiers requise. Contrairement à Mgr Kaas, le chef du parti catholique, qui se serait contenté de simples promesses orales ayant trait au respect du concordat entre Rome et les Länder, ainsi qu’au maintien de l’influence scolaire de l’Église, Heinrich Brüning, l’ancien chancelier qui avait pavé la voie à Hitler par sa politique austéritaire, exigea un engagement écrit. On le lui promit solennellement, mais, sans surprise, le document n’arriva jamais à destination…
Au théâtre Kroll, en l’absence des élus communistes, seul le SPD, mené par un Otto Wels combatif, s’opposa au projet nazi et condamna les violences : les 94 députés sociaux-démocrates encore en poste (contre 120 élus au début du mois) sauvèrent l’honneur de leur parti, et du mouvement ouvrier allemand en général, en refusant à Hitler les pleins pouvoirs, qui lui furent néanmoins accordés par une large majorité de 444 députés. De son côté, le chancelier, en uniforme SA, fustigea une fois encore les « hommes de novembre » qui avaient trompé le peuple allemand en lui imposant « des conceptions de l’individu totalement à l’opposé de l’État, de la société, de la religion, de la moralité, de la famille et de l’économie ». Par ce vote, le gouvernement offrait aux partis de Weimar « la possibilité d’une issue pacifique d’où naîtra une compréhension future ». Mais, dans sa péroraison, il ajouta, menaçant : « C’est à vous, messieurs, qu’il appartient de décider si nous aurons la guerre ou la paix »2.
Terreur brune contre les rouges
Jan Valtin, l’auteur de la biographie romancée Sans patrie ni frontières, où il narre, après son passage à l’Ouest, son activité passée au sein de l’appareil de l’Internationale des gens de la mer contrôlée par Moscou, offre un témoignage précieux pour qui veut comprendre l’effondrement du mouvement ouvrier allemand. Il écrit notamment que, peu après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, « la démoralisation envahit les franges du Parti communiste. Le prestige du parti était d’ores et déjà irrévocablement compromis. […] L’Internationale communiste, elle, prit des positions extrémistes. Plus l’échec devenait évident, plus ses slogans se faisaient insensés. Les courriers, porteurs d’instructions secrètes, se succédaient sans relâche. Certains jours, je recevais du quartier général trois ou quatre feuilles d’instructions nettement contradictoires »3.
La panique régnait incontestablement au sommet de l’appareil communiste, soumis il est vrai à de rudes épreuves. Et l’ancien militant professionnel d’ajouter à ce propos : « Les communistes furent traqués comme des chiens enragés. Les plus faibles de nos rangs capitulèrent. Des espions surgissaient de l’ombre. […] Du jour au lendemain, le Parti communiste ressembla à une fourmilière brisée par une grêle soudaine »4. C’est là un tableau plutôt réaliste de la tempête qui s’abattit sur la grande masse des militants ouvriers, dans les villes allemandes, dès le lendemain des élections de mars. Depuis son exil stambouliote, Trotski note à juste titre que c’est fondamentalement la politique erronée des dirigeants de l’Internationale, ainsi que la sidérante passivité des responsables du KPD et l’absence de démocratie en son sein qui constituent les causes essentielles « de la complète démoralisation du parti au moment du danger, quand les chefs perdent la tête [et] que les membres du parti, qui ont perdu l’habitude de penser, tombent dans un état de prostration »5.
Malgré son inexpérience de la clandestinité, son modérantisme et même la propension d’une partie de ses cadres à chercher un compromis – pourtant introuvable – avec Hitler, le SPD paya lui aussi un lourd tribut à l’instauration de la dictature fasciste. L’exemple du sort réservé au député social-démocrate de la citadelle ouvrière de Chemnitz, Bernhard Kuhnt, est représentatif de cette violence brune qui s’exerça contre les nôtres dans ces sinistres semaines. Le militant est arrêté le 9 mars, hors de toute procédure juridique conformément aux dispositions du décret d’exception promulgué dans les heures qui suivirent l’incendie du Reichstag. Injurié, malmené, puis tondu par des SA et des SS hilares, il fut promené dans les rues de la ville saxonne, assis dans une charrette à ordures tirée par le cheval préposé à cette tâche. Derrière le chariot, se tenaient, la tête basse, des adhérents du SPD portant des seaux remplis de détritus, et régulièrement sommés par les nazis locaux de les vider sur la tête de l’infortuné parlementaire. Les deux photographies documentant cet épisode sont accompagnées de légendes dont le cynisme est typique de « l’humour » nazi : « Toujours élégant, le mutin de la flotte Bernh[ard] Kuhnt se rend en voiture à son nouveau travail (laver la saleté) » et « Le conducteur en chef et criminel de Novembre Kuhnt en route pour nettoyer les rues de Chemnitz ». Comme le suggèrent les sarcasmes des SA, Kuhnt, membre de l’USPD après 1917, avait joué un rôle de premier plan dans le soulèvement des marins à Wilhelmshaven, le 6 novembre 1918, et était devenu président du conseil d’ouvriers et de soldats de la ville, puis de l’État libre d’Oldenbourg, créé par la Révolution sur les ruines du grand-duché du même nom. En martyrisant ce militant intègre, qui revint au SPD en 1922 avec le gros des troupes de l’USPD maintenu, mais s’opposa, à son poste de député, au cours droitier du parti, c’est la Révolution de novembre, et plus généralement le mouvement ouvrier indépendant, par nature pacifiste et internationaliste, que les nazis voulaient châtier de la plus exemplaire des façons6.
À la lecture du récit de Jan Valtin, on prend conscience de la redoutable efficacité de la traque menée par les nazis contre des opposants isolés, souvent livrés à eux-mêmes et, pour cette raison, d’autant plus facilement identifiables. L’ancien agent de Moscou évoque notamment les « descentes » de la Gestapo. Au début, cette technique « consista à arrêter tous les militants […] dont les noms figuraient sur les “listes de sang”. Beaucoup d’entre eux échappèrent en changeant de domicile chaque nuit. Mais cela devenait de plus en plus difficile. Le nombre des adresses pouvant servir de refuge diminuait rapidement ». Puis, selon Valtin. « chaque membre du Parti nazi reçut l’ordre de collaborer avec la police. On désigna des mouchards pour découvrir les secrets de chaque usine, de chaque pâté de maison, de chaque immeuble. Une avalanche de dénonciations s’abattit. Des espions nazis qui travaillaient dans les rangs des communistes depuis des années se démasquèrent ».
La technique des descentes de la Gestapo entra ensuite dans une troisième et dernière phase. Toujours selon Valtin, « sans avertissement, plusieurs centaines d’agents de la Gestapo […] s’abattaient sur un quartier de la ville. Des gardes d’assaut formaient un cordon serré. Personne n’était autorisé à entrer dans cette zone ni à en sortir. […] Puis, les agents de la Gestapo […] perquisitionnaient du grenier à la cave. Aucune pièce, aucun lit, aucun tiroir, aucune tenture n’y échappait. […] Le butin fut énorme. Des imprimeries clandestines, des stocks d’armes et d’explosifs, des dépôts de littérature illégale, des codes secrets, des documents, ainsi que des réfugiés faméliques dépourvus de papiers d’identité sortirent de l’ombre au cours de presque chaque rafle »7. C’est par cette terreur policière des plus méthodiques, qui ne peut se déployer efficacement qu’avec le soutien – ou au moins la neutralité bienveillante – des couches intermédiaires de la population, que les troupes de choc d’Hitler ont détruit la citadelle, constituée de partis éprouvés, de syndicats puissants, ainsi que d’une myriade de coopératives et d’associations, que la classe ouvrière allemande avait patiemment édifiée depuis plusieurs décennies.
La fin des partis
Dans Sans patrie ni frontières, largement centré sur la mouvance communiste, Valtin note incidemment qu’« à l’heure décisive, […] ni les dirigeants du libéralisme ni les chefs socialistes ne semblaient comprendre le caractère de la marée montante qui engloutissait le pays. Leur ligne de conduite était : “Attendons : on verra” ». Cette pusillanimité a puissamment aidé le NSDAP à imposer son emprise sur tout le pays. Mais on ne doit pas pour autant sous-estimer en la matière l’habileté manœuvrière des nazis. Toujours selon Jan Valtin, leur technique était « simple », si ce n’est éculée : il s’agissait de « concentrer toute la férocité du mouvement national-socialiste sur un seul ennemi à la fois et donner provisoirement aux autres une fausse impression de sécurité »8 . Bref, diviser pour mieux régner…
Cette remarque, valable pour les partis de Weimar, l’est tout autant pour les syndicats libres, contrôlés dans leur grande majorité par le SPD. Le leader de l’ADGB (la Fédération syndicale allemande), Leipart fit ainsi savoir directement à Hitler, après le résultat des élections, qu’il était prêt, pour sauver l’organisation corprorative, à prendre ses distances avec le SPD. Le lendemain du vote des pleins pouvoirs, Goebbels, devenu ministre pour l’Éducation du peuple (sic) et de la Propagande, eut l’idée de faire une OPA sur le 1er Mai, qualifié pour les besoins de la cause de « Jour du travail national ». À Berlin, l’ADGB participa ès qualité à la « manifestation » organisée par les organisations nationales-socialistes. Dès le lendemain, ayant fait preuve d’un flagrant manque de combativité qui ne pouvait qu’encourager les nazis à aller plus vite et plus loin, les syndicats virent leurs locaux occupés et leur patrimoine saisi. Les arrestations suivirent, notamment celle de Leipart qui fit ainsi l’expérience de l’ingratitude des nazis, lui qui leur avait offert les syndicats libres, isolés de la mouvance sociale-démocrate, sur un plateau. De leur côté, les syndicats chrétiens, moins dangereux politiquement, et idéologiquement plus conformes à la vision corporatiste que le NSDAP voulait imposer au monde du travail, ont pu perdurer quelque temps. Quant aux organisations professionnelles paysannes et patronales, elles furent elles aussi mises au pas au printemps.
Pour ce qui est des partis, le KPD avait été supprimé définitivement avec la loi du 7 avril. Ses biens furent saisis le 26 mai. La fin du SPD fut plus tardive, en raison des valses-hésitations de la direction. Lors du vote des pleins pouvoirs, l’homme fort du parti, Otto Wels, qui s’était préventivement muni d’une capsule de cyanure en cas de mauvais coup des SA postés tout autour du théâtre Kroll, avait lancé à Hitler, comme un défi : « Aucune loi ne vous donnera le pouvoir d’anéantir des idées qui sont éternelles et indestructibles »15. Face à la perspective de persécutions accrues, les dirigeants les plus modérés suggérèrent toutefois d’emprunter la voie de l’opposition légale, comparant la situation de l’heure à celle qui prévalait lors de l’adoption par Bismarck des lois antisocialistes (1878-1890). Pour ôter aux nazis tout prétexte de le frapper, le parti vote d’ailleurs sa désaffiliation de l’Internationale ouvrière et socialiste, le 30 avril, et approuve même au Reichstag la politique extérieure d’Hitler. Mais les dirigeants les plus combatifs optèrent pour l’exil et Hitler profita de la création d’une nouvelle organisation, à Prague, appelant à la résistance sous la houlette de Wels, pour interdire le parti, le 22 juin.
Les partis de centre-droit, de toute façon en perdition, se sabordèrent dans les jours qui suivirent. Le DNVP, pour sa part, était en crise depuis le départ de Seldte de ses rangs, fin avril. Le chef du Stahlhelm offrit finalement son organisation paramilitaire au NSDAP le 21 juin. Hugenberg, totalement isolé, tenta d’exister de façon indépendante en faisant de la surenchère sur le terrain extérieur, lors de la conférence de Londres, mais le « dictateur économique » de début 1933 fut contraint de démissionner le 26 juin. Le parti national-populaire, que ses membres désertaient en masse pour rejoindre le NSDAP, acta sa fin le 29.
Le Zentrum, en raison de son statut reconnu de défenseur du particularisme catholique dans un État largement prussien, espérait bien obtenir quelques concessions d’Hitler, à qui la hiérarchie du parti savait gré de sa croisade lancée conjointement contre le marxisme et contre le libéralisme. Les évêques, par la déclaration de Fulda, firent d’ailleurs connaître leur adhésion au nouvel ordre des choses. Mais les départs et la terreur eurent raison de la formation centriste. En l’absence de Mgr Kaas, parti à Rome pour négocier un nouveau concordat (finalement conclu le 8), Brüning prononça le 5 juillet la dissolution du parti catholique. Le 14 juillet – date symbolique s’il en était pour ces pourfendeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité en droit que symbolisait la prise de la Bastille –, le NSDAP devenait officiellement parti unique.
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 303 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Martin Broszat, L’État hitlérien. L’origine et l’évolution des structures du IIIeReich, 1985 (éd. allemande 1970), p. 137.
2.Cité dans Benjamin C. Hett, Comment meurt une démocratie. La fin de la République de Weimar et l’arrivée d’Hitler au pouvoir, L’Artilleur, 2021.
3.Jan Valtin, Sans patrie ni frontières, Jean-Claude Lattès,1975 (1èreéd. anglaise 1947), p. 375.
4.Ibid., p. 387.
5.Trotski, « La tragédie du prolétariat allemand », 14 mars 1933, Comment vaincre le fascisme. Écrits sur l’Allemagne (1930-1933), Éditions de la Passion, 1993, p. 216-217.
6.Pour ce passage, nous nous sommes principalement appuyé sur Jacques Serieys, « 9 mars 1933 : les bourreaux SA et SS nazis s’amusent du député social-démocrate Bernard Kuhnt », www.gauchemip.org, 16 novembre 2022.
7.Jan Valtin, op. cit., p. 390-391.
8.Ibid, p. 375, puis p. 388.
9.Cité notamment dans Benjamin C. Hett, op. cit., 2021.