GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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La fondation de l'Internationale communiste (1919#2)

Début mars 1919 : les embryons de pouvoir des conseils sont réprimés les uns après les autres en Allemagne par la contre-révolution triomphante. Au même moment, les bolcheviks, aux prises avec la Guerre civile et lʼintervention étrangère, faisaient proclamer à Moscou la IIIe Internationale sur le cadavre de la IIde qui avait failli en 1914 et sur les décombres de cette première poussée de la révolution mondiale en Europe centrale. Intuition géniale, décision dictée par les circonstances ou pur aventurisme ? Cent ans après, il est difficile de trancher.

Tristes semaines que celles de cette fin dʼhiver ! Des milliers de militants périrent dans les combats en Allemagne du Nord, dans la Ruhr, en Saxe et en Thuringe, puis à Berlin. Les dirigeants révolutionnaires ont également payé un lourd tribut à ces jours funestes. Le 22 février, Kurt Eisner, le leader bohème de la première révolution bavaroise, est assassiné à Munich par le comte Arco Valley. Le 10 mars, en pleine répression du mouvement berlinois, le dirigeant spartakiste Leo Jogiches, inconsolable depuis le double meurtre de Rosa et de Karl, est arrêté, puis abattu par ses gardiens pour « tentative de fuite ». Le 16, Sverdlov, le numéro 2 du parti russe, meurt à Orel, tout autant victime des privations imposées par la Guerre civile que de la grippe espagnole.

Et pourtant... Le mois de mars 1919 restera dans lʼhistoire comme celui où naquit une organisation qui fut à deux doigts de changer la face du monde, qui devint rapidement un mythe pour les travailleurs du monde entier comme pour les contre-révolutionnaires de toutes obédiences, mais dont le bilan opérationnel sʼavère « terriblement négatif »1, selon son plus grand historien, Pierre Broué. Il sʼagit de lʼInternationale communiste.

Aux origines de la Troisième

Il est convenu de remonter à la conférence de Zimmerwald, qui sʼest tenu en septembre 1915, pour établir la généalogie de lʼInternationale communiste. Cʼest lors de cette réunion des opposants à la guerre impérialiste et à lʼUnion sacrée dans laquelle sʼétaient jetés les partis socialistes officiels que se cristallisa une aile gauche favorable à la construction dʼune nouvelle Internationale. Cette « gauche de Zimmerwald » sʼoppose en commission au Manifeste rédigé par Trotski qui refuse dʼenvisager la scission du mouvement ouvrier, mais le vote en séance plénière en arguant, avec Lénine, du fait que ce texte constitue « un pas en avant vers une véritable lutte contre lʼopportunisme, vers la rupture et la séparation dʼavec lui »2. Face à cette minorité résolue, la majorité décide de constituer une Commission socialiste internationale où siègent Angelica Balabanova et Christian Rakovsky, deux célèbres consciences militantes et internationalistes qui allaient jouer un rôle décisif en mars 1919. Dès le 8 février 1916, le révolutionnaire roumain proche de Trotski prend position à Berne pour la création dʼune nouvelle Internationale.

Mais les fondations ne font pas lʼédifice. Il sʼen est en effet passé entre la conférence de Zimmerwald – où le groupe Die Internationale de Rosa nʼétait même pas présent ! – et la proclamation solennelle de mars 1919 : lʼexclusion de lʼopposition interne du SPD qui fut contrainte de créer lʼUSPD en 1917, la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, la conquête de certains vieux partis – dont la SFIO – par des courants dit « centristes » ou « reconstructeurs » critiques face à lʼUnion sacrée et à la mise en veilleuse de lʼInternationale, lʼeffondrement des empires centraux et lʼéchec de la première poussée de la révolution allemande...

Pour les Russes, la clé de la situation, cʼest la création du Parti communiste allemand qui leur offre le partenaire tant attendu. Dans sa lettre ouverte aux ouvriers dʼEurope et dʼAmérique, en date du 26 janvier, Lénine écrit : « Lorsque la Ligue Spartacus se fut intitulée Parti communiste dʼAllemagne, alors la fondation de la IIIe Internationale, de lʼInternationale communiste [...] révolutionnaire, devint un fait. Formellement, cette fondation nʼa pas encore été consacrée, mais, en réalité, la IIIe Internationale existe dès à présent »3. Deux autres faits concourent à expliquer la hâte des bolcheviks à convoquer un « congrès international des partis prolétariens révolutionnaires » au début de lʼannée 1919.

Le premier, cʼest naturellement la guerre civile russe et la mise en place des différentes interventions étrangères contre le pouvoir soviétique. La lettre dʼinvitation à la conférence organisée à Moscou évoque dès son exorde le « danger dʼétouffement par lʼalliance des États capitalistes » dʼune « révolution mondiale »4 qui nʼa triomphé jusquʼà preuve du contraire quʼen Russie. Ce nʼest pas tomber dans lʼanachronisme que de pointer ici, loin de la défense inconditionnelle de la « patrie soviétique » imposée aux partis-frères à la fin des années 1920 suite à la stalinisation de lʼInternationale, la volonté des bolcheviks dʼalors dʼobtenir le soutien du prolétariat mondial face aux impérialistes conjurés à leurs dépens.

Le second fait qui poussait les Russes à lʼaction, cʼétait le rétablissement des relations internationales permis par les armistices conclus sur tous les fronts. Les « vieux » partis dʼEurope occidentale entendaient en effet reconstruire au plus vite lʼunité internationale sur la base des congrès dʼavant-guerre. La lettre dʼinvitation à la conférence dénonce précisément les « tentatives des partis sociaux-traîtres de sʼunir […] après sʼêtre accordé une amnistie réciproque »5, façon à peine voilée de faire un sort à la conférence de Berne, appelée par lʼancien Bureau socialiste international (BSI), et à laquelle le Labour Party et la SFIO avaient déclaré vouloir participer6.

Les forces en présence

Rien ne prouve mieux lʼisolement de la Russie des soviets au début de lʼannée 1919 que la liste des participants à ce congrès historique. Tous les signataires de la lettre dʼinvitation, destinée en priorité aux révolutionnaires allemands, sont présents sur le territoire tenu par les bolcheviks. Le document est signé par Lénine et Trotski pour le parti russe, par Christian Rakovsky pour la Fédération balkanique et par une kyrielle dʼanciens prisonniers de guerre ou exilés gagnés au bolchevisme en Russie. La lettre se clôt par la liste des organisations invitées, ce qui fait de cette étonnante réunion, non le « congrès mondial des travailleurs » que Rosa appelait de ses vœux avant sa fin tragique, mais une conférence aux membres préselectionnés.

Comme le signale Pierre Broué, sur 51 délégués, « environ une quarantaine [...] sont en réalité des militants bolchéviques : ceux du parti russe bien sûr, mais aussi ceux des partis letton, lituanien, biélorusse, arménien, de Russie orientale »7. Au final, les seules formations significatives qui rejoignant sans état dʼâme les bolcheviks sont le Parti socialiste « maximaliste » italien – qui nʼa pu se faire représenter – et le DNA norvégien, auxquels on peut adjoindre la social-démocratie de gauche suédoise. Ces forces constituent la preuve que les tendances « centristes » sont appelées à fournir les gros bataillons de lʼInternationale à construire, même si ces dernières la comprennent davantage comme la « ligue des classes ouvrières dans laquelle chacune saura pourquoi elle lutte et suivra son propre chemin »8, promue par Karl Radek lors du congrès fondateur du KPD, que comme une armée disciplinée dont lʼétat-major retranché à Moscou décide de tout.

Et les Allemands dans tout cela ? Rosa et Leo Jogiches avaient insisté auprès des deux émissaires spartakistes dépêchés à Moscou pour quʼils sʼopposent à toute proclamation prématurée et se prononcent fermement pour le rassemblement des larges masses ouvrières et des partis qui avaient leur confiance. Or, ni lʼUSPD, ni la SFIO nʼavaient été conviés, en raison de leur direction « centriste ». Le jeune KPD ne pouvait accepter ce cadre jugé bien trop restreint.

Le nœud gordien

Dès le 2 mars, alors que les rapports sʼenchaînent à la tribune, tout le monde sait que la proclamation de la nouvelle Internationale est le véritable enjeu des discussions en coulisses. Le délégué allemand Hugo Eberlein – contraint de représenter seul le KPD, puisque son camarade Eugen Leviné nʼétait pas parvenu à tromper la vigilance des douaniers – propose de se contenter de parler dʼune « conférence communiste » et de renvoyer à une réunion ultérieure, et surtout plus représentative, la proclamation de la nouvelle Internationale.

Le 3, pendant quʼon sʼingénie en plénière à faire fléchir Eberlein, de nouveaux participants arrivent. Rakovsky, bombardé leader de lʼUkraine rouge considérée alors comme lʼavant-poste de la révolution russe en Europe orientale, est bien décidé de peser de tout son poids pour arracher la proclamation. LʼAutrichien Steinhardt prononce quant à lui dans lʼaprès-midi un discours passionné sur lʼembrasement de lʼEurope centrale quʼil vient de traverser avec ses camarades pour se rendre à Moscou, embrasement qui justifierait à lui seul une proclamation immédiate. Le lendemain, le Suisse Platten, qui préside les débats, annonce le dépôt dʼune motion, rédigée très probablement par Rakovsky et co-signée par plusieurs militants non-russes – dont Steinhardt –, annonçant la fondation immédiate de lʼInternationale communiste. Eberlein sʼy oppose en arguant de la faible représentativité des délégués présents et de la faiblesse des partis communistes dont la plupart nʼexistent que depuis quelques semaines. Le délégué allemand, davantage connu pour sa ténacité que pour la force de son analyse ne lâche rien. « Si nous voulons entreprendre la fondation de la IIIe Internationale, déclare-t-il, il nous faut dʼabord dire au monde ce que nous voulons, expliquer le chemin qui est devant nous, sur quoi nous voulons et pouvons nous unir ». Il conclut son discours en déclarant absolument nécessaire « avant dʼentreprendre la fondation, de faire connaître notre plate-forme au monde entier et dʼinviter les organisations communistes à déclarer si elles sont prêtes à fonder avec nous la IIIe Internationale »9.

Suit une avalanche dʼinterventions favorables à la fondation. Zinoviev parle avec la fougue des grands jours. Balabanova, se prévalant dʼun mandat quʼelle nʼa jamais reçu, apporte le soutien des organisations zimmerwaldiennes à la motion en débat. On adjure Eberlein de cesser son opposition. Plusieurs voix rappellent par ailleurs que le mouvement révolutionnaire en cours en Europe centrale et orientale a tranché la question et impose dʼagir urgemment. Selon Pierre Broué, Rakovsky conclut en soulignant « le caractère formel des raisons du report proposé par Eberlein, et [en] leur oppos[ant] les nécessités politiques »10 de lʼheure.

Le pathétique de la scène ne doit pas nous égarer. Il est évident que les Russes et Rakovsky avaient négocié avec le représentant spartakiste avant de soumettre leur texte au congrès. Quand on passe au vote, Eberlein se contente de sʼabstenir. Tous les autres délégués votent pour la motion Rakovsky. La IIIe Internationale est née.

Suite et fin

Selon notre camarade Vincent Présumey, « le contenu politique essentiel de la conférence-congrès réside dans cette décision de proclamation. Quant à l’orientation, il est remarquable que l’élaboration d’un programme ait été reportée »11. Les Thèses présentées par Lénine rappellent lʼantagonisme irréductible entre la « démocratie » formelle dissimulant la dictature de la bourgeoisie et lʼextension inédite de la démocratie réelle quʼinstitue la généralisation des conseils... alors que les soviets russes voyaient déjà leurs prérogatives se faire grignoter par lʼappareil d’État soviétique ! Lʼincompatibilité de lʼAssemblée constituante et des conseils était par ailleurs posée sans discussion afin de disqualifier lʼorientation de lʼUSPD allemand qui soutenait la possibilité de coexistence des deux instances. On a connu Lénine plus inspiré et plus clairvoyant...

Quant à la Plate-forme proposée par Boukharine, elle a le mérite de replacer la nécessité de la proclamation dans le contexte de lʼimpérialisme conçu comme le stade où le capitalisme sʼoppose partout et frontalement au moindre progrès de lʼHumanité, mais le dirigeant bolchévique, alors théoricien de la « gauche », en conclut que la conquête du pouvoir est à lʼordre du jour dans tous les pays. La lettre dʼinvitation nʼaffirmait-elle pas, comme une évidence, que « la méthode fondamentale de la lutte est lʼaction de masse du prolétariat, y compris la lutte ouverte à main armée contre le pouvoir d’État du capital »12 ? Le pouvoir était décidément au bout du fusil pour la grande majorité des participants, témoins des événements en Russie rouge et de la montée révolutionnaire en Europe centrale ! Nous y reviendrons das note esquisse de bilan.

Pour marquer les esprits et vaincre les hésitations des spartakistes, il convenait dʼadopter un Manifeste à la hauteur des enjeux du moment. Rien dʼétonnant à ce que ce soit Trotski qui soit chargé de sa rédaction. Nʼétait-il pas lʼauteur du Manifeste de Zimmerwald ? Outre sa renommée internationale, son style flamboyant et sa connaissance du mouvement ouvrier européen constituaient par ailleurs des gages sérieux de succès. Le Manifeste est certainement le meilleur texte adopté à lʼoccasion du congrès, car il replaçait la nouvelle Internationale dans lʼhistoire du mouvement ouvrier afin de donner du sens à cette proclamation arrachée au forceps. Dʼoù cette formule finale, extrêmement évocatrice et promise à la postérité : « Si la Ière Internationale a prévu le développement de lʼhistoire et préparé ses voies, si la IIe Internationale a rassemblé et organisé des millions de prolétaires, la IIIe Internationale, elle, est [...] lʼInternationale de la réalisation révolutionnaire »13.

Restait à désigner une direction provisoire. Les cinq dirigeants désignés – le Suisse Platten, Lénine, Trotski, Rakovsky et Zinoviev – constituaient un praesidium prestigieux, mais inopérant, puisque les quatre premiers militants étaient indisponibles pour le travail quotidien, en raison de leurs responsabilités ou de lʼéloignement géographique. Seul Zinoviev était apte à construire lʼorganisation qui venait dʼêtre fondée. Cette nomination par défaut était loin dʼêtre un choix heureux. Selon lʼintellectuel allemand Franz Borkenau, Zinoviev, quoique « brillant orateur et débatteur, manquait de courage […]. Il était capable dʼexagérer terriblement les chances et incapable de reconnaître les échecs. Il avait fait carrière dans une soumission totale à Lénine, […] mais il avait refusé de le suivre dans les jours décisifs (de la prise du pouvoir) […]. Cʼétait cet homme, quʼon nʼavait pas jugé digne dʼun poste important dans l’État soviétique, qui était mis à la tête de lʼInternationale communiste »14. Les qualités de Zinoviev étaient grandes, mais il est hors de doute que sa pusillanimité politique lorsque venait lʼheure des décisions cruciales – travers révélé au grand jour par son opposition passionnée à lʼinsurrection dʼOctobre – nʼen faisait pas le candidat idéal pour un poste de cette importance...

Tentative de bilan

Il est difficile dʼébaucher un bilan de ce congrès de fondation sans tomber dans lʼanachronisme qui constitue lʼécueil le plus dangereux, mais aussi le plus tentant, pour lʼhistorien. Avant de critiquer les illusions des congressistes, il convient de rappeler quʼils ont agi en des circonstances pour le moins particulières.

La scission du mouvement ouvrier international quʼimpliquait la proclamation de la IIIe Internationale nʼétait nullement une fin en soi pour les dirigeants bolchéviques. Ces derniers partaient au contraire du principe que la social-démocratie, définitivement passée du côté de « l’ordre bourgeois », constituait un cadavre politique que les masses allaient fuir pour rejoindre les « vrais » partis socialistes –quʼil convenait de nommer « communistes » pour les distinguer des chefs « sociaux-patriotes » . Pour Lénine, Trotski et dʼautres, tels que Rakovsky, la scission était le prix à payer pour offrir aux militants déboussolés une orientation et un cadre de regroupement international permettant de réunifier à court terme le mouvement socialiste sur des bases saines, cʼest-à-dire en menant les masses à lʼassaut du ciel dans les plus brefs délais. Peut-on reprocher aux bolcheviks cette conception, qui ne sʼest avérée erronée quʼa posteriori ? Il nous semble que non.

En revanche, il est permis de critiquer deux caractéristiques du congrès fondateur. Tout dʼabord, le périmètre de la nouvelle Internationale. Le cas du PSI et du DNA norvégien aurait pu pousser les organisateurs de la « conférence socialiste » à inviter les grands partis considérés comme « centristes », à commencer par lʼUSPD qui était alors la plus grande organisation au monde se revendiquant de la lutte des classes et de la révolution prolétarienne. Comme le souligne judicieusement Vincent Présumey, lʼappel à lʼUSPD aurait mis « sa direction au défi d’accepter et en se tournant vers sa base » qui nʼétait rien dʼautre que « l’avant-garde du prolétariat allemand et européen ». Et, pour ceux qui auraient craint une invasion « centriste », il était par ailleurs tout à fait possible de réaliser un appel du pied, sur leur gauche, aux anarchistes et aux syndicalistes révolutionnaires de France, dʼEspagne ou encore dʼItalie qui regardaient alors la Révolution dʼOctobre avec une réelle sympathie.

La seconde critique – plus fondamentale encore que la première qui en découle en quelque sorte – porte sur le rythme de la révolution mondiale. Lʼenthousiasme suscité parmi les congressistes par lʼarrivée du délégué autrichien qui semblait apporter avec lui le souffle de la révolution en Europe centrale ne doit pas faire perdre lʼessentiel. La certitude quʼil sʼagissait dʼune « question de mois », pour reprendre une formule postérieure de Trotski15, était ancrée chez la quasi-totalité des délégués. Dans sa réponse à Eberlein, Zinoviev évoque par exemple, sans rencontrer la moindre opposition, à côté de la « révolution prolétarienne victorieuse » en Russie, celle « qui marche à la victoire dans deux (autres) pays » : lʼAllemagne et la Hongrie. Il va même jusquʼà parler du jeune KPD, alors en proie aux assauts des corps francs de Noske, comme du « parti qui marche au pouvoir et qui, dans quelques mois, formera en Allemagne un gouvernement prolétarien »16...

Comme lʼécrasante majorité des congressistes, Zinoviev, grisé, prend là ses désirs pour des réalités. Il faut reconnaître quʼil y avait alors de quoi être illusionné. Notons toutefois que des voix dissonantes sʼétaient fait entendre. Quelques semaines plus tôt, lors du congrès de fondation du KPD, Karl Radek avait en effet lancé aux spartakistes, en pastichant une formule célèbre de lʼimpérialiste anglais Joseph Chamberlain : « Pensez en continents et en siècles ! ». Le point de vue de Rosa aurait lui aussi eu le mérite de dégriser les plus enthousiastes. Selon elle, la révolution allemande et européenne n’en était alors qu’à ses débuts, et son développement, tout en tendant à la lutte armée, ne serait pas « militaire » au sens que les émules des bolcheviks conféraient à ce mot, mais se coulerait dans les formes traditionnelles du mouvement des masses : grèves économiques, mobilisations de masse dotées dʼune dimension politique de plus en plus prégnante, auto-organisation de larges couches ouvrières et petite-bourgeoises, conquête des campagnes...

Pour ce faire, les « vieux » partis de masse, liés aux syndicats et, par eux à « la classe », seraient bien plus utiles, une fois expurgés de leurs éléments chauvins et bellicistes, que les groupes de révolutionnaires professionnels clandestins, déconnectés des masses et persuadés que le pouvoir était au bout du fusil. Eberlein en bon disciple de Rosa, considérait alors que le devoir des communistes était « dʼarracher les partis socialistes de lʼEurope occidentale à la IIe Internationale afin de fonder une nouvelle Internationale révolutionnaire » et quʼil revenaitt aux spartakistes « de servir de trait dʼunion entre les révolutionnaires de lʼEst de lʼEurope et les socialistes encore réformistes dʼOccident »17.

Ceux qui affirment péremptoirement que, dès 1919, le ver du nationalisme grand-russe, de lʼisolement et du gauchisme rampant était dans le fruit feraient donc mieux de retourner à lʼétude des femmes et des hommes réellement agissant. Malgré lʼinimitié personnelle qui avait séparé en 1911-1912 Rosa de son fantasque disciple polonais, lʼaxe politique Luxemburg-Radek était à même dʼoffrir à la jeune organisation de sérieuses pistes de correction. Dans les mois qui suivirent, Paul Levi reprit le flambeau de sa camarade tombée trop tôt au combat et finit par arracher – malgré et contre les hommes de Moscou – le ralliement du gros des troupes de lʼUSPD à la nouvelle Internationale18. Décidément, rien nʼest écrit dʼavance.

  1. Pierre Broué, Histoire de lʼInternationale communiste. 1919-1943, Fayard, p. 804.
  2. Lénine, Sotsial-democktat, 11 octobre 1915, cité ibid., p. 29. Dans Ma Vie, Trotski écrit à ce sujet : « Cʼest à Zimmerwald que Lénine tendit fortement le ressort pour une future action internationale. Dans ce petit village de la montagne suisse, il posa les premières pierres de lʼInternationale révolutionnaire».
  3. Pravda, 24 janvier 1919 (= Œuvres, t. XXVIII, p. 450-451).
  4. Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de lʼInternationale communiste. 1919-1923, Bibliothèque communiste, 1934 (réimpr. chez Maspero en 1969), p. 3.
  5. Ibid.
  6. Dans une résolution portant spécifiquement sur cette question, le Iercongrès de lʼIC considère significativement la conférence de Berne, qui sʼest tenue le moins précédent, comme «une tentative de galvaniser le cadavre de la IIe Internationale ».
  7. Pierre Broué, op. cit., p. 78.
  8. Cité ibid., p. 70.
  9. Cité ibid., p. 83.
  10. Cité ibid., p. 84.
  11. Dans un manuscrit, malheureusement inédit, intitulé Le premier âge de la révolution prolétarienne.
  12. Manifestes, thèses et résolutions, op. cit., p. 3.
  13. Ibid., p. 34.
  14. Franz Borkenau, World Communism. A History of the Communist International, 1962, p. 163. Il est à noter quʼà cette époque, lʼintellectuel allemand, communiste de 1921 à 1929 et longtemps resté à gauche – notamment au sein de l’École de Francfort –, est tombé dans un anticommunisme virulent. Il faut dire que, lors de sa seconde visite en Espagne alors en pleine guerre civile, il a été arrêté, puis torturé par des staliniens du PCE, suite à ses critiques répétées à lʼencontre des agissements perpétrés par les émissaires soviétiques dans le camp républicain !
  15. Cette formule célèbre sera prononcée en juillet 1921, à Moscou, lors du IIIecongrès de lʼInternationale communiste.
  16. Cité dans Pierre Broué, op. cit., p. 83.
  17. Cité ibid., p. 70.
  18. Voir sur ce point Pierre Broué, Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971. Nous nous permettons de renvoyer également à Jean-François Claudon et Vincent Présumey, Paul Levi. Lʼoccasion manquée, Éditions de Matignon, 2017 – certainement plus facile dʼaccès.

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