Ruffin au pays des Gilets jaunes
Des avant-premières bondées à Paris comme en province, un public jeune et réceptif, des débats à nʼen plus finir... Le lancement du film co-réalisé par Gilles Perret et François Ruffin bat indéniablement son plein. Les conditions dʼun succès militant – et peut-être même commercial – semblent réunies. La question porte plutôt sur son ampleur. On se prend à rêver. Et si Jʼveux du soleil, dont la sortie nationale aura lieu le 3 avril, devenait une donnée objective de la lutte des classes et du combat contre Macron ?
« Un road movie dans la France des Gilets jaunes » : voilà comment François Ruffin présente, sur son site internet, le long métrage quʼil vient de co-réaliser. Il a émis un point de vue légèrement différent lors de la projection du film au cinéma parisien LʼEscurial, à deux pas des Gobelins, le mardi 12 février dernier, quand il a affirmé en avant-propos : « Ce nʼest pas un film sur le mouvement des Gilets jaunes, ni même sur les Gilets jaunes, mais sur des hommes et des femmes qui ont, à un moment, revêtu un gilet jaune ».
Cette précision est décisive. À entendre le député de la Somme dont le style « proche des gens » défraye si souvent la chronique, et encore plus à regarder son film, on comprend que ce qui lʼa poussé à le réaliser avec la complicité de Gilles Perret, cʼest précisément la volonté de (re)donner la parole à celles et ceux à qui elle est systématiquement déniée dans la sphère médiatique dominante. Montrer cette réappropriation – ô combien salutaire – de la parole et donc du politique, tel est probablement le plus grand mérite de Jʼveux du soleil.
Nécessité dʼune rencontre
Dès avant le 17 novembre 2018, François Ruffin avait annoncé sa volonté de se rendre sur les ronds-points de sa circonscription afin de se faire lui-même son avis sur cette mobilisation pour le moins inédite. Cʼest une habitude chez le député, journaliste de formation. Même dans des circonstances plus délicates. Een septembre 2017, au Havre, lors dʼune soirée de soutien à la famille dʼAdama Traoré – ce jeune homme décédé à la suite dʼune interpellation par les gendarmes –, François Ruffin avait refusé par exemple dʼincriminer a priori les forces de lʼordre et avait déclaré : « Je ne vais pas me positionner avant dʼêtre intimement convaincu. [...] En toute matière, je commence par mener lʼenquête (huées) ».
Ruffin le raconte dans une des premières séquences du film. Le 17 novembre, il y est allé précisément parce que, sur les réseaux sociaux, la plupart de ses contacts présentaient la mobilisation imminente comme « un mouvement de fachos ». Il lʼa redit à LʼEscurial, lors de la soirée de présentation du film : lorsque lʼon assigne des gens à une identité figée, on leur bouche toute perspective dʼévolution. Et il y a fort à parier que la population ainsi stigmatisée se mettra à un moment ou à un autre à lorgner du côté de ceux à qui on lʼa identifiée. Exactement ce contre quoi lutte le député picard depuis des années. Bien avant son élection au Palais Bourbon.
En décembre, quand Gilles Perret lʼy croise un peu par hasard et lui soumet lʼidée dʼun road movie dont il serait le héros, Ruffin a déjà une idée en tête : faire un livre sur cette France que Macron ne connaît absolument pas. Et le député insoumis de décliner poliment lʼoffre du cinéaste. Stupeur des collaborateurs de Ruffin qui assistent à la scène... Ils le convainquent de lʼopportunité que pourrait constituer cette aventure dans la France des Gilets jaunes, on rappelle Perret et tout se précipite. Le samedi suivant, le réalisateur de La sociale débarque à Amiens et le départ des deux acolytes à bord de la Berlingo de Ruffin a lieu le lendemain matin.
Tranches de vie
Laisser la souffrance et la détresse sʼexprimer. Cʼest un leitmotiv qui revient plusieurs fois dans la bouche de Ruffin pendant lʼheure et demie que dure le film. Pour occulter la dévastation sociale massive quʼimpose sa domination, le néolibéralisme sʼefforce en effet depuis des décennies de chasser de lʼespace public le moindre signe de pauvreté, à lʼexception notable de ceux qui dépeignent les « classes dangereuses » appelées à servir dʼépouvantail aux yeux du reste des salariés. Selon le député-cinéaste, « il ne suffisait pas dʼêtre pauvre, il fallait en plus avoir honte de lʼêtre ». Cette injonction du néolibéralisme a été pulvérisée par la dynamique des Gilets jaunes. La souffrance sociale, que lʼon nʼosait parfois même pas évoquer devant ses proches, a brusquement été mise en partage. On en parlait tout dʼun coup à des inconnus. Précisément parce que eux aussi étaient là pour lancer et pour entendre ce cri de détresse qui est celui de milliers des nôtres.
Un des premiers ronds-points filmés par la caméra discrète de Gilles Perret où Ruffin, en contre-champ, sʼefface également. À lʼécran, dans un plan très rapproché, on ne voit que lui, traits tirés, au bord de larmes, la voix éraillée. Un jeune homme de 28 ans raconte sa vie : ses galères dʼintérimaire, sa femme qui travaille dans une maison de retraite pour 1 300 euros mensuels, leur vie dans une caravane, la nuit de noces quʼils nʼont jamais pu sʼoffrir, faute dʼargent... Sa frustration est palpable. Une soirée au cinéma ? Impossible. Une verre entre amis ? Il faut décliner, puisquʼils ne peuvent se le permettre et que leur fierté de travailleurs leur interdit de se faire inviter. Tout plaisir, même simple et a priori facile dʼaccès, leur est de fait inaccessible.
On pourrait multiplier les exemples. Notamment celui de ce jeune père de famille picard, qui doit verser chaque mois 600 euros de loyer à son propriétaire, et 400 à la nounou de son fils. Il ne lui reste guère plus de 100 euros pour vivre. Les difficultés financières inextricables dans lesquelles il se débat viennent de faire imploser son couple. Employé dans un petit restaurant italien, il vient de manger, quand Ruffin lʼinterroge, la pizza gratuite à laquelle il a droit une fois par semaine. Mais cela faisait trois jours quʼil nʼavait rien avalé. La pauvreté ordinaire du salariat inférieur de cette France périphérique dont on parle tant, mais qui est si mal connue... À côté de lui, Carine ne vit que des avoirs dans les supermarchés dʼAlbert quʼelle gagne dans les lotos organisés dans les environs. Sans eux, le frigo de cette titulaire du RSA serait désespérément vide.
Dignité retrouvée
La participation de ces hommes et de ces femmes au mouvement des Gilets jaunes les ont littéralement transformés. Eux qui cachaient leur détresse sociale derrière des sourires de façade et des bouts de ficelle finissent par la revendiquer. À Loriol, Ruffin le lance aux Gilets jaunes rassemblés sur le rond-point dʼune grand surface : « Il ne faut plus avoir honte, mais leur faire honte ». Donc déverser cette misère insoutenable devant les puissants et leurs valets médiatiques afin quʼils ravalent leur morgue et leur mépris de classe.
Quelques instants plus tôt, suite au témoignage de Natacha, une mère de famille handicapée contrainte de chercher à manger dans les poubelles du Monoprix, on entendait un homme pratiquement hors champ sʼécrier : « Cʼest honteux que ça existe encore. On est en France quand même ». Pas une once dʼesprit cocardier dans ce cri du cœur. Ce que veut dire cet homme, cʼest que dans la quatrième ou cinquième puissance mondiale, il est intolérable quʼil y ait des Natacha contraintes par milliers de fouiller dans les poubelles des grandes surfaces pour nourrir leurs enfants. Oui, vraiment, ceux dʼen haut devraient avoir honte.
À de nombreuses reprises, les Gilets jaunes interrogés par Ruffin disent leur joie de participer à un mouvement collectif dʼune telle ampleur. Le jeune père de famille dʼAlbert déclare par exemple quʼil sʼest fait sur les ronds-points des amis comme il nʼen avait plus depuis une dizaine dʼannées. On voit la lumière dans les yeux de ce trentenaire abîmé par la vie quand il évoque la fraternité quʼil voit à l’œuvre dans cette mobilisation inédite. Selon un autre, « on se parle, on apprend à se connaître ». Ce sentiment de réenchantement du monde se retrouve sur tous les ronds-points visités par le tandem Ruffin-Perret. Comme dans tout mouvement social historique, la joie dʼêtre ensemble, de ne plus avoir peur de lʼautre et de construire collectivement un monde meilleur est omniprésente. Cʼest à ce titre que, malgré la souffrance et la frustration quʼil montre, Jʼveux du soleil peut être considéré comme un excellent feel good movie.
Ne plus courber lʼéchine
La combativité de certains protagonistes, longuement interrogés par Ruffin, fait indéniablement plaisir à voir. Dans la Somme, un occupant dʼun rond-point lʼaffirme clairement Ce quʼil vit là, cʼest le « retour dʼune dignité » car des « gens qui lʼont toujours courbée relèvent la tête ». Selon ce Gilet jaune, ce qui meut ses semblables, cʼest le sentiment impérieux de lʼurgence sociale et écologique. Cʼest la conscience que, « si ce nʼest pas maintenant, ce sera trop tard ». Dans la Drôme, un agriculteur et sa femme, travaillant comme aide à domicile, reconnaissent quʼils étaient « très calmes avant » et ajoutent, en riant de bon cœur, quʼils se sont enfin « réveillés ».
Impossible de clore cette présentation du film de François Ruffin et de Gilles Perret sans évoquer Cindy, cette fille dʼimmigrés repérée sur un rond-point par le tandem suite à son coup de gueule contre les médias qui la cataloguent, en raison de son gilet, comme une émule de Marine Le Pen. Ruffin et Perret la suivent chez elle, où elle ne se départ pas de son accoutrement fluo quʼelle avoue ne quitter quʼau moment de se coucher. Pour la jeune femme, qui a connu dans sa jeunesse la pauvreté dans quartier populaire du Nord, le mouvement des Gilets jaunes constitue cette vaste mobilisation dʼensemble des victimes du libéralisme quʼelle attend depuis des années. Déçue de la politique, elle y reprend goût, car elle a conscience quʼil faut sʼengager pour « changer le cours de lʼhistoire ». Elle le dit clairement : « On veut apprendre. On est demandeur ». Son mari, silencieux depuis le début de la scène, finit par dclarer quʼil a beau ne pas avoir fait dʼétudes, il sʼefforce de lire... la Constitution afin de juger sur pièces !
Cʼest donc à un stimulant retour au politique que François Ruffin et Gilles Perret nous convient dans ce film fort, parfois drôle, souvent émouvant et finalement revigorant. Ils voulaient filmer ce « moment de libération de la parole » quʼils avaient entrevu avant beaucoup dʼautres et donner à voir « cette brèche dans lʼhistoire de notre pays » que constitue à leurs yeux le mouvement des Gilets jaunes. Disons-le tout net : leur pari est réussi !
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro de mars de la revue Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).