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Ce que révèle lʼaffaire Pierucci

La sortie du livre de Frédéric Pierucci remet sur le devant de la scène les attaques menées par une justice américaine aux ordres des firmes industrielles US contre de grands groupes européens. Le sort réservé à cet ancien cadre dʼAlstom brimé pendant des mois au nom de la « raison d’État » étasunienne en dit long sur les évolutions récentes dʼun capitalisme de plus en plus « illibéral », mais aussi sur lʼorganisation, par lʼUE, de sa propre impuissance.

Frédéric Pierucci est – ou plutôt était – un cadre dirigeant dʼAlstom. Mais son traitement inique par une « justice » américaine qui nʼa jamais aussi mal porté son nom ne peut laisser indifférent. Celles et ceux qui refuseraient de flétrir lʼinjustice dont il a été victime, sous prétexte quʼon ne peut soutenir « sa » bourgeoisie commettraient une monumentale erreur, au fond comparable à celle de certains socialistes qui avaient refusé, il y a maintenant 120 ans, de défendre la cause dreyfusarde. Toute proportion gardée, lʼaffaire Pierucci a bel et bien à voir avec le crime judiciaire par excellence quʼa constitué la condamnation du capitaine alsacien.

Une ténébreuse affaire

Pour Frédéric Pierucci, tout a commencé en avril 2013, à la sortie de lʼavion qui le menait à New York. « Quand la porte du Boeing 777 s’ouvre, une femme, deux types en uniforme et des agents du FBI m’attendent. Ils prennent mes affaires et me menottent les mains dans le dos. Je suis en état d’arrestation pour la première fois de ma vie ». Cʼest ainsi que lʼex-cadre dʼAlstom a relaté son arrestation dans les colonnes du Monde. Sʼensuivent alors 14 mois dʼenfermement dans une prison de haute sécurité. Selon le directeur de la prison Wyatt à Rhode Island, interrogé par le Journal du Dimanche du 13 juillet 2014, « Pierucci n’a pas bénéficié de traitement de faveur : il a connu les nuits en cellules et en dortoir ».

Peu après son incarcération, « Alstom a coupé tout contact », non seulement avec lʼingénieur, mais aussi avec ses avocats et sa famille. Lʼentreprise a même fini par le licencier, officiellement pour « abandon de poste ». En réalité, Pierucci venait de décider de plaider coupable devant la justice américaine pour éviter de purger une peine de 15 à 19 années de réclusion. Il devenait urgent pour le groupe français de prendre ses distances avec son salarié.

Pierucci obtient finalement sa mise en liberté conditionnelle au printemps 2014, et parvient à revenir en France après maintes péripéties. Son procès, qui a lieu en 2017, le renvoie en prison pour un an, puisquʼil est finalement condamné à une peine de réclusion totale de 30 mois. Interrogé sur France Inter le 16 janvier dernier, lʼancien cadre dʼAlstom témoigne : « Il y a encore quelques semaines j’avais pour voisin un homme dʼEl Chapo, le baron de la drogue, qui avait tué des dizaines de personnes et un autre qui avait voulu se faire exploser dans le métro ».

Les dessous de lʼaffaire

Au début de son incarcération, Pierucci sʼest tu. Par loyauté de « boîte », mais aussi parce quʼil était persuadé que ses chefs faisaient tout pour le tirer dʼaffaire. Quand le procureur fédéral du Connecticut – estimant que le cadre, sans être décisionnaire, devait être « au courant de tout ce qui se passait » – lʼinvite à déposer « contre Alstom et sa direction », Pierucci refuse tout net. Le département de la Justice (DOJ) brandit alors son chef dʼaccusation. Il reproche à lʼingénieur dʼavoir été impliqué, en 2003, dans le recrutement par Alstom d’un consultant sur la vente d’un projet en Indonésie qui aurait versé de substantielles commissions aux autorités locales.

En prison, Frédéric Pierucci apprend que Keith Carr, le directeur juridique d’Alstom, s’est rendu à Washington pour négocier avec le DOJ « vingt-quatre heures après [s]on arrestation, mais [que], lui, n’a nullement été inquiété par le FBI ». Au fur et à mesure des auditions, le malheureux comprend que la justice américaine enquête en réalité sur Alstom depuis 2009, et que sa société fait mine de coopérer tout en continuant à se développer en Asie et ailleurs à coup de pots-de vin – à lʼinstar de toutes ses concurrentes. La vérité se fait jour progressivement chez Pierucci : son emprisonnement a pour but de mettre la pression sur la direction, et plus particulièrement sur Patrice Kron, le PDG du groupe.

Selon Pierucci, « la très grande majorité des 75 millions de pots-de-vin ont été versés après son arrivée à la tête d’Alstom (en 2003). [...] On comprend donc mieux ce que risquait Patrick Kron s’il avait été poursuivi ». Lʼétau se resserrait depuis plusieurs années autour de la direction de lʼentreprise de transport. En 2012, David Rothschild, vice-président des ventes dʼune filiale d’Alstom, avait été appréhendé sur le sol américain et inculpé pour corruption. En mars 2013, soit un mois avant lʼarrestation de Pierucci, Alstom avait mis en garde par mail ses cadres dirigeants se trouvant dans une « situation sensible » s’ils venaient à voyager aux États-Unis. Mais Pierucci nʼétait pas destinataire de ce message.

On connaît la suite. En 2014, Alstom revend sa division énergie – qui représente 70 % de l’entreprise – à son concurrent américain General Electric (GE). Le 22 décembre, elle plaide finalement coupable pour avoir violé le Foreign and Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977 et est condamnée à payer une amende négociée de 772 millions de dollars, alors quʼun montant de1,5 milliard avait été évoqué. Et comme par hasard, un mois plus tard, Patrick Kron, quitte le groupe avec la bagatelle de 6,5 millions d’euros en guise de prime de départ.

Pas vraiment un cas isolé

Selon les calculs de Pierucci, sur un total de 26 entreprises qui ont payé plus de 100 millions de dollars dʼamende dans le cadre de la loi FCPA entre 1977 et 2014, seules 5 sont étasuniennes. Et parmi les 21 sociétés non-américaines épinglées par le DOJ, 14 sont européennes. Lʼancien cadre dʼAlstom a raison de parler dʼun véritable système de « racket » institutionnalisé cherchant à mettre à genoux les grands groupes européens qui constituent « la cible privilégiée de ces attaques » juridico-financières.

La loi FCPA permet en effet au DOJ de poursuivre toute entreprise se rendant coupable de corruption et pouvant être rattachée au territoire des États-Unis. Or, comme lʼa précisé Pierucci lors dʼun entretien pour Capital.fr, « à partir du moment où vous faites des transactions en dollars ou que vous utilisez des emails qui transitent par des serveurs basés aux États-Unis, vous êtes considéré par les Américains comment étant sous juridiction américaine ».

Lʼaffaire Alstom nʼest pas un cas isolé. Ces dernières années, Alcatel, Technip, Total, la Société Générale ou encore BNP Paribas ont été poursuivies par la justice américaine pour des faits similaires et ont dû payer, elles aussi, de substantielles amendes. Mais le cas du groupe de transport est en lʼespèce emblématique, puisque la déstabilisation judiciaire orchestrée par l’État fédéral a abouti à la vente précipitée dʼune grande partie dʼun fleuron industriel français à un groupe américain concurrent.

Un fin mot à cette lʼhistoire ?

Depuis 2015, la direction dʼAlstom dénie tout rapport entre lʼaffaire Pierucci et la vente de sa division énergie à GE. Ainsi, le 11 mars, devant la commission des Affaires économiques de lʼAssemblée, Patrice Kron déclarait : « Les autorités américaines nʼont été informées de lʼexistence de ce projet quʼau même moment que vous. Renoncez à ce fantasme de la mainmise des autorités judiciaires américaines nous concernant : il nʼy a eu ni complot, ni collusion ».

Côté américain également, on tente de minimiser lʼinterdépendance entre lʼadministration fédérale et les grandes firmes étasuniennes. Selon Joseph Smallhoover avocat et représentant du Parti démocrate en France, « il n’y a pas de complot : les États-Unis ne font que défendre leurs intérêts ». Pais, précisément, si les États-Unis défendent « leurs » intérêts – comprenez ceux de leur bourgeoisie –, nʼest-il pas normal quʼils fassent pression sur les concurrents de leurs groupes à vocation mondiale ?

Plusieurs faits sont en effet troublants. Comme le signale le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, auteur dʼune contre-enquête détaillée, « Patrick Kron et son directeur juridique ont pu se rendre à deux reprises aux États-Unis, sans être inquiétés, pour négocier le détail de cette vente ». Si le DOJ jouait sa propre partition, il semble évident que les deux hommes auraient dû être appréhendés pour sʼexpliquer sur les commissions versées par Alstom en Indonésie. Dans leur livre, Frédéric Pierucci et son co-auteur, le journaliste Matthieu Aron, font valoir un autre fait anormal. Alors que, selon eux, les juges exigent « dans 99 % des cas » le paiement de l’amende dans les dix jours, la décision de justice, une fois le deal conclu entre Alstom et le DOJ, n’a été formulée quʼonze mois plus tard. Le montant de lʼamende était donc susceptible dʼêtre revu à la hausse en cas dʼéchec de GE dans son opération dʼachat.

Les leçons dʼun scandale

Elles sont, à notre sens, au nombre de trois :

  1. Lʼorientation politique et le caractère des individus jouent un rôle important dans ce genre de crise. Ainsi, dans leur livre, Pierucci et Aron reviennent longuement sur le rôle d’Arnaud Montebourg qui a tenté, comme ministre du « redressement productif », de trouver une solution alternative, avec Siemens notamment. Mais ils insistent également sur le fatalisme de certains autres décideurs, dont personne ne sera surpris de voir Emmanuel Macron faire partie. Le volontarisme impuissant face à lʼimpuissance volontaire, en somme...
  2. Lʼaffaire Pierucci-Alstom-GE prouve que le néolibéralisme, contrairement à la rengaine trop souvent reprise, ne veut aucunement détruire lʼÉtat. Il cherche au contraire à se lʼarroger entièrement afin que seuls les intérêts des grands groupes capitalistes soient sérieusement défendus. La plupart du temps par la mise en concurrence internationale la plus débridée, mais aussi par la contrainte étatique quand il y a lieu de le faire.
  3. Le bon élève du libéralisme mondial quʼest lʼEurope est le grand perdant de cette collusion entre États et intérêts économiques privés. Comme le rappelle Frédéric Pierucci, si, sur les 21 sociétés non-américaines qui ont dû payer des amendes record dans le cadre du FCPA, 14 sont européennes, les groupes chinois, eux, nʼont pas été inquiétés. Tout simplement parce que de fortes mesures de rétorsion auraient été prises par Pékin contre les entreprises américaines présentes sur le sol de la République populaire. À Washington, il semblerait que lʼon craint moins les cris d’orfraie de lʼUE que les crocs du tigre chinois !

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro de février de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

 

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