GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Grandpuits en danger : vers un nouveau « Lubrizol » ?

La raffinerie de Grandpuits, dont les salariés sont souvent à la pointe des mobilisations sociales ces dernières années, est menacée par la stratégie de Total, bien décidé, comme tout groupe qui se respecte, à profiter des joies du dumping social et environnemental. Mais les salariés de Grandpuits n’ont pas dit leur dernier mot.

Tout commence par une fuite du pipeline qui amène le pétrole brut du Havre jusqu’à la raffinerie de Grandpuits dans le sud de la Seine-et-Marne. Le eéparer coûterait environ 500 millions d’euros. Le groupe Total a sans conteste les moyens de le faire (7 milliards d’euros de dividendes en 2021 et 5,5 en 2020)…

Silence, on ferme !

Oui, mais voilà : Total a déjà pris la décision de fermer ses raffineries en France où, selon ses critères, les contraintes environnementales et les coûts salariaux sont trop importants. Le vaste monde offre des opportunités de rentabilité bien supérieures. Son goût pour l’exotisme connaît cependant des limites et Total apprécie les aides locales : la société profite du CICE et du Crédit impôt-recherche1.

L’opération de reconversion du site de Grandpuits détruis 200 emplois chez Total sur les 400 salariés actuels, et s’accompagne de 500 suppressions de poste chez les sous-traitants. En lieu et place de la raffinerie, Total prévoit l’installation de trois usines : une de production de biocarburants à base de graisses animales et végétales, une autre de production de panneaux photovoltaïques, et enfin une troisième usine de plastique bio fabriqué à base de sucre.

 Évident greenwashing

Total a donc décidé de délocaliser la raffinerie de Grandpuits dans un pays moins exigeant et de reconvertir le site en habillant la casse sociale d’une opération de communication vertueuse et écologique. C’est le projet « Galaxie », autrement nommé « zéro pétrole ».

Personne n’est dupe de l’opération de com’ de Total. Les syndicats de salariés se sont mobilisés. Ils ont fait 45 jours de grève. Ils ont été rejoints par deux grandes organisations de défense de la nature, Les Amis de la terre et Greenpeace, soucieuses toutes deux de défendre l’idée que la « conversion écologique » ne servira pas d’alibi à la casse sociale. En outre, ces deux associations ont souligné le côté peu « écologique » du projet Galaxie.

Drôle de PSE

Si la CFDT, la CFE-CGC et FO ont accepté de signer l’accord qui « améliore » les conditions de départ des salariés, le syndicat CGT de Total, majoritaire au CSE, a refusé le donnant-donnant étonnant qui figurait dans le Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). En effet, l’accord, qui prévoit quelques améliorations des conditions de départ, contient également un paragraphe qui avalise des moyens de sécurité revus à la baisse pour le prochain site de Grandpuits. Curieuse négociation où les intérêts de ceux qui partent sont mis en balance avec les futures conditions de travail et de sécurité de ceux qui restent ! La légalité d’une telle négociation interroge.

Déjà classé Seveso2 seuil haut (le niveau le plus élevé de surveillance prévu par la loi en raison des risques sécurité et santé), le site le restera, car ses futures activités sont hautement chimiques et présentent des risques élevés. Il est donc soumis à l’obligation d’élaborer un plan d’opérations internes (POI) pour anticiper et gérer les risques générés par ces activités dangereuses ainsi qu’à toute la réglementation encadrant les sites Seveso. Rappelons qu’en 2017, Macron a par ordonnance supprimé les CHSCT dans toutes les entreprises, y compris celles relevant du classement Seveso seuil haut.

On relève, en outre, sur le même site, l’implantation de l’usine Boréalis (dont Total ne saurait méconnaître l’existence, puisqu’il en a été longtemps propriétaire) qui produit des engrais. Cette unité stocke une quantité impressionnante de nitrate d’ammonium (68 tonnes par an). Ce composé chimique est tristement célèbre depuis AZF et l’explosion du port de Beyrouth. Est-il vraiment responsable d’installer trois usines chimiques dotées de moins de dispositifs et de moyens humains de sécurité à côté d’un stock de nitrate d’ammonium ? Avec raison, le syndicat CGT de Grandpuits craint un nouveau « Lubrizol ».

Homologation scandaleuse

On pourrait attendre de la part de Total, qui est un très grand groupe mondial, un haut degré de préparation des projets de restructuration. Mais c’est une idée préconçue dont il faut à l’évidence se départir. Total ne connaît précisément qu’une seule donnée de son projet de reconversion, tel qu’il a été présenté aux élus : le nombre de salariés qu’il devra comporter, à savoir 250. En faudrait-il plus pour des raisons de sécurité ? Total se refuse à l’envisager. On sent au bout de l’argument, une analyse financière scrupuleusement défendue et on ne mégote pas avec la rentabilité d’une usine chez Total.

Côté sécurité des futures installations, seuls les risques psycho-sociaux ont fait l’objet d’une sommaire évaluation. Mais les charges de travail n’ont pas été pesées. La seule mesure envisagée face au risque de sur-travail : le numéro de téléphone d’un psychologue mis à disposition par l’employeur. C’est un peu léger ! Pour tous les autres risques, le groupe explique qu’il les évaluera au fur et à mesure du déploiement des nouvelles unités qui court jusqu’à 2024. La seule certitude de Total, c’est qu’il pourra restreindre l’équipe de pompiers et demander à des salariés occupés sur des postes permanents de faire office de pompiers en cas de problème.

Devant tant de lacunes, la Direccte a dans un premier temps fait injonction à Total d’apporter des précisions, notamment en matière de protection de la santé et de la sécurité des salariés. L’entreprise a répondu avec une légèreté inouïe aux demandes de précisions. Mais finalement la Direccte de Seine-et-Marne a donné son homologation au PSE présenté par Total.

Avant 2013, le contrôle des plans de licenciement relevait du juge judiciaire. Mais, depuis 2013, c’est le juge administratif qui contrôle les homologations délivrées par les Direccte3. Clairement, avec la loi du 14 juin 2013, l’État dispose du pouvoir de refuser les PSE…, mais il ne le fait pas !

Justice efficace, mais justice de classe !

Le syndicat CGT de la raffinerie de Grandpuits a demandé au tribunal administratif de Melun l’annulation de l’homologation délivrée par les services de l’État.

Devant le tribunal, l’avocate Savine Bernard insiste sur ce principe fondateur du droit du travail : « On adapte le travail à l’homme et non l’inverse ». Le respect de ce principe se traduit en obligation d’évaluer les risques en amont de l’organisation du travail (L.4121-3 du Code du travail), obligation que Total n’a pas respectée et se refuse à faire. L’entreprise invoque que cette obligation sera exécutée au fur et à mesure de la mise en œuvre de la nouvelle organisation et qu’elle ne saurait être instrumentalisée pour obtenir l’annulation du PSE. C’est avec une rapidité étonnante que le Tribunal administratif de Melun a rendu sa décision, puisque le lendemain de l’audience qui se tenait le lundi 30 août 2021, il a rejeté la demande du syndicat CGT. La justice est parfois surprenante !

Évidemment, la liberté d’entreprendre – pour des entreprises de plus en plus sous perfusion d’argent public – permet à Total de légitimer les choix faits à Grandpuits : moins d’emplois, moins de sécurité, du raffinage réalisé dans des pays moins exigeants, des coûts d’acheminement des fluides augmentés, et un site reconverti, mais dangereux, à proximité d’un stock de nitrate d’ammonium. Le syndicat CGT de Grandpuits a fait appel.

Cet article de notre camarade Anne de Haro a été publié dans le numéro de septembre 2021 (n°287) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

(1) En 2014, Total a reçu 29 milliards d’euros de CICE. Cf. Maxime Vaudano, « Qui bénéficie des 20 milliards d’euros du CICE ? », www.lemonde.fr/les-decodeurs, 9 janvier 2019.

(2) Classement européen des entreprises industrielles selon leur aléa technologique, en fonction des quantités et des types de produits dangereux qu’elles accueillent.

(3) Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.

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