GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Notes de lecture

Lire Johann Chapoutot : nazisme et management

L’historien Johann Chapoutot est professeur à la Sorbonne. Il consacre ses travaux de recherche à l’histoire, aux organisations et aux idées du nazisme. Il apporte une réflexion sans aucune complaisance, avec le souci de ne pas traiter ce phénomène sous l’angle d’une folie passagère, d’un moment d’égarement collectif, ni de réduire le phénomène à la seule personnalité d’Adolf Hitler.

Avec le livre Libres d’obéir (*), il nous plonge dans l’univers du management développé par les nazis et le compare au management tel qu’il se donne à voir de nos jours. La comparaison est accablante. Les formules, les principes, les énonciations sont les mêmes.

L’âge de la Menschenführung

D’abord, ce livre nous permet de décaper toutes les idées fausses qui traînent çà et là sur les douze années du régime nazi. Loin de promouvoir l’État, les nazis veulent libérer les énergies, aller vite et promouvoir les échelons intermédiaires. À l’administration, trop rigide, ils préfèrent multiplier les « agences » et les pouvoirs locaux censés régler les problèmes au plus près de réalités. Tout cela contredit les représentations que nous pouvons avoir, souvent issues de la propagande nazie elle-même telle qu’elle se donnait à voir dans les films de Leni Riefensthal. Les nazis furent donc anti-étatistes et abusèrent de l’État d’urgence permanent pour neutraliser toutes les règles de droit et l’administration judiciaire, notamment l’action du « juge » considéré comme trop laxiste.

À l’État et à l’individu, ils préfèrent la « communauté » et la « race germanique». L’État est aussi considéré comme dangereux, car il contredit « les lois de la nature », notamment l’État-Providence qui soutient les faibles au lieu de les laisser disparaître. Reinhard Höhn fut l’un des juristes qui contribua à la réflexion nazie sur le rôle néfaste de l’État et la nécessité de théoriser l’adhésion au projet nazi d’une nouvelle société sur d’autres bases que celles de la soumission par peur de la sanction.

Les nazis voulaient de l’enthousiasme. Johann Chapoutot explique bien comment ils sont passés du modèle « prince-sujet » à celui de « guide-compagnon ». L’esprit communautaire s’applique très bien à l’entreprise qui est exempte de toute notion de lutte des classes. L’entreprise est le lieu où chefs et subordonnés travaillent librement et joyeusement pour la communauté. Ils ont abandonné « l’administration » trop romaine et française pour « entrer résolument dans l’âge managérial, celui de la Menschenführung (direction des hommes) fluide et proactive ». C’est librement que l’on adhère et que l’on travaille. Tout cela n’est pas sans rappeler une des dernières resucées du Medef à propos du contrat de travail : « la soumission librement consentie » (compliance without pressure)...

Un juriste nazi reconverti dans le management

L’obsession des juristes nazis portait sur « la fin de la lutte des classes » et son remplacement par la communauté grâce à l’unité de la race et au travail collectif. Une fois la « communauté germanique » disparue avec le IIIe Reich, c’est dans l’entreprise que vont se reconvertir ses idées. Celui que Johann Chapoutot qualifie de « Joseph Mengele » du droit, va, à partir des années 1950, faire une brillante carrière à la tête de l’« Académie des cadres » où il enseignera le management. Il y théorisera le management par objectifs sous l’appellation de « management par délégation de responsabilité » en lui donnant un contenu plus strict.

On connaît aujourd’hui les ravages de la méthode qui multiplie les injonctions paradoxales. Les derniers efforts de R. Höhn porteront sur la promotion du new public management, qui prône d’appliquer à l’administration ou aux services publics les méthodes de gestion des entreprises privées. Les années 1970 et la mobilisation de la gauche allemande viendront mettre fin à la tranquillité de cet homme qui a échappé aux procès et qui est mort tranquillement à l’âge de 96 ans, après avoir formé les cadres de la plupart des entreprises allemandes.

Le livre de Johann Chapoutot se termine sur un épilogue, à l’occasion duquel on « retrouve » Maurice Papon, auteur d’un livre de management intitulé L’ère des responsables. À sa carrière de haut-fonctionnaire (préfet de police de Paris, notamment responsable du massacre du 17 octobre 1961 et du drame du métro Charonne en février suivant) et d’homme politique (député, puis ministre du Budget de 1978 à 1981), Maurice Papon a aussi été le président de Sud Aviation (dont l’usine de Bouguenais fut la première occupée en 1968 !). En Allemagne, la doctrine de R. Höhn est devenue le catéchisme officiel des entreprises, de l’armée et de l’administration. Il y a reconverti son idée que « la vie est une guerre ».

Johann Chapoutot est un historien dont l’œuvre, vraiment utile, traite avec finesse et justesse une période historique particulièrement cruelle. Son travail mérite une attention particulière et Libre d’obéir est une très bonne introduction à ses travaux.

 (*) Johann Chapoutot, Libres d’obéir, Gallimard essais, févier 2020, 16 euros

Cet article de notre camarade Anne de Haro est à retrouver dans le numéro 275 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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