Lire Jablonka, un exercice d’utilité publique
C’est l’été. Et l’été, on lit plaisir. Et on peut allier plaisir et utilité en allant voir du côté de l’historien et écrivain Ivan Jablonka. Comme nombre de ses précédents ouvrages, son dernier livre est une pépite alliant richesse informationnelle, intelligence de l’analyse et écriture ciselée.
Qu’il retrace la vie de ses grands-parents – qu’il n’a pas connus parce qu’ils ont été pris lors de la Rafle du Vél’d’Hiv il y a 82 ans –, qu’il rende hommage à Laëtitia Perrais – une jeune femme violée et assassinée, dont la vie malheureuse et la fin tragique ont suscité, début 2011, une vive réaction dans le pays –, ou encore qu’il raconte ses vacances d’enfant en camping-car, Jablonka nous balade entre les petites et la grande histoire(s)1. C’était encore le cas avec un livre paru l’été dernier.
Vies parallèles
Sur la couverture, sept lettres serties en rouge vif : GOLDMAN. Un pavé épais et amoureux de l’historien pour le chanteur. Un livre massif, de 400 pages. Un livre qui accompagne le temps libéré, une semaine durant. Qui rappelle la retenue, l’empathie, l’humilité face aux événements. Qui nous souffle à l’oreille l’histoire des villes-souffrances, le malheur partout.
« On saura jamais c’qu’on a vraiment dans nos ventres / Cachés derrière nos apparences / L’âme d’un brave ou d’un complice ou d’un bourreau. »
Un livre qui retrace combien l’indignation ne vaut pas action. Qui nous exhorte de ne jamais perdre de vue que les rapports de domination sont partout, que de notre apparition sur Terre à notre mort, nous évoluons dans un monde pétri d’inégalités.
« Ici, tout est joué d’avance / Et l’on n’y peut rien changer / Tout dépend de ta naissance / Et moi, je ne suis pas bien né. »
Goldman, Jablonka, bourlinguant leur judéité, voyageant au cœur des valeurs familiales, d’une tribu qui compte la perte massive, les déportations et l’extermination. Goldman qui ouvre pourtant – ou justement – grand les bras et accueille tous les moins bien lotis, quoi que soient les raisons de leurs difficultés. Qui revendique un droit à agréger les minorités, à coaliser les besogneux.
« Tu es de ma famille / De mon ordre et de mon rang / Celle que j’ai choisie / Celle que je ressens / Dans cette armée de simples gens. »
D’autres vies que les leurs
L’œuvre de Goldman s’inscrit largement dans une France des années 1980-1990 qui reconnaît le droit à la différence, pour qui l’intégration n’est pas synonyme d’effacement ou de perte. Qui affiche les racines et les cultures comme il arbore un T-shirt « Touche pas à mon pote ». Qui chante avec Fredericks et Jones comme on dessine un monde.
« Je te donne toutes mes différences / Tous ces défauts qui sont autant de chance / On sera jamais des standards, des gens bien comme il faut / Je te donne ce que j’ai, ce que je vaux. »
Le livre de Jablonka est précieux, car il dépeint la vie d’un homme et la vie de tous les autres. Le destin de l’un face à un bout de France, quarante ans de nos bouleversements. L’histoire qui défile comme elle nous fait la leçon. Ne jamais croire en un ordre préétabli, être convaincu que tout peut changer. Maîtres de nos choix et du regard porté sur l’autre. Responsables de nos propos, parfois heureux, comme de nos jugements, parfois hâtifs.
« Aux malentendus, aux mensonges, à nos silences / À tous ces moments que j’avais cru partager / Aux phrases qu’on dit trop vite et sans qu’on les pense / À celles que je n’ai pas osées. »
Entre Clio et Euterpe
Jablonka est un historien qui fait du bien et qui nous apprend nos contemporains. Ici, en chansons. Il appuie la science historique sur les paroles d’un Goldman absent, mais terriblement actuel. Ou quand Clio, la muse de l’Histoire, rencontre Euterpe, celle de la Musique. Une ode à l’humanité et la connaissance.
« C’était un professeur, un simple professeur / Qui pensait que savoir était un grand trésor / Que tous les moins que rien n’avaient pour s’en sortir / Que l’école et le droit qu’a chacun de s’instruire. »2
Un bouquin apaisant, subtil, utile. Un régal d’été, à mettre entre toutes les mains !
Cet article de notre camarade Marlène Collineau a été publié dans le numéro 316 (juillet-août 2024) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Lire, au Seuil, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012), Laëtitia ou la Fin des hommes (2016), et En camping-car (2018).
2.Ces différents extraits sont respectivement tirés de Né en 17 à Leidenstadt, Là-bas, Famille, Je te donne, À nos actes manqués et Il changeait la vie.
Ivan Jablonka, Goldman,
Seuil, Librairie du XXIe siècle, 2023