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Les tenants du dialogue idéologique (50 ans d’Épinay #6)

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le congrès d’Épinay, dont on vient de fêter les cinquante ans, n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun (1971-1972), une rétrospective en plusieurs volets. Le sixième revient sur les premiers discours des leaders socialistes à Épinay.

Fidèle à sa réputation de droiture, c’est Alain Savary, en tant que Premier secrétaire, qui ouvre le débat d’orientation, dans l’après-midi du vendredi 11 juin. L’homme qui a succédé à l’indétrônable Guy Mollet en 1969, entend, pour que chacun puisse juger sur pièce, présenter le bilan de l’action menée depuis deux ans, à la tête du NPS.

Savary lance les hostilités

Savary, connu pour son « parler vrai » plus que pour ses talents oratoires1, annonce dès ses premiers mots aux congressistes qu’ils auraient tort de se payer de mots. Selon le Premier secrétaire, le congrès d’Épinay « ne doit pas être celui des proclamations romantiques ou des anticipations lyriques », mais « celui du sérieux et de la vérité ». Savary oppose le « travail ingrat et obscur de la rénovation » qu’il a entrepris, après la faillite du ticket Defferre-Mendès-France aux élections présidentielles de 1969, aux « innovations publicitaires » que préconisent, à ses yeux, certains de ses adversaires. Serein, il affirme toutefois que le parti arrive « au moment où les investissements que nous avons faits commencent à produire leurs résultats »2.

Personne n’est surpris quand Savary, qui se plaît à se présenter comme un militant dénué de toute ambition personnelle, critique, du haut de la tribune, le primat des « considérations de personnes, de[s] querelles de clans ou de[s] procès d’intention » parmi les socialistes dans les mois et les semaines qui venaient de s’écouler. Il est toutefois difficile de nier, à la lecture du discours du Premier secrétaire sortant, que ce dernier prend sa part dans la bataille des egos. Il attaque notamment Mitterrand, certes sans le nommer – mais qui s’y trompe parmi les congressistes ? – en déclarant : « On notera demain l’entrée dans notre parti de tel ou tel militant éminent, ou au contraire son absence et son silence. Au risque de scandaliser certains, je vous dirai qu’on a trop tendance, dans ce pays […], à surestimer grandement l’influence des leaders ». Quelques instants plus tard, il lance : « Ceux qui prétend[…]ent dissocier l’orientation politique et la volonté de rénovation me paraissent […] accomplir sciemment ou inconsciemment une opération de confusion dont le parti serait la victime »3. Il est évident que Savary vise là la motion Mauroy-Defferre et le texte des mitterrandiens, fort peu prolixes sur le cap politique préconisé, mais beaucoup plus diserts sur la « rénovation », thème commode pour qui veut avant tout « sortir les sortants ».

Quel débat avec le PCF ?

Seule incertitude : Savary englobe-t-il le CERES dans sa dénonciation de la conjuration « anti-molletiste » dont il doit bien avoir conscience de l’existence ? C’est là une question épineuse. Si Savary n’a rien du dindon de la farce – ou de l’oie blanche – dépeint par certains après Épinay, il semble plus probable qu’ignorant le discret ralliement des amis de Chevènement au bloc mitterrandien, il critique davantage la façon dont le CERES envisage l’union de la gauche que son orientation tactique qu’il ne peut que pressentir. Le Premier secrétaire, s’étonne en effet que « certains, après avoir reconnu formellement et écrit qu’un accord politique global est encore impossible, nous pressent […] de le rechercher sans délai, en engageant avec le Parti communiste la discussion immédiate d’un accord de gouvernement »4. En tout état de cause, il s’agit là d’un signe du raidissement de Savary face à Jean-Pierre Chevènement et à ses amis… qui d’ailleurs le lui rendent bien depuis plusieurs mois !

N’en déplaise aux partisans d’un accord immédiat avec les communistes, Savary fait le constat de divergences « importantes, voire pour certaines fondamentales » sur la question de la démocratie, de la politique extérieure et de l’internationalisme. Il interroge alors l’assistance en ces termes : comment la conclusion d’un programme commun de gouvernement est-elle possible « alors que tout ce qui conditionne la vie efficace d’un gouvernement en commun n’est pas agréé » ? La réponse est décevante, mais s’en étonnera-t-on, venant d’un militant autrement plus adepte du pessimisme de la raison que de l’optimisme de la volonté ? Il faut poursuivre « le débat de fond ». Les vieilles lunes molletistes du débat idéologique avec les frères ennemis communistes sont donc toujours là, mais Savary les conjugue habilement avec la suggestion d’un travail parlementaire conjoint. Selon lui, la proposition de textes de loi communs sur la Sécurité sociale ou encore la fiscalité « commencera à monter que nous avons, les uns et les autres, une conception assez proche de la gestion du pays et des transformations à opérer pour pouvoir prétendre à le gouverner ensemble »5.

Le Premier secrétaire sortant conclut son discours, dont le réalisme assumé confine à l’opération de dégrisement, en affirmant que le moment de l’union sera « un grand moment », mais qu’« il n’est pas encore venu ». On a connu des péroraisons plus enthousiasmantes ! Reste qu’au-delà de son prosaïsme, cette conclusion suffit à prouver que l’historiographie anti-mitterrandienne réduisant Épinay à la victoire de conjurés sans principes se trompe sur un point fondamental. Il y a bien un enjeu de fond qui traverse le parti. Il s’agit de l’alternative : débat idéologique dans la perspective de la conclusion d’un accord politique ou simple programme commun de gouvernement. Partisans des « Bouches-du-Nord », mitterrandistes et militants du CERES sont tous, malgré leurs différences, partisans du second terme. Savary et Mollet choisissent, eux, le premier, tout comme Jean Poperen.

Au tour de Poperen

Quand le leader de la motion M prend la parole, une partie non-négligeable des orateurs se sont déjà exprimés. Ont succédé à Savary à la tribune, le vendredi après-midi, André Chandernagor (Defferre-Mauroy), Louis Mermaz, Albert Gazier, Charles Hernu (Mitterrand), Marc Wolf (CERES), Christian Pierret, puis André Labarrère et Louis Mexandeau (Mitterrand). Après une interruption de deux heures, lors de la séance de nuit, on entend le mollettiste Denis Cépède, le militant CERES Maurice Blanc et le mitterrandiste Jean Battut. Le dernier orateur de la journée n’est pas des moindres ; il s’agit du très respecté Christian Pineau, proche de la direction molletiste, mais surtout grand résistant fondateur de Libération-Nord, déporté à Buchenwald, européen convaincu et ancien ministre de la IVe République6. Ce vendredi soir, avec Pineau, né en 1904 (soit un an avant Guy Mollet), c’est toute la vieille garde socialiste issue de la Résistance qui, sans le savoir, laisse la place à une nouvelle génération de militants qui n’ont pas connu la guerre. Dès le lendemain, ce seront les Joxe, Taddei, Estier et Chevènement qui seront en haut de l’affiche.

Jean Poperen parle le samedi en début d’après-midi, une fois clos l’âpre débat sur les statuts et, surtout, sur le mode de désignation des futurs membres du Comité directeur7. Incontestablement ancré dans le réel, il est le seul des chefs de motion à évoquer « les vagues de grèves, d’actions revendicatives, d’actions ouvrières » qui secouent le pays depuis quelques mois. Si Poperen veut, comme tous les socialistes – dont Mitterrand qui s’était fait le chantre de cette exigence après 1968 –, « rééquilibrer la gauche », il ne s’agit pas de procéder « n’importe comment ». Selon le militant unitaire, « c’est par l’engagement dans des luttes concrètes, dans les luttes sociales, que nous rééquilibrerons, en faisant un grand parti socialiste de masse et pas autrement »8. Voilà donc la véritable question posée aux congressistes au-delà des questions de personnes et de leadership : le nouveau PS sera-t-il « un parti de luttes sociales, enraciné dans les couches populaires, capable de les entendre et de se faire entendre d’elles. Sera-t-il, en bref, […], “un parti de lutte de classe” ? »

Seul un PS fort pourra résoudre l’autre grande question : celle du rapport avec les communistes. Si Poperen se félicite que personne, dans la nouvelle formation socialiste – et notamment dans les rangs de sa droite –, « n’est plus contre l’union de la gauche »9, reste à en préciser les contours. C’est ce à quoi le leader du courant unitaire s’attelle dans la seconde partie de son discours.

Dialogue ou contrat ?

Les progrès de l’union de la gauche dans les rangs socialistes posent la question à un niveau supérieur : il s’agit maintenant de savoir si « les socialistes et les communistes peuvent dans un délai raisonnable envisager de gouverner ensemble ». Pour Poperen, la question des garanties exigibles du PCF ne constitue pas forcément « un prétexte à reculer », comme le pensent notamment la plupart des dirigeants du CERES. Il oppose alors les questions précises que son courant et lui posent aux communistes (indépendance nationale, liberté de discussion, alternance politique) aux problèmes abstraits censés empêcher la conclusion de tout accord politique. C’est là où Poperen en vient à critiquer la méthode Savary. Ces questions ont en effet été posées uniquement « au sommet » ; c’est là, selon le leader unitaire, « le tort de la pratique des dernières années »10. Il convient à ses yeux de débattre à tous les niveaux et notamment à chaud – lors de grèves ou de campagnes politiques publiques –, de retourner la tactique des communistes, qui se plaisent depuis si longtemps à focaliser le débat sur la question des alliances centristes du PS au niveau municipal, de telle sorte que ce soit à présent les socialistes qui posent les questions.

Pour mener cette politique, Poperen en est persuadé, toute la gauche socialiste doit faire bloc. C’est pour cela que la fin de son allocution est notamment dirigée vers le CERES. Il en appelle à une union de la gauche (motions Savary, Poperen et Chevènement) et apostrophe les signataires de la motion du CERES de la sorte : « Je crains beaucoup que, s’ils ne font pas l’effort urgent pour que nous parvenions à dégager une majorité nettement orientée à gauche dans ce parti, ils aient mis le doigt dans un engrenage qui fera non pas d’eux […] les arbitres de la situation dans le parti, mais de ceux qui sont les adversaires de cette politique »11. Poperen met ensuite en évidence les proximités entre l’orientation qu’il défend et les interventions des orateurs du CERES, notamment Wolf, très proche des positions de l’ERIS sur les garanties, tout en soulignant des dissensions qui se font jour au sein du jeune courant néo-marxiste. Blanc avait en effet contredit son camarade en affirmant que les garanties ne servaient qu’à repousser aux calendes grecques l’accord.

Poperen rappelle in fine sa volonté inébranlable d’une alliance avec les militants soutenant le texte Savary tant il est vrai qu’il y a entre eux accord sur le fond. Reste toutefois une question en suspens, puisque, pour la motion unitaire, « si la recherche d’une entente sur un contrat de gouvernement entre socialistes et communistes est subordonnée à la réponse à une certain nombre de questions, il ne peut y avoir de préalable à l’ouverture d’une telle négociation ». Dialogue sur le fond, comme le veulent Savary et Mollet ; absence de préalable à la discussion comme l’exige le CERES : Poperen croit encore, en ce 12 juin, à « une majorité nettement orientée à gauche, décidée à engager le parti de façon irréversible vers la réalisation du contrat de gouvernement »12 avec les communistes. Mais était-elle, sinon réalisable, ne serait-ce que viable ? Rien n’est moins sûr.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 293 (mars 2022) de démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1. Voir sur ce point Alain Eck, Alain Savary. Un socialiste dans la jungle, Encyclopédie du socialisme n° 7, 2004, p. 68-69.

2. Le Congrès d’Épinay. Un nouveau départ pour les socialistes, Éditions du Parti socialiste, 2001, p. 9.

3. Ibid, p. 10.

4. Ibid, p. 14.

5. Ibid., p. 14-15.

6. Voir la notice biographique du Maitron en ligne (https://maitron.fr/spip.php?article126417).

7. Voir sur ce point le volet précédent, intitulé « Les débuts d’un congrès », dans D&S292, p. 14-15.

8. Le Congrès d’Épinay, op. cit., p. 17, puis p. 19.

9. Ibid., p. 20.

10. Ibid.

11. Ibid., p. 21. Selon Pierre Serne, Poperen « tente de mettre en garde les membres du CERES contre l’alliance qui se prépare, ne s’attirant que l’ironie de ses dirigeants (Cf. Le Parti socialiste. 1965-1971, Encyclopédie du socialisme n° 2, 2003, p. 112).

12. Le Congrès d’Épinay, op. cit., p. 22.

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