GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

À Gauche

Mai 68 histoire qui ne peut avoir de fin

Notre camarade Gérard Filoche réagit à la disparition d'Alain Krivine.

Son pseudonyme, car nous avions tous des "pseudos", était Delphin puis quand "la Ligue" fut dissoute ce fut Tinville, Alain Krivine était un des co-fondateurs de la JCR, de la LC, et de la LCR.

L’annonce soudaine pour moi, par une brève de twitter, de son décès m’a submergé d’émotions, de souvenirs désordonnés, de tristesses et regrets aussi.

Une pensée pour sa famille proche d’abord.

Et toute sa grande famille militante ensuite. De la LCR au NPA. Alain était la figure n°1 de la gauche militante dans les années 70, si connu que sa disparition aurait dû faire au moins la « une » du journal télévisé, tant d’événements, tant d’idées, tant de jeunes et moins jeunes ont été liés à son image.

Nous nous sommes côtoyés pendant trente ans dans les mêmes combats, mais ce que ma mémoire m’a d’abord restitué c‘est notre première rencontre, à Rouen en 1966. Il était leader de l’opposition de gauche dans l’UEC à Paris, animateur du journal Clarté, moi-même j’étais opposant à la direction de l’UEC à Rouen, mon ami Denis Marx avait établi le contact et je m’en souviens, nous avions déjeuné ensemble Place du Vieux Marché, au restaurant des Maraichers.

Le contact pris, servit bientôt, lorsque nous fûmes rudement exclus par les staliniens du PCF, à fonder les JCR. Je venais à Paris en train ou dans ma 2CV, pour les réunions de l’UNEF, celles du Comité Vietnam National, et même aux réunions du PCI, avec son frère jumeau Hubert (Sandor). Le dernier congrès de l’UEC auquel je participai à Nanterre, Krivine était bloqué à l’entrée, dehors, par les gros bras du service d’ordre, j’entrai encore, puis par défi, lui serrai la main par dessus les grilles, avant de me mêler aux délégués officiels. Le soir je me retrouvai à la tribune, salle des Horticulteurs, du congrès de fondation des premières JCR. L’aventure pré-mai 68 commençait.

On nous disait que "la classe ouvrière était embourgeoisée", que les grands mouvements façon juin 36 ou la Libération, c’était fini, les travailleurs ne s’occupaient plus que du tiercé, de leurs crédits et de leur bagnole. Pourtant depuis la fin de la guerre d’Algérie, de la grève des mineurs aux grandes grèves de Rodhiaceta, de Redon aux barricades pour la Saviem à Caen en janvier 1968, la grande grève générale s’annonçait. Non seulement la France ne s’ennuyait pas mais elle couvait une irruption puissante : les jeunes contribuèrent impétueusement à faire sauter la calotte du volcan et la lave jaillit. Nous étions nés avant 68, mais 11 millions de grévistes nous éblouirent, nous étions à la fois les prédécesseurs, les acteurs, et le produit de cette immense force sociale en révolution.

C’est à partir de là, que j’ai vécu "mai 68" comme une « histoire sans fin » et que mon destin et le sien furent liés, avec Daniel Bensaid, Henri Weber, Michel Recanatti,  Janette Habel,  Gérard De Verbizier, Pierre Rousset, Michel Rotman, Charles Michaloux...Après les congrès de Mannheim, Rouen puis de Versailles, ils me « transférèrent » à Paris.

Je cessais de faire facteur, conducteur de train, manutentionnaire, pion pour devenir journaliste à Rouge hebdo puis au quotidien, et ouvrier du livre. Je me retrouvais, Impasse Gueménée,  dans le même bureau qu’Alain à faire fonctionner l’organisation, il était bosseur, ferme, constant, très exigeant, et pratique, rigoriste et rigolo à la fois, faiseur de petites blagues. Il faisait attention aux militants alors qu’à l’époque l’activisme était fou et dévorait nos camarades.

C’est l’image qui m’est revenue de ce bureau assez sombre au bout du couloir du 1er étage, où j’ai passé plusieurs années avec lui. Dans les réunions de Bureau Politique, Alain disait « le British » pour British Petroleum, BP, la salle était enfumée au point qu’on ne se voyait plus, malgré les protestations de Janette, et le lendemain matin, l’odeur de tabac froid nous assaillait encore.

C’est là que commencèrent les grands débats : UNEF ou pas ?  syndicats ou comités syndiqués non syndiqués ? front des soldats aviateurs et marins révolutionnaires ou syndicat de soldats ? Réintroduction de la violence dans le mouvement ouvrier, lutte armée ou pas en Amérique latine ? Les bulletins intérieurs, notamment les deux "BI 30" et "BI 33" nous clivèrent, mais  le respect fut de mise dans les débats comme dans l’action y compris au moment de la deuxième dissolution de la LC le 28 juin 1973 (après que 300 cocktails Molotov aient été balancés en une seule manif pour tenter d’interdire Le Pen et Occident à la Mutualiste).

Fallait-il « cliver avec le réformisme, construire un parti révolutionnaire séparé avec l’avant garde » ou faire « le front unique de toute la gauche, nous lier aux larges masses », c’est ce choix stratégique qui nous a progressivement séparé, et c’est ce qui est toujours le débat essentiel de la gauche militante. J’ai raconté tout ça dans un livre.

Mais au moment où Alain disparaît, ce sont des petits moments sympas qui me reviennent, à 6 h du matin le 11 mai 68, chez lui, chez Michèle Krivine rue Taitbout, après la nuit des Barricades, quand David Rousset affolé et colère, appelait pour chercher des nouvelles de son fils Pierre, avant que nous ne retournions à Rouen.

Ou à sa sortie de prison en été 1973, quand nous allions avec Gilles Martinet, chez Jean Daniel pour qu’il fasse, à chaud, avant bouclage un interview d’Alain,  et quand nous nous sommes retrouvés dans sa famille pour une petite fête de la libération.

Des repas chez Robert à Guémenée avec des artistes qui nous soutenaient, Georges Moustaki, Michel Piccoli…

Alain n’a jamais rien cédé, il a toujours été constant, jusqu'au bout, il est resté 50 ans, du même coté de la barrière de classe, révolutionnaire, socialiste, communiste et trotskiste. Et c’est évidemment, ce qui m’a toujours attaché à lui. Il me l’avait dit réciproquement, une des dernières fois que nous nous sommes vus, lorsqu’il était venu me soutenir dans un procès qu’on me faisait.

J’ai regardé à nouveau depuis samedi 12 mars, des vieilles photos, de meetings, de manifs, de conférences, quand nous sommes jeunes et aussi la dernière quand on est ensemble devant le Palais de justice. Rien à renier de notre combat.  Il faut faire ce qu’on doit. Et passer aux jeunes.

Vive la révolution socialiste, Alain.

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