GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

« L’espoir a gagné sur la peur » (Boric président #2)

Ce 19 décembre, des centaines de milliers de personnes célèbrent la victoire de Gabriel Boric dans tout le pays avec une ferveur qui rappelle celle des débuts de la « transition démocratique », inaugurée par la victoire du No il y a 34 ans, pratiquement l’âge du jeune président élu qui avait alors… deux ans !

L’élection de Gabriel Boric à la présidence de la République marque la fin du cycle ouvert par la victoire du No à Pinochet en octobre 1988, celui d’une alternance au pouvoir des partis de la « Concertation pour la démocratie » et de la droite.

Changer la vie

Symbole de l’engagement dans les mobilisations dès 2011, artisan de l’accord national pour le plébiscite qui instaure l’Assemblée constituante, il déclare au lendemain de l’élection : « Je ne gouvernerai pas entre quatre murs, mais les pieds dans la rue ».

Cette victoire met à l’ordre du jour un programme de transformation sociale à travers une réforme fiscale, la baisse du temps de travail hebdomadaire à 40 heures par semaine (45 heures aujourd’hui), l’augmentation du salaire minimum de 15 %, l’instauration d’un minimum vieillesse, de cotisations patronales de 6 % pour le régime de retraites (elles n’existent pas actuellement), d’un impôt sur les grandes fortunes et une réforme fiscale avec un objectif de recettes de 5 et 8 % du PIB, la réforme des régimes de santé privés, la fin du régime de retraite des fonds de pension, la réforme du Code du travail avec l’extension de la négociation collective par branche, le droit de grève… Enfin, cette victoire renforce considérablement les chances d’obtenir une nouvelle constitution démocratique, sociale, écologique, féministe, plurinational, interculturelle.

Face aux appareils

Pendant les vingt premières années, de 1989 à 2009, se sont succédé à la tête de l’État chilien des gouvernements issus d’une alliance entre la Démocratie chrétienne, le Parti pour la démocratie (aile droite du PS), le Parti socialiste, la Concertacion por la Democracia, alliance née dans la campagne pour le non à Pinochet lors du plébiscite de 1980.

Cette alliance fut rejointe par le Parti communiste en 2013 pour la seconde élection de la socialiste Michelle Bachelet et ce jusqu’à la défaite électorale de 2017. La « Nouvelle majorité », le nom de la nouvelle alliance, devait s’éteindre après la défaite d’Alejandro Guiller, proche du Parti radical et franc-maçon, alors battu par Sébastián Piñera, le représentant de l’oligarchie chilienne et des milieux d’affaires internationaux.

C’est cette même année 2017 que le Frente Amplio, (le « Front large »), marque la situation politique nationale. Sa candidate, Beatriz Sánchez, en obtenant 20,27 % des suffrages à l’élection présidentielle, arrive juste derrière Alejandro Guillier. C’est dans un contexte de mobilisation croissante et d’usure de la Concertation pour la démocratie que cette nouvelle force politique – qui ne regroupe pas moins de quinze partis et mouvements de gauche, écologistes, féministes, autonomes, socialistes, libertaires – fait irruption sur la scène politique, et allait imposer son candidat à l’élection présidentielle quatre ans plus tard.

Juntis Podemos Más : première mosaïque

Malgré la mosaïque des partis, mouvements et groupes politiques à gauche, grâce à la mobilisation sociale, aux organisations sociales et syndicales, aux candidatures de la « société civile » et de ses associations, la politique chilienne a été marquée, depuis les années 2000, par des regroupements et des fronts électoraux qui dessinent une option ancrée dans le mouvement social et à vocation majoritaire. C’est cette aspiration unitaire pour un changement profond qui s’est exprimée dans la victoire de Gabriel Boric, le 19 décembre dernier.

Le Chili est un pays historiquement très politisé avec une présence de tout ce qui a pu ou peut exister comme partis, mouvements, syndicats, comités, associations sur la planète. Le Chili peut revendiquer un parti de masse socialiste, un parti de masse communiste, des organisations centristes ou révolutionnaires, un parti radical qui a eu historiquement une place prépondérante lors du Front populaire chilien de 1938 à 1941 (le troisième du monde), une Démocratie chrétienne puissante, des partis conservateurs, d’extrême droite, et dans l’actualité, une multitude de mouvements citoyens et autonomistes, partis, organisations écologistes, féministes, LGBT, de défense des peuples natifs…

Le premier regroupement hors concertation pour la démocratie remonte à 2003. C’est en effet cette année-là que s’est présentée pour la première fois une alternative à gauche de la Concertation pour la démocratie : Juntos Podemos Más. Ce front ne regroupait pas moins d’une cinquantaine de partis, courants, mouvements, associations, dont le Parti communiste, le Parti humaniste, le Front patriotique Manuel Rodriguez, la Gauche chrétienne, une partie du MIR, etc. Cette coalition s’est formé contre la guerre en Irak et mit la pression sur le président Ricardo Lagos (PPD) pour qu’il ne cède pas face à Georges W. Bush qui l’enjoignait alors d’appuyer son intervention dans le Golfe.

Juntos Podemos Más a présenté à l’élection présidentielle de décembre 2005 le secrétaire du Parti humaniste, Tomas Hirsch, qui a obtenu 5,4 % des suffrages. Le front s’est finalement dissout en 2011, quand le PC et la Gauche chrétienne ont opté pour une alliance électorale avec les partis de la Concertation pour la démocratie.

Le Frente Amplio et Chile Digno

Le Front large (FL) a été créé le 21 janvier 2017 par pas moins de quinze partis et mouvements. Ce front est issu d’un accord politique principalement impulsé par la formation Révolution démocratique, fondée par le député Giorgio Jackson, et la Gauche autonome, dirigée par Gabriel Boric. Il s’agissait d’une gauche libertaire, socialiste, autonome, humaniste, libérale, citoyenne, ancrée dans le mouvement social. Le Parti communiste ne participait pas au FL, mais était partie prenante de la coalition Nueva Mayoria avec la Démocratie chrétienne, le PS et le PPD.

L’objectif du Front large était de participer aux élections de 2017 avec un programme débattu dans le mouvement social à travers une plateforme en phase avec les revendications et les mobilisations. Ce fut un succès, le Front large obtenant vingt sièges de députés, un de sénateur, vingt-et-un de conseillers régionaux, et faisant élire deux maires, dont celui de Valparaiso, ainsi que 44 conseillers municipaux. La candidate à l’élection présidentielle, Beatriz Sánchez, recueillit quant à elle 20,27 % des voix avec plus d’un million trois cents mille votes et fut à deux doigts de passer au deuxième tour.

En décembre 2017, le Front large était donc devenu la troisième force politique du Chili. Ses résultats manifestaient sa capacité à peser fortement sur la situation intérieure. Ces partis et mouvements aux origines idéologiques différentes, mais réunis dans ce front commun, ont participé à une recomposition d’ampleur du champ politique chilien au détriment de la coalition regroupant la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste, soutenue depuis 2013 par le Parti communiste.

Ce rejet des partis et des blocs qui ont alterné au pouvoir pendant plus de trente ans a été mis en évidence lors de l’élection des délégués à l’Assemblée constituante. Il s’enracine dans l’incapacité des partis de la Concertation à satisfaire les revendications sociales et sociétales, ainsi que dans les nombreux cas de corruption dans le financement de campagnes électorales révélés publiquement. L’affaire Davalos a par exemple profondément marquée la présidence socialiste : le fils de Michelle Bachelet, accusé de trafic d’influence peu après la réélection de cette dernière en 2014, avait en effet été contraint de démissionner de la direction socio-culturelle de la présidence.

Cependant, le Front large subit, deux ans plus tard, une crise et des démissions importantes lors de la signature de « l’Accord pour la paix sociale », qui prévoyait le plébiscite pour la Constituante, par Gabriel Boric et les représentants du parti Révolution démocratique.

Cette opposition, qui s’est cristallisée autour du refus de l’accord signé par les parlementaires du Front large, se trouvait en phase avec la position des mouvements et des partis qui formeront la coalition électorale Chile Digno. Cette coalition regroupant le Parti communiste, la Fédération régionaliste verte et sociale, le parti Égalité, une partie de la gauche libertaire, l’Action humaniste, la Gauche chrétienne, etc., s’était rassemblée au lendemain de la défaite électorale de la Nueva Mayoria, en 2017, et formalisée en 2019 sous le nom d’« Unité pour le changement ».

Ces scissions, ces démissions et ces désaccords n’ont pas empêché toutes ces organisations de présenter en 2021 une liste commune à l’Assemblée constituante et aux élections présidentielles à travers la coalition Abruebo Dignidad.

L’irruption de la « nouvelle génération »

L’irruption du mouvement étudiant de 2011, dans lequel Boric et de jeunes dirigeants avaient forgé leurs premières armes politiques, jusqu’au « mouvement pour des retraites dignes » de 2016, ont été des éléments fondamentaux dans l’apparition du Front large.

Les mobilisations étudiantes eurent un fort impact et bénéficièrent du soutien de l’opinion publique. Une première conséquence fut l’élection de plusieurs de leurs dirigeants à la tête d’organisations étudiantes. Boric fut par exemple élu président de la Fédération étudiante de l’Université du Chili (FECh) en 2012, en battant une autre figure du mouvement, la militante communiste Camila Vallejo. Boric faisait partie du Mouvement autonome qui disputait alors le leadership au PC chilien dans les universités.

La deuxième conséquence fut l’élection en 2013 de quatre députés issus de cette mobilisation : Gabriel Boric du Parti autonome, Camila Vallejo et Karol Cariola, militantes du Parti communiste, ainsi que Giorgio Jackson, qui venait de créer son mouvement politique Révolution démocratique. On les retrouve aujourd’hui dans la même équipe au pouvoir.

Gabriel Boric fut le seul député élu sans le soutien de la coalition Nueva Mayoria, qui allait porter au pouvoir Michelle Bachelet pour son deuxième mandat. Le Parti communiste et Révolution démocratique avaient rejoint le front électoral des partis de la Concertation pour la Démocratie avec la Démocratie chrétienne. En revanche, Boric refusa d’appeler à voter pour la présidente socialiste sortante.

Élu de la région de Magallanes dans l’extrême sud du Chili, Boric réclama de profondes réformes en arrivant à la Chambre des députés, et particulièrement aux partis de la nouvelle majorité : « C’est le Parlement au complet qui sera sur la sellette, et tout particulièrement ceux qui aujourd’hui détiennent la majorité », déclarait-il. Boric marque donc une orientation politique d’indépendance vis-à-vis des partis traditionnels de la gauche, tout en participant et en appuyant les mouvements sociaux de 2011, 2016 et de 2019.

Parmi ces quatre dirigeants et députés, trois ont les postes clefs au sein de l’exécutif : Gabriel Boric de Convergencia Social, à la présidence de la République, Camila Vallejo du Parti communiste au secrétariat général du gouvernement et Giorgio Jackson, leader du parti Revolución democrática, au secrétariat général de la présidence. Quant à Karol Cariola, elle a souhaité rester députée et a été réélue, les élections législatives se déroulant en même temps que le premier tour de la présidentielle. À eux quatre – et de façon paritaire ! –, ils dessinent une option ancrée dans le mouvement social, et à vocation majoritaire. C’est cette aspiration unitaire pour un changement profond qui s’est exprimée dans la victoire de Gabriel Boric, le 19 décembre dernier.

Cet article de notre camarade  Jean-Alain Mazas a été publié dans le numéro de février 2022 (n°292) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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