GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Les milles révoltes de Mumbaï

C'est une Inde au coeur de toutes les contradictions de la mondialisation qui accueillait le quatrième Forum Social Mondial. Inde de la modernité et des pires archaismes, de l'industrie du logiciel et de la misère de masse, imprégnée de son systeme de castes, en proie aux pires flambées de nationalisme. Mais une Inde riche aussi de ses luttes civiles, depuis Ghandi et la lutte d'indépendance. L'Inde et son peuple, l'Inde et ses “milles révoltes”, Mumbaï (l'ex Bombay), la démesure de ses bidonvilles et son extrême pauvreté, furent bien l'évenement de cette quatrième édition du FSM. Par delà les débats, c'est le défilé ininterrompu des mouvements dalits (les “intouchables”), des paysans de basse caste, des syndicats d'ouvriers comptant des millions d'adhérents, des mouvements de femmes organisées autour du micro crédit, qui frappa les participants. L'altermondialisme sortait de son occidentalisme. Sans perdre le fil de son histoire pour autant et en continuant à élargir l'étonnant éventail de celles et ceux qui convergent vers les Forums. 120 000 participants enregistrés dont plus de 100 000 indiens et des délégations venues du monde entier avec une forte participation des pays d'Asie, Coréens, Thailandais, Japonais, Népalais, Tibétaians, et plusieurs centaines de Pakistanais qui auraient été plus nombreux encore si les visas leur avait été accordé. Lors de la séance d'ouverture, le brésilien Chico Whitaker, de la Commission épiscopale Justice et Paix assurait le passage de relais de Porto Alegre aux cotés d'Arundhati Roy et d'autres figures féminines emblématiques des combats démocratiques et sociaux de l'Inde d'aujourd'hui, de la prix Nobel de la paix iranienne Shirin Ebadi, du député travailliste anglais antiguerre Jeremy Corbyrn, d'un démocrate irakien, et d'Ahmed Ben Bella dont on se demandait si il était bien placé pour représenter les combats démocratiques au Maghreb.

Mais c'est bien cette ouverture aux sensibilités, aux personnalités, aux organisations les plus diverses, qui marquait plus encore que les fois précédentes les centaines de débats sur la guerre, les biens publics mondiaux, les droits des travailleurs dans les “maquiladores”, les subventions agricoles, la réforme du FMI, ou la lutte contre le “castéisme”, le “communalisme” religieux, ou le sexisme. On retrouvait aux cotés des habituels (comme le Philippin Walden Bello, la canadienne Barlow, l'indienne Vandana Shiva, les européens Agnoleto, Bernard Cassen, Susan George, José Bové, Bernard Pinaud, etc), des figures nouvelles comme Joseph Stiglitz, ancien Vice Président de la Banque Mondial, décorticant le fonctionnement des institutions financières, Juan Somavia, le directeur général de l'OIT plaidant pour le droit au “travail décent”, et le respect des normes sociales internationales, ainsi que Guy Rider, le leader de la Confédération Indépendante des Syndicats Libres, ou encore les initiateurs de l'appel de Genève, l'israélien Yossi Beilin et le palestinien Abed Rabbo poursuivant leur campagne contre le fatalisme de la guerre au Proche Orient, avec l'ancienne Présidente de la République d'Irlande et ex Haut Commissaire des Nations Unies pour les Droits de l'Homme, Mary Robinson. On pouvait voir et entendre dans plusieurs débats Antonio Gutieres, Président de l'Internationale Socialiste, et au pays du Dieu des petits rien, il y avait une petite joie secrète pour plusieurs d'entre nous, comme Elio di Rupo, le Président du PS belge, ou Titti Di Salvo, dirigeante de la CGIL italienne, (des fidèles de Porto Alegre), à nous retrouver à ses cotés à la tribune, après tant d'années d'absence de l'Internationale Socialiste.


Pour la première fois donc, l'IS et le Groupe du PSE au Parlement européen avec son président Enrique Baron Crespo, avaient envoyé des délégations officielles quand seuls les PS français, belge, italien, et certains partis d'Amérique Latine étaient présents les années précédentes. On se souvient que les socialistes, et il y en avait heureusement (d'Allemagne, Espagne, Grande Bretagne, Suisse, des pays scandinaves, etc), venaient essentiellement à titre individuels. L'élection de Lula est passée par là, et le Congrès de Sao Paulo n'aura pas été inutile.

Du coup, les socialistes se retrouvaient la plus importante composante européenne du Forum parlementaire mondial de Mumbai.

Celui ci, créé à Porto Alegre lors des premiers Forums Sociaux, et co-organisé cette année avec une coordination de 11 partis de gauche indiens, essentiellement des familles communistes et socialistes, se réunissait en parrallèle au FSM, à quelques centaines de mètres. Là encore c'est l'Asie qui fut l'essentiel et le plus passionnant avec la venue d'une délégation de 20 députés du Pakistan, "la plus importante présence de députés Pakistanais en Inde depuis la séparation du Pakistan et de l'Inde", précisait fièrement Chaudhry Manzoor Ahmad, qui appelait à “en finir avec le langage des missiles entre les deux pays”. Chaudhry Manzoor Ahmad, député du PPP (Parti du Peuple du Pakistan de Benazir Butho) Un nom à retenir que celui de ce remarquable fédérateur de paix, engagé dans les combats démocratiques de son pays contre le régime militaire de Musharaf, dans les luttes sociales avec les syndicats pakistanais, contre le plan d'ajustement structurel du FMI et son lot de privatisations et de restrictions quand tout va à l'armée. Chaudhry Manzoor Ahmad fut capable de trouver les mots, les arguments, les images pour entrainer les députés indiens dans le lancement d'initiatives comunes pour la paix, par delà les méfiances, l'histoire, et le nationalisme. Il fut capable d'obtenir aussi des représentants des partis au pouvoir au Pakistan, ses adversaires sur le front intérieur, de participer à sa délégation au Forum social pour les impliquer dans la campagne pour la paix. Chaudhry Manzoor Ahmad, l'homme qui au bord de l'apocalypse nucléaire, saisissant la première lueur de détente, était déjà venu en 2003 avec une première et modeste délégation tendre la main aux partis indiens, du pouvoir et de l'opposition. A Mumbaï, en quelques jours, avec le sénateur communiste Niloptal Basu, le député socialiste Dr.Sulinam et quelques autres, il a convaincu les parlementaires pakistanais et indiens de la création d'un Forum parlementaire de l'Asie du Sud pour la paix, le développement régional et la dénucléarisaton. Un cadre permanent de dialogue, mais aussi d'échanges concrets pour établir un climat irréversible dans le processus de paix, mobiliser les sociétés, multiplier les échanges et les jumelages entre universitaires, étudiants, syndicats, villes, élus locaux, les faire coopérer sur des défis de développement, comme la lutte contre l'analphabétisme, la défense des droits sociaux, le développement agricole. Il y a de l'appel de Genève et de la méthode Jean Monnet dans leur démarche.

Le Réseau Parlementaire International créé à la suite des premiers Forums Parlementaires voyait ainsi se constituer son pole asiatique, s'ajoutant au pôle latino américain et au pôle européen. Les socialistes indiens y jouent un rôle actif malgrès leur dispersion en une multitude de partis (issus des scissions nationales et régionales des Janata Dal) et tentent de se réunifier dans un front commun (Indian Socialist Front). A Mumbaï, le pôle latino à l'origine d'une rencontre parlementaire très large à Cancun, pendant la conférence de l'OMC, était représenté par des délégations du PT du Brésil (notamment Olivio Dutra, ancien gouverneur et maire de Porto Alegre, ministre du gouvernement Lula), du Mexique (6 députés et sénateurs du PRD et du PRI), ainsi que des députés d'Argentine, du Vénézuela, du Honduras.


La déclaration finale est un concentré des préoccupations progressites internationales, avec des développement régionaux qui reflètent bien cette composition très G20, mais souligne par contraste la faible participation africaine (seul un sénateur marocain avait pu faire le déplacement).

La déclaration finale du Forum parlementaire reprend les grands thèmes du Forum social, mais dresse plus particulièrement une sévère critique des accords de libre échanges déséquilibrés entre pays du Nord et du Sud du type ZLEA que les Etats Unis tentent d'imposer à l'Amérique Latine. Elle demande la réforme des règles et du fonctionnement de l'OMC, son controle par les Nations Unies, ainsi que celui du FMI et de la Banque Mondiale, afin de les mettre au service des “objectifs du millénaire” (éradication de la pauvreté, éducation, etc). Elle y ajoute des propositions sur les enjeux de sécurité collective, de désarmement et de prévention des conflits et pour une réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies, son élargissement à de nouveaux membres permanents représentant les continents en développement afin d'en renforcer la légitimité. Elle s'engage dans le soutien aux initiatives de paix régionales, et aux parlementaires en lutte contre les dictatures.

Le Forum parlementaire constitue ainsi un premier réseau progressiste international pluraliste, au sein duquel se retrouvent des élus des principales sensibilités politiques de gauche de 3 continents, chaque pôle étant “pluriel” (en Europe : les socialistes, les Verts, et les communistes et l'extreme gauche regroupés autour de la “GUE” du Parlement européen; en Amérique Latine : le Forum de Sao Paulo regroupant 70 partis de gauche du continent, avec des membres et des non membres de l'IS). Aux socialistes d'animer ce réseau, de le developper, d'y consacrer les moyens nécessaires, d'y renforcer leur présence dans les pôles continentaux et lors des prochains grands rendez vous mondiaux à Porto Alegre en 2005 et espérons en Afrique en 2006. Le Forum Parlementaire peut être un outil pour développer des campagnes internationales communes sur des sujets comme l'accès aux médicaments, la défense des services publics dans l'AGCS, le désarmement et le refus de la guerre, de batir un “agenda positif” des progressistes pour une autre mondialisation. L'étape immédiate la plus urgente est son élargissement à l'Afrique où s'est créé un fragile Forum social Africain, animé par l'ancienne ministre du Mali Aminata Traoré.


Du foisonnement à l'agenda positif


Le foisonnement des thèmes et des débats en particuliers des ateliers que chaque mouvement organise à sa guise, done parfois un patchwork déroutant au programme des forums. Et tout n'y est certe pas d'egal intérêt. Pourtant, les Forum doivent rester un espace ouvert, sans bornes excessives autres que la charte de principe démocratique qu'il serait bon toutefois de veiller à réellement respecter, quand le dernier obscurantiste venu, partisan de voiler les femmes, à commencer par la sienne, prétend se faire passer pour un altermondialiste. Le foisonnement qui n'est pas une fin en soi est dans la nature de ces rendez vous. Cela n'empêche pas les principaux acteurs du mouvement d'avoir à se poser la question des priorités à dégager pour être entendu et agir efficacement à l'échelle internationale. Bernard Cassen a lancé ce débat avec son dernier livre et dans une tribune à Libération paru à la veille de Mumbai. L'interpellation s'adressait aux mouvements sociaux, mais dans un registre différent elle concerne aussi les forces politiques

Nous, socialistes, devons construire une alliance globale des progressistes, qui dialogue avec les mouvements sociaux, et qui travaille aux réponses politiques à apporter aux grandes questions soulevées par le mouvement social mondial. Nous devons dégager un agenda positif, autour de quelques grandes propositions et objectifs prioritaires. En partant de ce qui reçoit un large consensus au sein des mouvements et des forces progressistes, autour d'enjeux comme l'accès aux biens publics mondiaux et son financement, l'éradication de la pauvreté et de la faim au coeur des objectifs des institutions internationales, le refus de la dérégulation des services publics dans les accords internationaux, le droit à un travail décent, la responsabilité environnementale et sociale des entreprises multinationales. Il faut maintenant avancer des propositions concrètes de réforme de la gouvernance mondiale, des doctrines et du fonctionnement des Institutions internationales de renforcement du rôle des Nations Unies.

Il reste un énorme travail à faire pour élaborer, rassembler, mais c'est l'étape indispensable pour que ces forums ne restent pas des rendez-vous rituels et répétitifs sans suite. Les socialistes ont commencé à s'y atteler, l'IS était présente pour la première fois, ainsi que le PSE et le “Forum progressite global” présidé par Poul Rassmussen. A nous de savoir utiliser l'effervescence, l'énergie, la volonté de changer le monde de ceux qui se rassemblent dans les Forums, pour faire avancer un nouvel ordre international. Les FSM sont aussi l'occasion de redonnner vie à un internationalisme socialiste dont on a jamais eu autant besoin.

Pour finir, une image, un doute, un espoir. Le dernier jour du Forum parlementaire, le Dr Sulinam, jeune député socialiste du Samajwadi Party, insiste pour qu'un député Irlandais et moi, allions rencontrer la délégation du comité de lutte paysans du Madhya Pradesh, qui lui ont sauvé la vie face à une répression sanglante quelques années auparavant. Au fin fond du site du Forum, nous retrouvons 1500 paysans dispersés, assis sous les arbres ou dans la poussière, qui se lèvent comme un seul homme aux signes de Sulinam et se rassemblent dans un hall vide. Nous leur parlons en anglais et ils ne réagissent qu'après que notre collègue indien leur ait traduit en Hindi. Nous parlons des subventions de deux dollars par jour par vache, données chez nous par l'Union européenne aux éleveurs, quand eux ne disposent pas de la moitié pour faire vivre leur famille. Nous comprenons l'insistance de Sulinam. Ils ont fait des milliers de kilomètres en car pour être au Forum, ont défilé toute la journée dans les allées devant les délégués altermondialistes venus du monde entier, mais n'en n'ont rencontré aucun. Deux monde se sont cotoyés, sans toujours se parler. Mumbai fut un succès à bien des titres, au delà même des chiffres. Mumbai représente un élargissement réussi, au moins au plan symbolique, pour le mouvement social mondial, ce qui est décisif compte tenu du poids du continent asiatique dans la mondialisation. Il aidera les organisations indiennes, et d'Asie du Sud, à la fois puissantes et cloisonnées, syndicats, paysans, ONG de différentes obédiences politiques travaillant chacune de leur coté, sans parler des barrières nationales, à agir davantage en réseaux, en lien avec la mouvance internationale et entre elles. Mais il faudra quand même prendre garde à ce que les Forums ne deviennent pas la caravane itinérante d'un altermondialisme endogamique poursuivant à quelques uns ses débats en vase clos d'un bout à l'autre de la planisphère, en laissant parfois s'échapper les chances d'un internationalisme plus vivant. Certaines ONG discrètes, et parfois il faut le reconnaitre d'obédience religieuse, comme quelques authentiques militants associatifs, syndicaux et politiques, l'ont pourtant encore fait vivre à Mumbaï, comme hier à Porto Alegre ou ailleurs dans le monde, parfois loin des Forums. Les socialistes avec leurs villes et la coopération décenrtalisée, leurs syndicats, leurs partis et l'internationale, doivent reprendre ce flambeau.

Harlem Désir

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