GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Les États-Unis dans la tourmente

Crise économique d’une ampleur inégalée, faillite d’une administration dont le cynisme n’est plus un secret pour personne, soulèvement contre les violences racistes qui franchit les stupides barrières de la couleur de peau, mobilisation inédite en faveur des candidats radicaux au sein de la mouvance démocrate... Chris Maisano, des DSA, a beaucoup à nous dire en cette rentrée (article écrit à la mi- septembre pour Démocratie&Socialisme, la revue de la GDS).

L’un des plus vieux clichés du journalisme américain est qu’« une semaine est une éternité en politique ». Mais ce n’est pas parce qu’une chose relève du cliché qu’elle est fausse. Et jusqu’ici, l’année 2020 a appris aux Socialistes démocratiques d’Amérique (DSA) à quel point cet adage peut être douloureusement exact.

La douche froide

En février, Bernie Sanders a emporté une victoire éclatante lors des primaires présidentielles du Parti démocrate du Nevada et semblait destiné à remporter la bataille pour l’investiture présidentielle du parti face à de nombreux candidats. Mais à peine une semaine plus tard, l’ex-vice président Joe Biden – qui paraissait fini politiquement après avoir subi une série de défaites nettes lors des premières primaires démocrates – a emporté une multitude de voix dans dix des 14 États lors du « Super Tuesday (1) » et reconquis le statut de favori. Quelques semaines plus tard, Sanders s’est officiellement retiré de la course, alors que de nombreuses primaires devaient encore se tenir et que plusieurs mois devaient encore s’écouler avant la Convention nationale démocrate.

Cette défaite a été, pour la nouvelle gauche aux États-Unis, une leçon douloureuse. Tandis que peu d’entre nous pensaient que le chemin de Bernie vers l’investiture serait facile, nous étions tous préparés pour une longue et dure bataille jusqu’à la Convention appelée à se réunir à Milwaukee en août. Au lieu de cela, une série de développements sont venus entièrement bousculer notre calcul politique, apparemment du jour au lendemain.

Les raisons d’une défaite

D’abord, la totalité de l’establishment démocrate s’est rangée derrière Biden juste avant le « Super Tuesday » – une manœuvre qui a largement été négociée en coulisses par Barack Obama. Ensuite, la crise du coronavirus a, dans la pratique, mis fin à la campagne toute de suite après le « Super Tuesday » (2) , une évolution qui a négativement impacté Sanders de manière disproportionnée. Contrairement à tous les autres candidats, Sanders dépendait largement des grands meetings pour lesquels sa campagne est devenue célèbre. Avec une pandémie mortelle faisant rage à travers le pays, il ne pouvait plus organiser des événements tels que le meeting de 25 000 personnes à Queens (3) avec Alexandria Ocasio-Cortez, qui fit redémarrer sa campagne après la crise cardiaque qu’il avait subie à l’été 2019.

Cette situation a coupé l’élan de sa campagne et l’a empêchée de prendre la forme d’un mouvement social de masse qu’elle était au fond, l’équivalent politique profane d’un renouveau religieux typiquement américain. Cette perte d’élan a été évidente lors du dernier débat démocrate entre Sanders et Biden, le 15 mars. Tous les partisans de Bernie que je connais étaient impatients de le voir s’en prendre agressivement à Biden et son long bilan de loyal serviteur des grandes entreprises américaines au Sénat. Mais il ne le fit pas ; au contraire, il était clair qu’il retenait ses coups, même après nombre de fausses affirmations de la part de Biden concernant le soutien qu’il a apporté par le passé à des coupes dans la Social Security, Medicare et Medicaid (4).

Le sous-texte du débat était évident : Bernie était arrivé à la conclusion qu’il ne pouvait pas gagner et se préparait à soutenir Biden contre Donald Trump lors des élections présidentielles de novembre. En effet, c’est ce qu’il s’est passé. Sanders s’est retiré de la course en avril et depuis apporte un soutien appuyé à la campagne de Biden. À un certain niveau, cela n’est pas surprenant. Comme en 2016, Bernie a rendu clair dès le début que s’il ne pouvait pas gagner l’investiture démocrate, il soutiendrait le vainqueur contre Trump. Malgré tout, il est parfois navrant de voir Bernie affirmer des choses contestables pour le compte de Biden. Il a par exempl soutenu que l’ampleur de la crise sanitaire aux États-Unis pouvait faire de Biden le président le plus progressiste depuis Franklin Delano Roosevelt, qui a dirigé le pays pendant la Grande dépression des années 1930, puis la Seconde Guerre mondiale.

L’austérité comme horizon ?

On aimerait y croire, en particulier depuis que la campagne de Biden a annoncé envisager des hausses de dépenses sociales, des investissements en matière de transition énergétique et sa volonté de s’attaquer aux inégalités raciales. Mais, comme Hillary Clinton l’a expliqué dans un discours secret qui a fuité via Wikileaks, les responsables politiques « ont besoin à la fois d’une position publique et d’une position privée » – une pour les électeurs et une pour les donateurs de campagne. Si les propositions budgétaires audacieuses faites par Bien constituent la position publique, alors les commentaires récents d’un des ses principaux conseillers sont la position privée. Dans un entretien au Wall Street Journal, Ted Kaufman – qui dirigera l’équipe de transition de Biden si celui-ci est élu président – a déclaré que des augmentations massives des dépenses publiques seront quasiment impossibles en 2021. Selon lui, « lorsque nous arriverons au pouvoir, le garde-manger sera vide [...]. Quand on voit ce que Trump a fait avec le déficit, [...] ce n’est pas tant la Covid-19, pensez aux déficits qu’il a accumulés avec ses baisses d’impôts incroyables. Donc, on aura peu de marges de manœuvre ».

Autrement dit, l’austérité sera la politique poursuivie – non pas le Green New Deal (la « Nouvelle donne verte »), ni Medicare for All (la « Couverture santé pour tous »), ni aucune des autres mesures dont notre pays a désespérément besoin, mais dont l’establishment ne veut pas. De diverses manières, Biden semble mener version à peine révisée de la campagne menée en 2016 par Hillary Clinton. Depuis l’élection de Trump, une fraction importante des électeurs très aisés qui votaient traditionnellement pour des Républicains modérés ont rejoint l’électorat démocrate. Ils ont joué un rôle-clé pour empêcher Sanders d’emporter l’investiture démocrate, et ils sont ciblés comme l’un des blocs électoraux prioritaires lors des présidentielles de novembre contre Trump. Le calcul est assez évident. Les démocrates de l’establishment comme Biden font l’hypothèse que l’envie d’empêcher la réélection de Trump sera suffisante comme argument mobilisateur pour la majorité des électeurs démocrates, y compris les partisans de Sanders, quand il s’agira d’aller aux urnes, en novembre. Par conséquent, ils peuvent se concentrer sur ceux qu’ils appellent les « Biden Republicans ».

D’où la présence de nombreux responsables du Parti républicain – actuels et anciens – lors de la Convention nationale démocrate en août, ainsi que la place éminente accordée à des soutiens républicains de Biden comme le général Colin Powell, le promoteur de la guerre désastreuse en Irak, que Biden a soutenue et pour laquelle il a voté au Sénat. Cette stratégie pourrait bien finir par marcher, étant donné l’état critique dans lequel se trouve le pays actuellement. Au moment de la rédaction de cet article, Biden maintenait une avance sur Trump dans les sondages, aussi bien au niveau national que dans les États-clés qui détermineront le résultat définitif. Mais cette stratégie paraît extrêmement risquée et comporte les mêmes risques que celle poursuivie en 2016 par Clinton et le Parti démocrate.

Plus pyromane que pompier

Si la stratégie de campagne de Biden est décevante, celle de Trump glace le sang. Son administration n’a pas exercé le strict minimum de responsabilité face à la pandémie, et a refusé d’agir de manière proportionnée à l’ampleur du désastre. Au moment de la rédaction de cet article, les États-Unis avaient 6,33 millions de cas de Covid-19 et presque 200 000 décès. Tel est le résultat inévitable d’une stratégie consistant à rejeter la principale responsabilité pour la gestion de la crise sur les cinquante  États et leurs gouverneurs, qui ont dû se entre eux, sur le marché, pour des équipements de protection personnelle, des ventilateurs et d’autres fournitures essentielles. De façon peut-être encore plus choquante, l’administration Trump est arrivée à la conclusion qu’un plan national cohérent était politiquement contre-productif pour elle, car le virus a initialement frappé des États et des villes qui votent généralement pour le Parti démocrate. En tenant les gouverneurs et maires démocrates pour responsables de la maladie, des décès et des difficultés économiques, l’administration Trump a voulu se décharger de la responsabilité et éviter des dépenses profitant à des personnes qu’elle estime sacrifiables. On aimerait pouvoir parler de scandale, mais après presque quatre ans avec Trump à la Maison blanche, le sens moral des Américains s’est affaibli.

En mai, des policiers ont tué George Floyd, un homme noir sans arme accusé de posséder un faux billet de 20 dollars, en plein jour dans les rues de Minneapolis. La mort de Floyd a déclenché des semaines de manifestations antiracistes à travers le pays, pas seulement dans les grandes villes mais même dans de petites villes et des villages très majoritairement blancs. Depuis, Trump a tenté d’utiliser les mobilisations contre les violences policières, qui ont parfois mené à la destruction de biens, dans le but de sauver sa présidence. Il joue sans cesse la carte de l’« ordre et de la sécurité » contre Black Lives Matter, Antifa, et les « villes démocrates » pour faire diversion. Prêt à tout pour être réélu, Trump incite au conflit et légitime la violence politique pour motiver sa base et intimider ses opposants.

Lui et d’autres figures de la droite américaine ont soutenu Kyle Rittenhouse, le milicien adolescent blanc qui a tué deux participants à une manifestation Black Lives Matter à Kenosha dans le Wisconsin. À Spokane, une petite ville sur la côte pacifique dans le nord-ouest du pays, un membre des DSA a récemment été arrêté et détenu pour suspicion d’activités « Antifa ». Bien que les États-Unis ne soient pas en train de devenir un État policier fasciste, il est clair que le Parti républicain et la droite américaine en général poussent encore plus loin leur orientation anti-démocratique et autoritaire. Même si Trump est battu en novembre, cette évolution inquiétante ne disparaîtra pas.

Rien ne peut être exclu

La victoire de Biden paraît actuellement le résultat le plus probable des élections de novembre. Malgré tout, une victoire de Trump via le Electoral College (5)– ce qui constituerait la troisième occasion en vingt ans qu’un candidat républicain emporte la présidentielle sans obtenir la majorité des suffrages populaires – ou une manipulation d’un résultat électoral embrouillé comme en 2000 ne peuvent être exclues. Dans tous les cas, en raison des restrictions liées à la pandémie concernant la participation physique aux élections, il paraît probable que le résultat de l’élection ne sera pas connu tout de suite après la fermeture des bureaux de vote au soir du 3 novembre. Ce qui se passera alors est impossible à prévoir. Pour les Américains, et par conséquent pour le monde entier, l’année 2020 promet de se terminer de manière aussi turbulente qu’elle a commencé.

Chris Maisano vit à New York. Il est membre des Democratic Socialists of America (DSA), syndicaliste et contributeur régulier à la revue Jacobin. Nous le remercions pour son article écrit pour le numéro de septembre de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

(1) Voir article de Chris Maisano dans D&S n° 273, mars 2020, p. 22-23.

 (2) Le mardi 3 mars, 14 États ont voté en même temps pour désigner 1 344 des 3 979 délégués démocrates à la Convention national de leur parti.

(3) Quartier populaire de la ville de New York.

(4) Respectivement, les programmes d’assurance vieillesse et chômage (Social Security), de couverture santé pour les personnes de plus de 65 ans (Medicare) et pour les précaires (Medicaid).

(5) La victoire à l’élection présidentielle américaine n’est pas décidée par le vote populaire national. Chaque État, ainsi que le District fédéral de Washington, élit de grands électeurs qui se réunissent dans un collège électoral national pour élire le président. Dans presque tous les États, le vainqueur rafle tous les grands électeurs ; dans quelques uns (comme le Maine et le Nebraska), le vote de chaque district composant l’État est pris en compte. Ce qui fait que le vote final peut ne pas correspondre au résultat du vote populaire national – ce qui fut le cas en 2016 par exemple.

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