« Les cocaleros au pouvoir... » selon le Monde
« La Bolivie change de président » c'était le titre neutre en « une » du Monde fin octobre 2003 ! (« plus inodore, tu meurs... » nous l'avions dénoncé dans D&S n°109 octobre 2003 ) Ce jour-là, en 2003, l'armée bolivienne avait tiré à la mitrailleuse lourde contre une manifestation de paysans- faisant autour de cent morts... Ce fut la cause de la chute précipitée du président de grande coalition libérale droite-gauche, De Lozada obligé de partir se réfugier avec toute sa famille à Miami... laissant son second, Carlos Mesa essayer de privatiser à son tour, entre 2004-2005, les immenses ressources de gaz naturel récemment découvertes.
Résistant victorieusement en dépit de toutes les pressions, de tous les piéges, en trois ans de lutte sociale, le peuple bolivien a pris son avenir en main contre les multinationales Bechtel, Trade Development Agency, Repsol-YPF, British Gas, BP Amoco, Exxon, transnationales qui forment le groupe « Pacific LNG » mais aussi contre Suez, la Lyonnaise des eaux, Vivendi.C'est un des rares triomphes dans le combat anti mondialisation libérale.
Carlos Mesa soutenu par le monde libéral entier, a perdu à son tour le 6 juin 2005.
Le 18 décembre 2005 la gauche, le « Mas », l'indien aymara Evo Morales, fait sans précédent, viennent de l'emporter nettement aux élections présidentielles... C'est une révolution plus grande et plus forte que toutes les anciennes tentatives guérilleristes qui ont si longtemps ruiné l'avant-garde sociale de ce petit pays de 9 millions d'habitants.
Mais il y a peu de chances qu'on nous permette de comprendre, en France, ce qui se passe là-bas : aucun média ne semble prendre la voie de la réflexion sur ce qui se passe de commun au Vénézuela, en Equateur, en Argentine, au Chili, en Uruguay, et en Bolivie...
Le « Monde » du 25 décembre 2005, recommence 2003 et présente en 2005, les choses ainsi :
« En Bolivie, le pouvoir sera bientôt entre les mains des cocaleros
(cultivateurs de la feuille de coca) »
Pourquoi occulter, dénaturer ce qui se passe ainsi en Bolivie depuis des années ? On va le voir, ci-dessous, c'est parce chaque bataille sociale de ce petit pays pauvre nous concerne : elle concerne la lutte contre la mondialisation libérale, pour des services publics, pour les retraites, l'eau, le gaz...
Bolivie :
Le trésor du gaz : privé ou public ?
La Bolivie, deux fois grande comme la France, était dirigée depuis toujours par une infime minorité blanche, secouée de coups d'état permanents, malmenée par vingt ans de dictatures brutales et corrompues, et autant de réformes néolibérales qui ont fermé les mines d'étain, ruiné les paysans, détruit retraites et systèmes sociaux, accru les inégalités. Deux tiers des Boliviens vivent sous le seuil de pauvreté, plus de la moitié des habitants n'ont pas accès à l'électricité, ni à l'eau.
Mais une découverte fabuleuse a tout changé depuis 1997 : d'immenses gisements de gaz naturel (deuxième en Amérique latine) ont été identifiés et peuvent faire sortir ce pays de l'ornière, à condition, bien sûr, d'être exploités dans l'intérêt collectif des boliviens. Les multinationales américaines, britanniques et françaises se sont ruées sur ces nouvelles ressources et ont entrepris de s'en emparer, déclenchant en retour un soulèvement populaire, profond, répété, conscient de l'importance de les conserver au service de tout le peuple...
C'est cette volonté populaire qui vient, en trois ans, de gagner dans les rues puis dans les urnes, c'est un mouvement profond et mûr qui vient de loin (cf. chronologie ci-jointe) : il a conduit de multiples combats pour défendre les mines d'étain, les retraites, l'économie mixte, les « guerres de l'eau », et maintenant les hydrocarbures, les deux « guerres du gaz »...
Il a résisté en 2003 à une sanglante répression, et depuis, il a chassé deux « présidents », gagné un référendum, et enfin la présidentielle. Ils savent dire « non » quand il faut, cela devrait plaire aux français !
La prochaine conquête - une vraie assemblée constituante - pourrait être décisive.
D'autant qu'une Bolivie rompant avec le modèle néolibéral disposerait d'atouts non négligeables en Amérique latine actuelle. Lula et Chávez ne cachent pas leur sympathie pour le Mas. Le Brésil - qui importe bonne part du gaz bolivien - et le Venezuela seraient des partenaires de choix pour développer ce secteur. Evo Morales, se rend vendredi 30 décembre 2005 à Cuba pour son premier voyage à l`étranger. De chez Fidel Castro, le futur président Morales se rendra ensuite dans plusieurs pays européens, notamment la France et l`Espagne. Il ira ensuite en Afrique du Sud, où il rencontrera l`ancien président et prix Nobel de la paix Nelson Mandela. A compter du 13 janvier, il se rendra aussi au Brésil, avant d'entrer en fonction le 22 janvier 2006.
La soif d'hydrocarbures des économies capitalistes peut les amener à composer avec le nouveau pouvoir d'Evo Morales dans le but de l'affaiblir, de le diviser, de la corrompre. Déjà les multinationales pilleuses annoncent plaintes et procès, sabotages aussi. Un boycott du type de celui subi par Cuba peut-il se produire ? L'exemple vénézuélien témoigne que ce n'est pas si facile : l''or noir fait sert de boussole idéologique à la politique Bush. Mais de Quito à Santiago, Buenos Aires, Caracas, une ère nouvelle s'ouvre, menaçante pour les chefs Etats-uniens, et l'histoire a démontré qu'ils étaient capables de tout depuis très longtemps pour maintenir leur « ordre » en Amérique latine, coups d'état, assassinats, blocus, sabotages...
Evo Morales et Alvaro Garcia Linera, Felipe Quispe, le Mas et le Mip, Jaime Solares et la Cob :
« Evo » Moralés est un Aymara des haut-plateaux andins, il a grandi parmi les indigènes quechuas et les petits Blancs du Chapare tropical, il est né à la lutte sociale parmi les paysans, déjà député. Il était déjà arrivé deuxième de la présidentielle de 2002 avec 21 % des voix. Il symbolise l'espoir de tous les laissés-pour-compte du pays. L'immense majorité est d'origine amérindienne et habite la campagne où les immenses banlieues des grandes villes, principalement dans l'ouest du pays. Ce sont eux qui ont chassé les présidents Gonzalo Sanchez de Lozada en octobre 2003 et Carlos Mesa en juin 2005. Au grand dam des 20 % de Boliviens qui se partagent la moitié du revenu national, regroupés, eux, au coeur de La Paz et dans les provinces de l'est (qui menacent artificiellement de sécession). Evo Morales, cultive les valeurs amérindiennes, tout en portant ses vieux t'-shirts du « Che » : on le dit radical, pragmatique, têtu, à l'écoute des masses, hostile à l'ingérence étasunienne et avec le Mas, il a bénéficié, du discrédit des partis traditionnels dont certains sont liés aux nôtres, en France.
Majoritaire au Parlement arbitre du deuxième tour, la droite est divisée. Déjà la coalition qui avait fait tirer à la mitrailleuse lourde sur les manifestations d'octobre 2003 rassemblait tout ce qui était haï et vient d'être chassé. Au point que l'ex-président « Tuto » Quiroga, battu le 18 décembre avait dû s'inventer un nouveau parti « Podemos » (« Nous pouvons ») pour faire oublier son appartenance à l'Action démocratique de... l'ex-dictateur Hugo Banzer. Troisième avec moins de 10 %, l'entrepreneur « centriste » Samuel Doria Medina a déjà assuré Evo Morales de son soutien (à double tranchant),au vu de son avance en voix.
Même le commandant en chef de l'armée appelle les futurs députés à élire le vainqueur du premier tour ! L'amiral Marco Antonio Justiniano sait trop bien qu'un résultat contraire pourrait déboucher sur une grave crise sociale. Face à un Parlement présumé hostile et aux velléités sécessionnistes des riches provinces de Santa Cruz et de Tarijá, la tâche d'un éventuel gouvernement du MAS ne sera donc pas aisée. Le Parlement étant acquis à ses adversaires, Evo Morales ne peut, dans un premier temps, compter que sur la pression populaire. Morales dispose du soutien des organisations de base, syndicats et associations boliviens même si la direction de la Centrale ouvrière (COB), (mineurs), et le Mouvement indigène Pachakuti, dirigé par Felipe Quispe, sont des partenaires conflictifs face à l'hégémonie du MAS.
La COB, dirigée par Jaime Solares, est la plus radicalement engagée dans ce combat pour la nationalisation du gaz. C'est une réapparition de la COB au premier plan de la vie politique bolivienne dans les deux dernières années celle-ci semblant s'être remise de l'affaiblissement numérique qu'ont entraîné les réformes brutales de 1985. Un des éléments permettant d'analyser ce phénomène réside sans doute dans la nouveauté que constitue l'arrivée à la tête de la centrale d'une direction combative, d'autant plus émancipée des enjeux d'appareils politiques que la gauche « politique » n'a plus qu'une existence embryonnaire.
En soutien aussi : la centrale syndicale de travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), le Conseil national des ayllus et Margas (CONAMAQ), les centrales syndicales des peuples indigènes de l'est de la Bolivie, le Mouvement des sans-terre, l‘Assemblée du peuple Guarani, la Fédération des Juntas Vecinales de El Alto (FEJUVE), et des centaines de syndicats paysans de toute la Bolivie La fameuse Coordinadora del Agua de Cochabamba de la « guerre de l'eau », se dit prête,à faire bloc derrière un gouvernement du MAS. Le sociologue et ex-guérillero Alvaro García Linera qui figure sur le ticket présidentiel d'Evo Morales incarne un rapprochement avec les cercles progressistes urbains.
En fait, comme au Vénézuela, le « ménage » peut être fait : proposant de créer une nouvelle démocratie, par la convocation d'une Assemblée constituante, Evo Moralès et le Mas, et le « Mouvement indigène Pachacuti » (Mip) de Felipe Quispe peuvent rénover toute la vie politique bolivienne, redonner la place majoritaire qu'ils méritent aux amérindiens. L'idée de la future assemblée constituante a été largement accepté lors de la crise de juin 2005. A l'instar d'Hugo Chávez lors de son premier mandat à la tête du Venezuela, Evo Morales espère y puiser la légitimité pour transformer en profondeur les institutions. Une « Révolution politique » ou une « décolonisation de l'Etat », selon les termes de l'intellectuel sociologue García Linera, vice-président d'Evo Morales.
Un programme pragmatique :
Théoricien du Mas, Garcia Linera se veut pragmatique : nationaliser les hydrocarbures comme l'ont exigé les citoyens l'an dernier par référendum. Avec les immenses profits escomptés - les exportations de gaz représentent 10 % du produit intérieur brut (PIB) bolivien - l'Etat renforcé devrait « articuler » les trois types de production coexistant en Bolivie, à savoir les économies communautaire, familiale et industrielle. Un équilibre en mouvement, que le sociologue appelle « capitalisme andin-amazonique ». Parmi les projets concrets, il est question de la création d'une banque des technologies, du développement du micro crédit, une loi de promotion des petites et moyennes entreprises (PME) et des coopératives, un plan de lutte contre la spéculation foncière et la titularisation des terres communautaires. Le ticket Morales-Linera propose aussi un système de sécurité sociale de santé, la légalisation et l'assainissement des quartiers périurbains (bidonvilles) et une réforme scolaire garantissant la gratuité, l'égalité de genre et la pluriculturalité.
Pour tout cela, le MAS mise sur les revenus des hydrocarbures et une fiscalité progressive, mais également sur un Etat frugal dans son fonctionnement. Déjà lourdement endettée, la Bolivie perdra les millions versés chaque année par Washington ainsi que les appuis du Fmi, de la Banque mondiale. Le système est tellement « pourri » internationalement (genre projet de constitution Giscard pour l'Europe) qu'il permet de multiplier les procès au nom de la « protection internationale des investissements ». C'est ainsi que les multinationales ont fait procès pour l'eau à Cochabamba et à El Alto. Il faudra aussi que l'Etat trouve les fonds pour développer les infrastructures gazières.
Comme au Venezuela, la gauche pourrait aussi être victime de la fronde sans foi ni loi des élites économiques et technocratiques, promptes à saboter un gouvernement défavorable à leurs intérêts. A contrario, le mouvement social possède trop peu de cadres...
Enfin, la droite agité récemment l'hypothèque du séparatisme des riches provinces orientales. Après avoir profité durant des décennies des bénéfices miniers pour développer leur région, les élites de Santa Cruz et Tarija ne veulent plus entendre parler de solidarité nationale. Malgré l'appui croissant des indigènes guaranis à Evo Morales, les plaines de l'Est font figure de refuge pour les clans bourgeois hostiles.
Malgré ces périls, un changement en profondeur de la Bolivie est désormais possible. Le courant progressiste incarné par Evo Morales est fortement structuré, pacifique malgré la répression, s'appuyant sur une base aussi lucide politiquement que parfois incontrôlable, le mouvement social bolivien n'a pas jeté les transnationales Bechtel de Cochabamba et Suez d'El Alto ainsi que deux présidents en moins de cinq ans par hasard ! Ce n'est pas la vieille théorie finalement exangue, de la « lutte armée », ni celle du « foco » guevariste qui comptera mais la prochaine conquête - une vraie assemblée constituante - pourrait être décisive.
Gérard Filoche
Autre article : « La Bolivie change de président »
(reprise actualisée de D&S n° 108 d'octobre 2003, vous savez la revue mensuelle, 14° année, qui ne parle pas que du droit social français)
Projet Encart D&S 131:
Ca bouge beaucoup en Amérique latine
C'est le quatrième président latino-américain poussé dehors sous la pression de la rue depuis 1997. Les effets de la mondialisation libérale n'ont pas l'air de plaire aux peuples d'Amérique du Sud qui viennent d'élire « Lula » au Brésil et défendent Hugo Chavez au Venezuela.
L'Argentin Fernando de la Rua en 2001, le Péruvien Alberto Fujimori en 2000 et l'Equatorien Abdala Bucaram en 1997 sont ses trois prédécesseurs, écartés de leurs fauteuils par des crises économiques et sociales.
En Argentine, le président de la Rua avait présenté sa démission le 20 décembre 2001 après une semaine d'agitation sociale sévèrement réprimée avec un bilan de 27 morts, de centaines de blessés et milliers de personnes emprisonnées.
Des journées d'extrême violence avaient précédé son départ avec des pillages de supermarchés des banlieues pauvres et d'impressionnantes manifestations au son de casseroles pour protester contre la récession qui durait depuis 43 mois plaçant le pays au bord de la cessation de paiements.
La crise politique qui précipita la chute du président péruvien Fujimori le 19 novembre 2000 avait démarré trois mois plus tôt avec la révélation de cassettes vidéo montrant son bras droit le chef des services secrets Vladimiro Montesinos, en train de corrompre un député.
M. Fujimori quitta le Pérou pour participer officiellement au Forum de coopération économique Asie Pacifique (APEC) au Brunei et devait se rendre au Panama au dixième sommet ibéro-américain. Mais le président élu seulement depuis un an pour un troisième mandat préféra se réfugier au Japon, pays d'origine de ses parents, d'où il annonça sa démission par fax avant d'obtenir la nationalité nippone.
Abdala Bucaram, qui avait accédé au pouvoir en Equateur le 10 août 1996, a été destitué en février suivant par le congrès après avoir été déclaré dans l'incapacité mentale de gouverner. Il était très impopulaire pour avoir mis en place des impôts très élevés sur des services et biens essentiels.
Enfin, au Chili, le monstrueux Pinochet est promis, pour ses nombreux crimes, à un procès tardif et sans cesse remis, tandis qu'une candidate socialiste est en passe de l'emporter...
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POST-SCRIPTUM
Le gaz vient d'être partiellement privatisé en France. Ses prix ont augmenté de 4 % et il est envisagé jusqu'à 13 % de hausse et 6 000 emplois en moins pour complaire aux nouveaux actionnaires. Le coût du gaz et l'électricité augmenteront davantage au détriment des usagers français comme cela a été le cas, avec fraude spectaculaire aux fameux principes de la « concurrence » pour le téléphone. Les salariés d'Edf-Gdf se verront reprendre leurs acquis, leurs retraites, leur compagnie se lancera dans des spéculations, le service public régressera. Tout le monde le sait : mais les libéraux n'ont que faire de l'intérêt général, et ne sont guidés que par le profit maximum immédiat, sans plan, ni vision à long terme.
Voilà ce que les boliviens espèrent s'épargner, en contrôlant leurs ressources hydrocarbures, leur exploitation, en empêchant le pillage pour le compte des multinationales.
Ce combat là-bas est le notre !