La naissance de l’Alliance ouvrière (Asturies 1)
Après notre rétrospective sur l’unité d’action SFIO-PCF en France et les prémices du Front populaire, il nous a paru naturel de nous pencher sur la mobilisation populaire unitaire qui a eu lieu il y a 90 ans dans les Asturies. Ce soulèvement écrasé dans le sang par Franco est en effet à l’origine de la constitution du Frente popular au-delà des Pyrénées.
À l’issue de la sanglante dictature de Primo de la Rivera (1923-1930), le roi Alphonse XIII restaure les libertés politiques et syndicales, en espérant tirer bénéfice de cette libéralisation par en haut. Mais l’hostilité à la royauté et au monarque est générale. Elle s’exprime avec vigueur dans les milieux socialistes et anarchistes, mais on la retrouve dans la petite bourgeoisie radicale et même dans certains milieux monarchistes estimant, fatalistes, que l’ultime avatar de la dynastie Bourbon avait fini de discréditer l’institution. Si la coalition anti-monarchiste n’arrache pas la majorité aux élections municipales du 12 avril 1931, elle l’emporte dans les grandes villes. Sans attendre les résultats du scrutin dans les zones rurales – qui s’avéreront favorables à la monarchie –, le pusillanime maréchal Aznar, Premier ministre d’Alphonse XIII, conseille à ce dernier de se retirer avant de lui-même quitter son ministère, peu confiant dans la loyauté des forces de l’ordre. C’est donc dans un étonnant vide du pouvoir que la République est proclamée.
Décevante République
L’ancien monarchiste et conservateur Niceto Alcalá Zamora prend la tête du gouvernement provisoire qui a pour mission de préparer les élections législatives censées déterminer la voix qu’empruntera l’Espagne nouvelle pour de longues années. Au grand dam des gouvernants, la gauche l’emporte largement. Le PSOE obtient à lui-seul 30 % des voix et 117 sièges aux Cortès, ses alliés de gauche et de centre-gauche en arrachant un nombre similaire. Au centre, l’Union républicaine doit se contenter de 32 strapontins, tandis que le Parti radical de Lerroux, plus modéré, fait le plein avec 93 sièges. La droite agrarienne, monarchiste et autonomiste n’en conquiert, elle, que 126 en cumulé.
Si Alcalá Zamora est élu président de la République, la réalité du pouvoir échoit au Premier ministre Manuel Azaña, un radical laïque qui acceptait de s’appuyer sur les socialistes, pour affirmer une république « à la française », mais qui rassurait également les franges les plus modérées de l’opinion en raison des options libérales qu’il professait en matière économique et sociale. La coalition au pouvoir, qui pouvait se prévaloir de 48 % des sièges aux Cortès et profitait des divisions de la droite, est en réalité littéralement scindée en deux : socialistes s’appuyant sur la centrale syndicale UGT d’un côté, bourgeoisie laïque et radicale de l’autre. D’où une politique d’impuissance sociale, symbolisée par l’arlésienne que constitua la réforme agraire, mais mâtinée de réelles avancées démocratiques et institutionnelles – dont la Séparation des Églises et de l’État –, et même de mesures ouvertement anticléricales. Trente ans après la IIIe République du tournant des XIXe et XXe siècles, la jeune République espagnole faisait sienne l’adage bien connu en-deçà des Pyrénées : « Manger du curé pour tromper sa faim ».
Bien sûr, face à ce bilan plus que mitigé, des tensions se font jour au sein du PSOE, notamment dans les rangs de sa gauche, au sein des JS, mais aussi à la base de l’UGT. Les directions réformistes du PSOE et de l’UGT parviennent malgré tout à tenir leurs troupes en mettant en avant le danger que faisait peser la droite sur des institutions encore fragiles. L’armée n’avait-elle pas tenté un putsch patronné par le général Sanjurjo en août 1932 ? Quant à l’autre centrale syndicale, la CNT dirigée par les anarcho-syndicalistes, l’échec de la gauche politique la confortait dans son abstentionnisme politique principiel et dans sa volonté obsessionnelle de lancer la grève générale qu’elle entrevoyait tous les quatre matins. En 1932-1933, les soulèvements locaux inspirés par les libertaires se multiplient, mais ils sont tous réprimés par une armée en cours de radicalisation.
La droite revient !
Désireux de se refaire une virginité politique, le PSOE décide de partir seul aux élections de novembre 1933, sans le soutien de ses alliés du centre-gauche. La droite, elle, tirant les leçons de 1931, s’efforce de présenter un front uni. Ses différentes composantes avaient en effet créé la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA) à la toute fin de l’année 1932 dans la perspective du scrutin législatif à venir. Ce regroupement hétéroclite, où se retrouvaient pêle-mêle des nostalgiques des Bourbons, des agrariens, des régionalistes autonomistes, des officiers nationalistes et des phalangistes frénétiques se rangeait derrière un personnage charismatique José Maria Gil Robles, un jeune juriste issu, comme beaucoup de cadres du mouvement, de l’Action catholique, mais exprimant ouvertement son admiration pour Mussolini. Ajoutons que ce scrutin très attendu fut le premier de l’histoire espagnole où les femmes purent voter – le corps électoral passant brusquement de 6, 2 à 13,2 millions d’électrices et d’électeurs. Face à ces réalignements d’ampleur, deux permanences sont à noter : l’orientation « raisonnable » d’un centre-gauche comptable politiquement des premières années de la République, mais aussi l’abstentionnisme revendiqué de la CNT et des anarchistes.
Les résultats des élections législatives du 19 novembre 1933 firent l’effet d’un coup de tonnerre. La CEDA devenait la première formation du pays en conquérant 113 sièges. Les agrariens relevaient eux aussi la tête et le Parti radical de Lerroux se maintenait à flot. Le PSOE, lui, payant sa stratégie électorale solitaire, dégringolait de 117 à seulement 58 sièges, malgré un bon score en valeur absolue. Plus généralement, la gauche, qui recueillait près de 37,5 % des voix, n’obtenait qu’un peu plus de 20 % des sièges, tandis que la droite, avec 36 % des suffrages, disposait de 45 % des députés dans la nouvelle assemblée. À ce jeu-là, le centre faisait encore mieux que la droite : un peu plus de 26 % des voix et près de 35 % des sièges. Une voix de centre ou de droite valait environ 2,5 voix de gauche… Le mode de scrutin favorisant par trop les grandes coalitions avait incontestablement biaisé l’expression de la volonté du peuple espagnol.
Le scrutin de novembre, en faisant brutalement basculer le rapport de force aux Cortès sans qu’un semblable renversement ne se retrouve dans la réalité sociale espagnole, a puissamment frustré le PSOE. Ainsi, la démocratie politique pouvait s’avérer trompeuse, y pensait-on… Mais les socialistes n’avaient pas le monopole de la déception, puisque la droite elle aussi se sentait dépouillée de sa victoire. En effet, le président Zamora, sous la pression du PSOE qui fit savoir qu’il considérerait l’entrée de la CEDA dans le cabinet ministériel comme un danger mortel pour la République et donc comme le signal de l’insurrection populaire, opta pour un gouvernement de centre-droit sans ministre « cédiste ». C’était l’heure d’Alejandro Lerroux, le chef du Parti radical.
Lerroux aux affaires
L’alliance des droites, premier parti d’une République dont on discutait âprement dans ses rangs du bien-fondé, allait donc devoir ronger son frein. Disons quelques mots de cet objet politique guère identifiable. La CEDA était divisée en trois courants. Son aile gauche, démocrate-chrétienne, souvent autonomiste et corporatiste, mais incontestablement républicaine, se prévalait d’une vingtaine de députés aux Cortès. Son centre, refuge des indifférents politiques attachés avant tout au maintien de l’ordre, mais aussi caisse de résonance d’une partie de la bourgeoisie conservatrice et du patronat industriel, était dominé par la figure de Gil Robles. L’unité de cette majorité était assurée par la personnalité, autant que par le grand pragmatisme politique de son leader. Elle « pesait » environ 70 députés. Enfin, l’aile droitière, monarchiste et latifundiaire de la formation conservatrice, renforcée par la Jeunesse d’action populaire (JAP) – son bras armé, autant que son organisation de jeunesse – pouvait compter sur l’appui d’une petite trentaine de députés.
Estimant que le temps jouait en faveur du camp conservateur et en tout état de cause peu enclin à trancher des différends politiques qui auraient d’importantes répercussions dans les rangs de la CEDA, Gil Robles accepta le rôle de simple aiguillon de la majorité de centre-droit dans lequel le cantonnait pour l’instant la décision présidentielle. Ce légalisme affiché du leader des droites suscita la colère d’une extrême droite impatiente d’en découdre. Dans la perspective d’un affrontement imminent, a ainsi lieu en février 1934 la fusion entre la Junte d’offensive national-syndicaliste (JONS) de Ramiro Ledesma Ramos et de la Phalange espagnole de Primo de la Rivera, fils du dictateur des années 1920. Fin mars, un accord secret est conclu entre des comploteurs monarchistes, certains militaires et l’Italie fasciste. Paradoxalement, les gesticulations de cette droite nationaliste et ultra-réactionnaire servent à merveille les visées de la CEDA en légitimant l’orientation tout en compromis mise en avant par son leader.
Le cabinet Lerroux, malgré la réputation de corruption qui entourait son président, dura du 16 décembre 1933 au 28 avril 1934. Il faut dire que le vieux politicien radical fonctionnait en l’espèce comme une sorte d’« Azaña de droite ». Il rassurait à gauche en raison de sa réputation de libre-penseur, sans s’aliéner une droite bien consciente de son profond conservatisme social. L’orientation de son ministère tient en trois points : 1. mise au rencart définitive de la réforme agraire ; 2. politique pro-catholique rompant avec l’anticléricalisme des gouvernements de gauche ; 3. libération des leaders du pronunciamento monarchiste de 1932, votée sous couvert d’une large amnistie. Le président Zamora refuse de contresigner ce décret d’amnistie, ce qui entraîne la démission de Lerroux et la nomination d’un Ricardo Samper, tout aussi impuissant que son prédécesseur à juguler l’agitation autonomiste – au Pays basque et en Catalogne notamment –, mais surtout les mobilisations ouvrières.
À gauche toute !
Dès le printemps 1933 , s’interrogeant sur un alors hypothétique cabinet Lerroux frayant la voie au retour de la droite, le révolutionnaire Andreu Nin, alors animateur de l’Izquierda communista (IC) et proche de Trosky, écrivait : « Le gouvernement Lerroux serait un gouvernement réactionnaire, de type bonapartiste, qui s’appuierait principalement sur les propriétaires fonciers et sur la caste militaire, mais qui conserverait tout le cérémonial de la légalité républicaine [...] ; ce régime intermédiaire ne pourrait toutefois pas être de longue durée. Les antagonismes de classe seraient exacerbés, la lutte [des classes] deviendrait plus aiguë ». Ce pronostic s’est révélé exact, même si Nin minorait ce qui allait devenir le fait essentiel des années 1934-1935, à savoir la radicalisation de la gauche, à commencer par le PSOE.
Le Parti socialiste espagnol avait collaboré loyalement aux gouvernements républicains de 1931 à 1933 en les assurant de son soutien critique et même en leur fournissant des ministres. Mais la victoire de la CEDA fin 1933 fit ressurgir des vieux débats que sa direction croyait définitivement tranchés. Ainsi, dès janvier 1934, le parti avait adopté un programme d’action en cinq points, dont le premier prônait l’organisation d’une insurrection au cas où la droite monarchiste arriverait au pouvoir. Cette puissante mutation, impulsée par des intellectuels brillants tels que Luis Araquistain, est incarnée par l’évolution personnelle de Largo Caballero, vieux dirigeant réformiste qui relut les œuvres de Marx et de Lénine sur l’État à la lumière de la désillusion électorale de novembre 1933 et se fit le chantre de la prise du pouvoir par la mobilisation sociale et par l’insurrection populaire. Rapidement Caballero fut surnommé par ses partisans le « Lénine espagnol ».
Cette ligne politique trouvait un écho particulier dans les Jeunesses socialistes qui s’orientaient alors vers l’unité d’action avec leurs jeunes communistes. Chez les adultes, le PCE étant alors un groupuscule, sa ferveur révolutionnaire pousse la mouvance socialiste, malgré la sourde résistance des modérés représentés par Ignacio Prieto et de l’appareil de l’UGT, vers les anarchistes dirigeant la CNT. Dans les Asturies, le PSOE et l’UGT concluent un pacte d’unité avec le PCE, mais surtout avec la CNT et la Fédération anarchiste ibérique (FAI), dont l’influence était autrement plus forte dans les rangs du salariat, notamment chez les mineurs. L’Alliance ouvrière venait de voir le jour.
Cet article de notre camarde Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 318 (octobre 24) de démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).