La grande grève de mai 1920 (Tours 1920 #5)
Au printemps 1920, la révolution semblait frapper à la porte de la France. Déjà, la démonstration ouvrière du 1er Mai 1919 avait été impressionnante – mais aussi sanglante, puisqu’à Paris, quadrillée par la troupe, les affrontements avaient fait deux morts. En février, de puissants mouvements grévistes explosèrent sur plusieurs réseaux de chemin de fer et dans les mines du Nord. Pour les révolutionnaires, l’horizon se débouchait enfin.
Les révolutionnaires de la SFIO ne sont pas les seuls à s’organiser. Dans les rangs de la CGT également, les minoritaires donnent de la voix pour dénoncer la politique de collaboration de classe que la direction confédérale, derrière Léon Jouhaux, a suivie sans sourciller depuis août 1914. Au XXe congrès de la CGT, qui s’est tenu à Lyon du 15 au 21 septembre 1919, ils font une sortie remarquée, même si le rapport d’activité est largement approuvé.
Les origines d’un mouvement
En octobre, ils créent un Comité provisoire des syndicats minoritaires qu’animent notamment, avec Monatte, Monmousseau, Sirolle (également membres du C3I), Péricat et Tommasi (situé à la gauche des reconstructeurs). Incontestablement, et ce malgré sa diversité constitutive, la minorité syndicale s’organise autour du C3I. C’est une victoire appréciable pour les « bolcheviks français ».
Ce souci de structuration des réseaux groupant les syndicalistes les plus combatifs coïncide naturellement avec une nette poussée de la lutte des classes que même les observateurs les moins avisés n’ont pu que constater. Selon Pierre Broué, « la grève des cheminots de Périgueux, en janvier 1920, a été l’éclair annonciateur de la grève générale des cheminots du PLM en février. Elle a résulté d’une mobilisation foudroyante où les masses ont débordé les militants ». Alfred Rosmer, dans ses souvenirs, note d’ailleurs que la mobilisation sociale de février trouva souvent, sur le terrain, « sa juste expression dans les directions nouvelles que s’étaient données les organisations locales en opposition au réformisme camouflé des dirigeants confédéraux ».
La victoire de février dope en effet la minorité révolutionnaire en cours de structuration, notamment chez les cheminots qui sont naturellement aux premières loges et dont la fédération syndicale tient son congrès fin avril 1920. Les échanges y sont peu amènes et le couperet tombe le 25. La direction sortante est défaite et le congrès, après avoir désigné la nouvelle équipe fédérale, animée par Gaston Monmousseau, se prononce à l’unanimité pour la grève générale à partir du 1er mai, sur la revendication principale de la nationalisation des compagnies ferroviaires.
Mobilisation d’ampleur
Début mai, deux corporations se lancent dans un mouvement de longue haleine, puisqu’outre les cheminots – dont l’ultimatum aux pouvoirs publics sur la question de la nationalisation a reçu une fin de non-recevoir –, les mineurs débraient sur leurs propres mots d’ordre. Le 1er mai, le mouvement est massif sur la plupart des réseaux de chemins de fer, notamment en région parisienne, dans le réseau d’État et sur le PLM. Comme on pouvait s’y attendre, un an après la sanglante fête des travailleurs de 1919, de nombreux actes de violence policière sont à déplorer lors des manifestations, surtout dans la capitale. Selon l’historien Julien Chuzeville, « deux syndicalistes sont tués par la police de Paris ». Alexandre Blanc, un des rares députés SFIO ayant adhéré au C3I, est quant à lui mis à terre et molesté.
Face à cette insupportable violence d’État, la résolution des cheminots et, plus généralement, de nombreux secteurs de la classe ouvrière, se raffermit davantage. La CGT et sa fédération du Rail rappellent fièrement à qui veut l’entendre que cette grève générale n’a aucun motif salarial platement corporatiste et que c’est l’intérêt général, auquel s’opposent quelques cliques capitalistes, qui est en jeu. Cette mission d’intérêt public prêtée au mouvement justifierait l’entrée dans la mobilisation de nombreuses autres corporations. Selon Julien Chuzeville, « à la suite des cheminots, les mineurs, les dockers, les métallurgistes, les travailleurs du bâtiment et des transports, les électriciens, notamment, sont successivement appelés à rejoindre la grève ».
Martiale, la CGT parle de plusieurs « vagues d’assaut ». La réalité est plus complexe. Le mouvement est général dans certains secteurs et dans certaines régions, mais il y a très peu de grévistes ailleurs et dans d’autres corporations. Et surtout... les trains roulent !
Face aux grévistes
Cette grève « par vagues » a beau se présenter comme une innovation tactique infaillible, elle a été largement anticipée. Dès le début du printemps, notamment suite à la poussée gréviste de l’hiver 1919-1920, une campagne cherchant à épouvanter les « honnêtes gens » et à décrédibiliser le combat des cheminots avait par ailleurs été lancée, dans la « grande presse » comme dans la plupart des titres régionaux. Les compagnies ne sont pas en reste. Selon Jean-Serge Eloi, la direction du Paris-Orléans (PO) a par exemple prévenu « qu’elle mettrait en application la loi du 25 juillet 1845 et que tout train abandonné vaudrait révocation et emprisonnement à l’agent responsable ».
Les forces réactionnaires sont donc prêtes à se mobiliser pour empêcher l’arrêt de l’activité, notamment dans les transports. « Jaunes », membres d’unions civiques, nervis patronaux, anciens combattants de droite, mais aussi élèves des grandes écoles se portent volontaires par milliers pour remplacer les cheminots grévistes. Consciente que le sacrifice désintéressé n’est pas monnaie courante chez les nantis, les sociétés de chemin de fer avaient paré à toutes les éventualités. Ainsi, dans Le Populaire du 4 mai 1920, on apprend que « la compagnie PO offre 2 000 francs aux mécaniciens qui voudront bien assurer le service »...
Chimérique « complot »
Si la répression touche durement la base militante, on retient généralement davantage celle qui frappa le sommet, en raison de la dimension volontairement spectaculaire que l’État avait souhaité donner à cette dernière. Dix mandats d’amener sont lancés, notamment contre Monatte, Souvarine, Loriot, Monmousseau. Les conjurés constituent en fait un groupe pour le moins composite. Dans un article intitulé « Le complot », Souvarine distingue nettement le C3I des deux autres regroupements visés par les mandats d’arrêt, le PC-Péricat et la Fédération des soviets, tous deux caractérisés « par un antiparlementarisme systématique et des méthodes d’organisation et de tactiques » répudiées par les « bolcheviks français ». Souvarine est catégorique : chaque groupe a « exercé son action propre en pleine indépendance », fait que « le gouvernement ne peut ignorer ».
Le prétendu complot contre la sécurité de l’État est naturellement inventé de toutes pièces et ne trompe personne en haut lieu. Mais il en tout va autrement dans la presse de droite à qui on a là tendu un os à ronger, qu’elle n’est pas près de lâcher. La « grande » presse, les feuille de caniveaux et les grand titres d’opinion conservateurs rivalisent de qualificatifs pour traîner les « comploteurs » dans la boue. Dans L’Action française, Léon Daudet dénonce cette « poignée de misérables et d’abrutis qui sabotent la France convalescente ». On en a particulièrement contre Monatte considéré comme le chef de la conjuration et qui, selon Le Matin, est appelé à devenir le « grand dictateur » de la France avec l’aide occulte de la Russie soviétique...
L’arrestation de nombreux militants et la manipulation de l’opinion furent les deux armes les plus spectaculaires brandies par le camp d’en face. Mais ils en avaient d’autres au moins aussi efficaces : les violences policières, les menaces sur les agents, la pratique du lock out à une échelle jamais vue jusque-là en France. Notre camp fit preuve de résolution, de solidarité et même d’abnégation, mais il fut défait. Le 21 mai, la CGT appelle à la reprise du travail.
Les raisons d’un échec
Comment expliquer cette issue extrêmement décevante ? Selon Julien Chuzeville, « la minorité révolutionnaire de la CGT accuse la direction d’être responsable de l’échec ». C’est le moins que l’on puisse dire. Dans l’édito du Bulletin communiste n° 15, qui s’intitule sobrement « La grève de mai et les communistes », Souvarine dénonce la « direction aveugle [...] de la CGT, privée des lumières d’une doctrine homogène ». Il ajoute que les communistes « ne sauraient être considérés comme vaincus dans une bataille qu’ils n’ont pas livrée ». Monatte ne disait pas autre chose quand il écrivait, quelques semaines plus tôt, dans les colonnes de La Vie ouvrière : « Ce sont les méthodes [...] du réformisme syndical qui ont signé leur faillite, non les nôtres ».
La réalité est plus complexe. Si la tactique de la grève « par vagues » prônée par la direction confédérale s’est avérée particulièrement inefficace – notamment parce qu’elle diluait la masse gréviste au lieu de la concentrer et de l’orienter vers un but précis –, la minorité confédérale porte également sa part de responsabilité dans l’échec du mouvement. Elle s’est jetée dans le mouvement pour montrer sa combativité, mais sans véritable concertation entre ses membres principaux et sans qu’un plan d’action digne de ce nom ne soit vraiment échafaudé, comme si elle craignait après coup sa propre audace.
Les minoritaires étaient de fait bien en peine de s’accorder sur la caractérisation de la période, qui déterminait pourtant les buts de la mobilisation. Tommasi pronostiquait le renversement de « l’édifice social qui croule ». Lardeux, un des membres de l’équipe Monmousseau – par ailleurs secrétaire de la section SFIO d’Argenteuil – faisait preuve de davantage de pusillanimité. Il avait en effet déclaré lors du congrès de la fédération du Rail : « Si de la grève générale devait sortir la révolution, nous tenons à déclarer que la révolution, ce n’est pas nous qui l’aurons préparée, mais bien la bourgeoisie ». Quant à Monatte, il écrivit, dès le 8 mai, à Marcel Martinet que cette « escarmouche comptera », preuve qu’il considérait à la fois la grève comme un fait important pour l’avenir, mais qu’elle ne saurait, à ses yeux, déboucher sur la révolution sociale tant attendue.
Le camp bourgeois, qui considérait que sa domination était en cause, s’était autrement mieux préparé à l’épreuve de force que des révolutionnaires convaincus pour la plupart que la victoire revendicative était chimérique, et la tentative révolutionnaire prématurée. Comme le note Julien Chuzeville, l’adversaire de la CGT s’est au final avéré « plus fort dans la lutte ».
Comment rebondir ?
Malgré son échec, la grève de mai 1919 eut des répercussions importantes sur le mouvement ouvrier français. La première conséquence, c’est l’affaiblissement momentané du C3I dont les trois dirigeants principaux ont été incarcérés à la prison de la Santé. À la fin de sa vie, Souvarine est revenu sur les conséquences de cette longue absence en ces termes : « À cette date, la conviction était générale, parmi nous, en France et en Russie, que les trois secrétaires du Comité de la Troisième allaient subir en justice une lourde condamnation injustifiable qui les priverait pour longtemps de toute possibilité d’action politique. Nous avions the rank and file avec nous, mais peu de cadres et pas de leaders ». Selon l’animateur du C3I, le rapprochement ultérieur avec la « tendance Cachin-Frossard » – rapprochement sur lequel nous aurons bientôt l’occasion de revenir – est donc directement lié à la situation nouvelle produite par la répression d’État opposée au mouvement gréviste.
La violence déployée par l’État et la prise de conscience qu’il convient de lui opposer une force collective supérieure suscitent par ailleurs, selon Louis Mexendeau, « un nouveau glissement à gauche des militants politiques et syndicaux ». Les socialistes qui ont subi une telle évolution sont surtout les membres les plus combatifs de la Reconstruction. On a déjà évoqué la radicalisation de Tommasi. Plus généralement, des militants reconstructeurs ont pu être déçus par l’orientation du Populaire qui adopta une attitude de suivisme total vis-à-vis du pilotage de la grève par la majorité confédérale. Certes, le Bulletin communiste soutenait le mouvement sans discuter ses méthodes lorsqu’il battait son plein, mais, fin avril, Souvarine avait critiqué le projet « purement réformiste » de nationalisation. Par ailleurs, les leaders du C3I étaient en prison, preuve qu’ils faisaient peur à la bourgeoisie... Les militants en quête d’un parti offensif, capable de forger sa propre orientation sans se dissimuler derrière l’autorité de la CGT, voire de diriger activement la lutte des classes vers la prise du pouvoir, commençaient incontestablement à se tourner, certes vers la IIIe Internationale, mais aussi vers ses partisans français qui avaient fait leur preuve dans cette bataille perdue.
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro de mai 2020 de Démocratie et Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).