Coup de force Wagner : la question russe revient au centre
Le « coup » de Prigojine, après avoir fait trembler le régime poutinien sur ses bases, a finalement fait pschitt. Mais la situation post-quem n’est en rien un retour à la case départ. Notre ami Vincent Présumey, animateur du blog Aplutsoc (1), revient sur les récents événements russes.
La crise, faussement soudaine, des 23-24 juin en Russie, résulte de la nature à la fois autoritaire et mafieuse du régime russe, et de son enlisement en Ukraine. Elle doit être située dans le déroulement de la guerre à grande échelle, faisant suite à huit ans de « guerre hybride », lancée par Poutine le 24 février 2022.
Le premier acte est une double défaite, l’une dont nous pouvons nous réjouir, l’autre non (février-mars 2022). Défaite de la Blitzkrieg en Ukraine devant une levée en masse populaire qui a immédiatement ébranlé l’armée russe frappée de désertions et de gabegie. Mais aussi défaite de la résistance antiguerre initiale en Russie, installant une chape de plomb totalitaire.
L’ascension d’une milice
L’objectif officiel, de la « dénazification », devient alors la « libération du Donbass » et la destruction de Marioupol (mars-juillet 2022). Mais à l’automne surviennent les mauvaises surprises pour l’armée russe : sa décomposition dans le secteur d’Izium-Koupiansk à l’Est de Kharkiv (septembre-octobre), et l’évacuation russe de Kherson début novembre, juste après avoir proclamé l’annexion des zones occupées.
C’est dans ce contexte de crise que Poutine proclame, le 21 septembre dernier, une mobilisation partielle, mais massive, de 300 000 hommes, produisant un exode des couches diplômées hors de Russie. La montée en puissance des armées privées de mercenaires dans l’armée russe franchit alors un seuil. La plus importante est le PMC Wagner (ЧВК : « Compagnie Militaire Privée »), qui, grâce à l’ancrage de son manager Prigojine dans la pègre, recrute alors en masse dans les prisons. La plus ancienne est celle des Kadirovsty, les hommes du satrape de Tchétchénie Ramzan Kadyrov. Existent aussi le bataillon Russitch, ouvertement nazi, une force privée payée par Gazprom, et même une armée privée du ministre de la Défense Choïgou, Patriot. La Russie exacerbe ainsi le phénomène de privatisation de la force largement amorcé par les États-Unis en Irak.
De fin novembre 2022 à avril-mai 2023 la seconde offensive russe au Donbass, ralentie et polarisée sur Bakhmut, voit le groupe Wagner passer au premier plan tout en entrant ouvertement en conflit avec le ministre Choïgou et le commandant des forces russes en Ukraine Guerassimov, lequel remplace Sourovikine en février. Les Wagner se distinguent par leur barbarie, en filmant notamment l’assassinat à la masse – leur arme-fétiche – d’un déserteur russe repris, ce genre de vidéos servant à terroriser les soldats envoyés au front (2). Le 20 mai, Prigojine revendique pour lui la « prise » de Bakhmut.
Cette « conquête » est illusoire, l’armée russe et les Wagner eux-mêmes sont usés, l’Ukraine joue de l’annonce imminente toujours reportée d’une grande « contre-offensive » et couvre, à partir du 20 mai aussi, des incursions de groupes armés russes dans la région de Belgorod. La crise au sommet de l’oligopole militaire russe, et donc du pouvoir, fait alors de plus en plus de bruissements. Si Prigojine est furieux, c’est que son capital productif – c’est-à-dire ses mercenaires – est en train d’être dépensé rapidement en Ukraine, alors que son terrain de chasse, où les peuples ne sont pas équipés contre lui, est l’Afrique : contrôle des pouvoirs centraux en Centrafrique et au Mali, encadrement des milices contre-révolutionnaires au Soudan, prise en étau du Burkina-Faso.
Le « coup » des 23-24 juin
Dans la nuit du 5 au 6 juin, le barrage de Nova Kakhovka est saboté, produisant une gigantesque inondation en aval et la formation d’une aire de boue sèche et vide en amont, ce qui interdit pour quelques semaines ou quelques mois toute avancée ukrainienne dans cette zone. La contre-offensive ukrainienne est alors déclenchée entre Zaporijia et le Donbass, anticipant un déplacement des forces russes de la zone inondée. L’attentat contre le barrage, crime de masse et écocide, et la faiblesse des réactions internationales, sont un signal et un test : l’instrument de chantage suivant est la plus grande centrale nucléaire d’Europe, que refroidissaient les eaux du lac à présent vidé, à Enerhodar.
Il faut mettre en relation l’attentat de Nova Kakhovka, le chantage nucléaire et la crise Wagner : l’ensemble marque l’entrée du pouvoir russe et des forces armées dans un moment erratique, agité et dangereux, dont les Ukrainiens espèrent, sans oser y croire, qu’il est celui de l’agonie.
Ce moment s’est donc amplifié les 23-24 juin. Prigojine diffuse une vidéo qui, à sa façon, lui fait franchir le Rubicon, car il y qualifie toute la propagande de justification de la guerre – des pseudo-attaques de l’OTAN à la défense des « russophones du Donbass » – de purs mensonges. Ses forces s’emparent sans coup férir de Rostov-sur-le-Don et un détachement, mené par son n° 2, Dimitri Outkine, l’homme aux tatouages SS, fonce en direction de Moscou, abattant plusieurs hélicos et avions envoyés à sa rencontre au niveau de Voronej, mais ne se heurtant dans l’ensemble à aucune résistance. Poutine aux abonnés absents réapparaît pour qualifier le coup de réédition de la trahison bolchevique en 1917 (on ne rit pas…). Puis, soudain, samedi en fin d’après-midi, on apprend que… Loukachenko a négocié un accord ! Prigojine ira chez lui à Minsk, et les Wagner font demi-tour. Ainsi se clôt (provisoirement) la nuit des longs marteaux, avec sa marche avortée sur la troisième Rome, qui n’évitera pas le crépuscule des odieux…
Réactions en chaîne
Il est évident qu’après une telle crise, rien n’est plus comme avant à Moscou. Avant tout, les positions impérialistes conquises sur la gabegie françafricaine sont confirmées avec l’accord des dictateurs-potiches du Mali et de Centrafrique – mais elles pourraient être ébranlées à terme, par les peuples de la région. Choïgou et Guerassimov dont Prigojine aurait obtenu la peau dans l’accord du samedi 24 – accord, rappelons-le, que personne n’a jamais vu – sont toujours là. Le général Sourovikine semble, lui, être tombé.
Un mot sur lui. Ce personnage a tiré des coups de feu à Moscou, en août 1991, pour le compte des putschistes et a fait enfoncer le barrage qui lui bloquait la route vers le centre-ville, ce qui a coûté la vie à trois jeunes hommes. Après l’effondrement du système soviétique et la terrible décennie Eltsine, il a surnagé et mérite aujourd’hui amplement le surnom de bourreau d’Alep et du peuple syrien. Des informations ont filtré ces derniers jours sur les débuts de l’affrontement dans l’armée russe, en Syrie, en février 2018 : les Wagner ont alors tenté de prendre une raffinerie près de Deir-es-Zor, à Khasham, pour le compte de l’oligarque et ami de Poutine Gennady Timtchenko ; Sourovikine voulait les protéger, mais Choïgou et Guerassimov l’en auraient empêché, permettant une attaque américaine qui les a défaits, assurant le contrôle de la zone pétrolifère par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominés par les YPG kurdes.
Revenons à Moscou. Le point clef, le point central, c’est que Poutine, de plus grand Bonaparte du monde, modèle de mâle alpha pour fascistes, staliniens, QAnons et intégristes de tout acabit, est désormais une outre dégonflée. Et ça, c’est une bonne nouvelle. Nul doute que les chefs d’État américain et européens ne l’entendent pas ainsi en vérité : ils craignent sa chute plus que tout, ils ont peur de l’instabilité et plus encore de la révolution, et c’est pour cela qu’ils arment l’Ukraine au compte-goutte (3), la contraignant à mener au ralenti la plus grande offensive de l’histoire depuis 1945 sans couverture aérienne.
Parmi les « mystères » du 24 juin, le rôle étonnant de Loukachenko peut en partie s’expliquer par le fait que le président biélorusse de facto s’est d’abord rendu en Turquie et que les diplomaties euro-atlantiques, d’une part, chinoise d’autre part, auraient fait parvenir leurs suppliques pour qu’un accord soit trouvé au plus vite.
Soyons internationalistes pour deux
Mais par qui tombera le fruit pourri Poutine ? Les partisans de l’émancipation des peuples doivent préférer que ce soit par la combinaison des victoires ukrainiennes et de la résistance antiguerre en Russie, plutôt que par une mise à l’écart « douce » sans doute menée par son n° 2 Patrouchev (4), ou une nouvelle mouture d’éviction « chaude », façon Prigojine.
L’intérêt des peuples et de la démocratie, c’est la chute la plus rapide qui soit du tsar brun ; et le bon canal, c’est l’armement de l’Ukraine sans conditions ni restrictions posées par l’OTAN, et le soutien aux forces révolutionnaires, démocratiques et défaitistes réelles en Russie, dont celles des peuples non-russes de la Fédération.
Cet article de notre ami Vincent Présumey a été écrit le 2 juillet 2023. Il est à retrouver dans le numéro 306 de Démocratie&Socialisme, la revue papier de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
(1) Blog Arguments pour la lutte sociale : https://aplutsoc.org.
(2) Une de ces vidéos, particulièrement insoutenable, constitue l’entrée en matière de l’enquête de Benoît Bringer sur la milice russe. Voir le documentaire Wagner, les mercenaires de Poutine, 2023, 1/2, encore disponible sur https://www.arte.tv/fr/videos/documentaires-et-reportages. (NDR)
(3) Dans un récent entretien au Washington Post, le chef d’état-major des armées ukrainiennes, le général Valery Zaloujny, « n’a pas caché une certaine exaspération contre les acteurs du monde occidental, qui attendent des miracles des Ukrainiens, mais sans les aider de manière décisive». Cf. « Contre-offensive : le chef d’état-major de l’armée ukrainienne exaspéré par les critiques occidentales », www.rfi.fr, 30 juin 2023. (NDR)
(4) Nikolai Patrouchev dirige le FSB depuis que Poutine est Président Son fils, Dimitri, l’actuel ministre de l’Agriculture de la Fédération de Russie, est considéré comme le successeur putatif du chef. Voir par ailleurs encadré ci-dessous (NDA)
Un voyage qui en dit long
On vient d’apprendre que William Burns, directeur de la CIA, a fait le voyage à K’yiv quelques jours avant le putsch des 23-24 juin. En résumé : 1. il est allé en Chine juste avant ; 2. l’évaluation des « agences de renseignement » est que Poutine est mort politiquement, que le putsch a servi à rendre ce fait évident pour tout le monde, et qu’il faut aider Patrouchev à assurer une transition avant que ça tourne mal – comprendre avant que les Ukrainiens aient trop reconquis de territoires, avant que des mouvements populaires reprennent en Russie, ou avant qu’un autre Prigojine fasse trop de bêtises ; 3. mais, en attendant, le cadavre Poutine, n’ayant plus rien à perdre, peut, tant qu’il bouge encore, provoquer un « évènement critique », par exemple un incident nucléaire.
Ce ne sont sur des rumeurs, mais elles sont plus crédibles que les versions officieuses sur les deux voyages d’un William Burns juste désireux de confirmer que les capitales communiquent entre elles. À noter que si ces rumeurs sont vraies, c’est-à-dire si elles résument bien les soucis politiques des « agences de renseignement », elles impliquent logiquement des contacts directs ou indirects avec Patrouchev. On n’est certes pas dans le secret, mais on n’est pas obligés d’être naïfs.