GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Entre les deux T : le T de Total et un Tweet, c’est Total qui compte

Le premier T, un tweet suivi de milliers d’autres, pas du même genre

Mardi 21 octobre, je rentre à Paris après une séance de dédicace de mon dernier livre en défense du droit du travail, à la librairie les Volcans, à Clermont-Ferrand et d’une réunion de militants socialistes, qui s’est tenue la veille au soir.

À 5h 58, à peine installé sur mon iPhone et sur mon iPad, j’apprends la mort de Christophe de Margerie, dans un accident d’avion à Moscou, avec trois autres personnes qui seront, par la suite, le plus souvent ignorées.

Je réfléchis donc, et je m’attends à ce qui va se passer dans la journée, je devine les hommages, les louanges, l’encensement du « grand patron » etc. La propagande pour faire croire que ces gens-là nous sauvent alors que ces puissants-là nous coulent, siphonnent nos salaires, bloquent nos emplois, polluent, détruisent l’environnement, tournent le dos aux choix citoyens…

Je pense, aussi, à toux ceux qui, dans le monde ont été victimes de la politique de Total, notamment aux milliers de morts causés par la junte dictatoriale Birmane dont Total a été le soutien financier pendant tant d’années. Je me remémore des films, des livres, des articles, de Péan, d’Eva Joly, des enquêtes, et tout défile dans ma tête.

Je ne connais pas l’homme ni son entourage, même s’il était plus que célèbre. Il ne m’était pas sympathique. Je ne pouvais ni ne voulais le dissocier de la politique du groupe pétrolier qu’il dirigeait. Je ne pouvais pas, non plus oublier qu’il gagnait environ 300 Smic par an et que personne ne peut gagner une telle somme aussi choquante sans exploiter violemment le travail des autres.

Je pense bien sûr aux quatre familles endeuillées. Mais je ne vais pas communiquer là-dessus par tweet, support totalement inapproprié, car que dirais-je ? Je ne suis pas ministre ni député et je n’ai aucune autorité pour envoyer des condoléances aux familles de ce tragique accident. Cela aurait même semblé très déplacé et impudique. « Filoche qui envoie sa compassion a la puissante famille Margerie » : aucun sens. J’ai choisi, en quelques mots, de parler politique, à la fois du passé et du futur de la multinationale du CAC 40 : Total. Car tel est mon rôle et je suis persuadé d’avoir eu raison de le faire. Cela concerne des millions de nos concitoyens.

Les tweets qui se sont, alors, multipliés venaient, en formation serrée, de militants et sympathisants de l’UMP à l’initiative d’Éric Ciotti. Ils répandaient non pas le contenu de mes propos mais inventaient, dénaturaient en se faisant la courte-échelle les uns les autres, prétendant que je m’étais « réjoui » (sic) de la mort de Margerie et autres délires… Des FN se sont joints à la fête pour défendre l’entreprise, la grosse entreprise, et le grand patron… Pour couvrir Total, ils instruisaient un procès… en bienséance.

En trois heures de Clermont-Ferrand à Paris, j’ai vu le rythme des attaques s’accélérer jusqu’à ce que le dirigeant UMP Éric Ciotti demande carrément au PS de m’exclure. Le Premier ministre, Manuel Valls, s’est alors empressé de saisir la balle que lui lançait aussi opportunément l’UMP. Quelques uns de ses proches s’y sont mis : la cabale s’appuyait sur celle de l’UMP. Il m’a mis en cause à l’Assemblée nationale, dans un jeu de rôle où il répondait aussi à la demande d’un député UMP. Il osait affirmer que je n’étais pas digne d’être dans « son » parti. L’accord entre le Premier ministre socialiste et l’UMP pour défendre Total, la multinationale pétrolière, était parfait. Manuel Valls avait bien besoin, aussi, d’une diversion pour tenter de faire oublier la marge très étroite dont disposait le vote de la partie « recettes » de son budget et le fait que 3 de ses ex-ministres, expulsés par lui, refusaient de le voter.

Sur les réseaux sociaux, c’est alors que la tendance s’est inversée, et que la gauche, toute la gauche, socialiste, verte et Front de gauche a commencé à réagir. Une sorte de grande barrière protectrice s’est opérée, des milliers d’internautes me défendant. Cela s’est fait spontanément quand ils ont compris ce qui se passait. Et là, la qualité des arguments, le sérieux des citations était beaucoup plus élevé.

Cela n’a pas empêché Jean-Christophe Cambadélis de faire deux choses, lors de la réunion du Bureau national du Parti socialiste, à 17 h, le 21 octobre :

1°) de désavouer le Premier ministre en soulignant que lorsque celui ci s’en était pris a moi à l’Assemblée nationale, il n’avait pas applaudi. Il avait désapprouvé, considérant que c’était à lui, le Premier secrétaire du Parti socialiste, de traiter la question, pas au Premier ministre.

2°) de prendre lui, Premier secrétaire, l’initiative de saisir la « Haute autorité du parti » pour examiner mes propos et voir ce qu’il convenait de faire.

Sans doute n’a-t-il pas bien compris que ce ne serait pas un mauvais procès à Gérard Filoche qui se tiendrait, en dissertant sur des normes très subjectives de « bienséance », mais bien le procès public de la politique de Total et du soutien sans faille que lui apporte le gouvernement de Manuel Valls.

Nous en sommes là pour le moment.

Mais la vérité, c’est que c’est le débat du congrès du Parti socialiste qui commence, sans même que nous sachions la date de celui-ci. Nous l’exigeons tôt, pour des raisons démocratiques, ils le veulent tard pour des raisons antidémocratiques.

Et ils annoncent la couleur sur la façon dont la minorité de Valls entend essayer de s’imposer dans ce débat de congrès : à la schlague. C’est donc le tour de Benoit Hamon : il lui est aussi demandé de quitter le parti. Si toute la gauche socialiste ne fait pas bloc, elle sera battue séparément. Macron avait qualifié le Parti socialiste « d’étoile morte ». Valls n’hésite pas à le traiter de « gauche passéiste » et demande qu’il abandonne l’étiquette « socialiste ». C’est historique ce qui se passe, on est bien au delà d’un artificiel procès en bienséance.

Le deuxième T : Total

La carrière de Christophe de Margerie est entièrement liée au groupe Total dans lequel il est entré en 1974.

Le concert de louanges qui a entouré la mort tragique de celui qui était devenu le PDG de Total remplit une double fonction : encenser ces « héros modernes » que sont devenus (pour la droite comme pour le gouvernement de Manuel Valls) les PDG ; éviter que des questions gênantes soient posées à propos de la politique suivie par ce groupe.

Il n’est, heureusement, pas évident, pour tous ceux qui subissent la crise économique et sociale causée par les banques et les multinationales, de faire des PDG leurs « héros modernes ».

Par contre, les questions portant sur la politique de Total et donc sur le rôle de Christophe Margerie, qui est très vite devenu l’un de ces principaux dirigeants, puis son PDG, ont déjà commencé à émerger. Elles ne peuvent que provoquer de profondes interrogations sur les tombereaux de louanges déversées sur ce « chevalier blanc » des temps modernes, sur ce « père » dont les salariés de Total seraient aujourd’hui « orphelins ».

L’ONG américano-thaïlandaise EarthRights international (ERI), dans son rapport de juillet 2010, portait des accusations très précises contre Total. Elle accusait Total, pièce centrale de l’’exploitation du gisement gazier sous-marin de Yadana, d’être la « principale source de revenus d’une dictature militaire notoirement répressive » et de « complicité d’assassinats ciblés, de travail forcé ». En 2006, la justice avait reconnu la réalité de ce travail forcé mais Total avait échappé à la condamnation, les faits n’étant pas sanctionnés en droit français !

En 2009, ERI écrivait déjà que « Yadana a été un élément décisif permettant au régime militaire birman d’être financièrement solvable ». Pour ERI, cette manne financière lui aurait permis « à la fois d’ignorer la pression des gouvernements occidentaux et refuser au peuple birman toute demande démocratique ». La France de Monsieur Sarkozy avait d’ailleurs fait tout ce qu’elle pouvait pour atténuer ces pressions.

Le cyclone « Nargis » avait provoqués la mort de 80 000 Birmans et la disparition de 50 000 autres, en 2008. Les États-Unis, l’Union européenne ont débloqué des fonds importants pour venir en aide aux populations dévastées. Ces fonds ont, en grande partie, été détournés par la junte militaire qui empêcha les secours internationaux d’avoir accès aux zones dévastées et de pouvoir, ainsi, vérifier l’utilisation qui était faite de l’aide internationale.

C’est cette loi de la junte que Total a maintenu sous perfusion financière pendant des années.

Il n’est sans doute pas difficile de comprendre que mes toutes premières pensées aient pu aller aux innombrables victimes de la junte birmane.

Dans sa lettre à Christophe de Margerie, publiée dans Le Monde du 13 avril 2012, Eva Joly qui était alors la candidate de EELV à l’élection présidentielle accusait le groupe Total d’être « devenu une arme de corruption massive ». Elle écrivait « Vous polluez les rues des villes où je respire, vous empoisonnez les côtes de l’Atlantique où j’aime vagabonder. Vous soutenez des régimes, en Birmanie ou en République du Congo, que je combats ». Elle accusait Total de n’avoir payé aucun impôt sur les sociétés en France en 2011, sous prétexte que ses activités françaises étaient « déficitaires », alors que Total avait engrangé 12 milliards d’euros de bénéfices.

Total avait été condamné en septembre 2012 par la Cour de Cassation qui avait confirmé sa responsabilité dans le naufrage de l’Erika et de la marée noire qui s’en était suivie sur 400 kilomètres de côtes bretonnes, causant des milliards de dégâts.

La Cour d’appel de Toulouse avait mis Total hors de cause après l’explosion de l’usine AZF qui avait causé la mort de 31 personnes. Pourtant cette usine appartenait jusqu’en 2005 à la société Grande Paroisse qui regroupait depuis la fusion de Total et d’Elf Aquitaine une partie des activités chimiques du groupe Total. Pourtant, le directeur de la société Grande Paroisse avait été déclaré coupable d’homicides involontaires « par négligence et imprudence ».

L’Association des familles endeuillées, dénonçait « la volonté du groupe Total de (…) troubler la manifestation de la vérité (…) Total s’est épuisé à camoufler la vérité ».

Il n’est, sans doute, là encore, pas très difficile de comprendre que mes pensées soient, d’abord, allées à ces « familles endeuillées ».

Christophe de Margerie, en tant que PDG de Total, avait, également, été mis en examen pour « corruption d’agents publics étrangers » et « abus de bien sociaux » dans le cadre du programme « pétrole contre nourriture » avec l’Irak de Saddam Hussein. En juillet 2013, le Tribunal correction de Paris avait relaxé Total et Charles Pasqua. Mais le parquet de Paris a fait appel et Total devra répondre de ces accusations, en 2014 ou 2015.

Christophe de Margerie, à la tête de la plus grande entreprise française, n’avait pas hésité à faire pression sur François Hollande pour qu’il change sa politique fiscale et qu’il épargne les grands groupes. L’adoption des « pactes » de « compétitivité » et de « responsabilité » qui accordent une gigantesque niche fiscale de 41 milliards d’euros annuels aux entreprises, particulièrement aux plus grandes, indique qu’il avait su, avec ses compères du CAC 40, être persuasifs. Tant pis pour les services publics et la Sécurité sociale puisqu’il fallait bien économiser de ce côté-là ce qui était, de l’autre, distribué aux actionnaires des grandes entreprises et à leurs dividendes.

Il n’est, sans doute, là encore, pas très difficile de comprendre que mes pensées soient d’abord allées à tous les salariés victimes de ce capitalisme cynique et prédateur dont Total est l’un des plus beaux fleurons.

Gérard Filoche, le 23 octobre 2014.

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