GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

« Devant le Medef, Valls a fait un bras d’honneur au PS »

Nous reproduisons ici la chronique « Internationales » de notre ami Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à l'University College de Londres. Cet article est paru dans la revue Démocratie&Socialisme n°217. Il s’agit d’un entretien accordé au journal Politis fin août. Pour l’essentiel, cet article a conservé toute son actualité.

Politis.fr(1) : Dans quelle mesure François Hollande est-il, plus encore depuis ce week-end, le Tony Blair français ?

Philippe Marlière : Il est vrai qu’il y a du Tony Blair chez François Hollande : il porte un discours duquel ont disparu les références aux conflits sociaux ou aux classes sociales. Il veut nous faire croire que, dans ce monde « globalisé » et « compétitif », il y aura une part de gâteau pour tout le monde. Sans parler de sa politique économique centrée sur l’offre.

Mais, en réalité, le compromis entre le capital et le travail, qui est au cœur de la social-démocratie et qu’on retrouvait en dose homéopathique dans le blairisme, est absent de la politique de François Hollande. Comme il n’a pas de marges de manœuvre du fait de la crise actuelle, le président est condamné à mettre en pratique une version droitisée du blairisme. Il n’a fait passer aucune mesure de progrès social pour le salariat en deux ans alors que – certes, contraint et forcé par les syndicats – Tony Blair avait, lui, mis en place un salaire minimum et investi dans les services publics. Pris dans le piège de l’austérité, Hollande se retrouve donc incapable de donner un peu de grain à moudre à gauche.

Autre différence importante : contrairement à Hollande, qui a menti à ses électeurs, Blair avait annoncé la couleur. L’ex-Premier ministre travailliste avait été élu sur un programme droitier qu’il a appliqué et qui avait été au préalable adoubé par la presse Murdoch mais aussi accepté par le parti travailliste. Celui-ci était désespéré de retourner au pouvoir après vingt années de gouvernement de droite dure.

Blair avait-il maltraité son parti comme le font Hollande et Valls ?

Oui. On perçoit une vraie jubilation chez Manuel Valls à, comme il dit, « briser les tabous » (une expression de droite), à mettre en pièce et à discréditer les valeurs de gauche et le regard qu’elle porte sur la société – cette vision du monde qui repose sur la dénonciation de l’exploitation et de l’injustice sociale. On ne trouve nulle trace de cette philosophie de gauche chez Valls, ni chez Hollande d’ailleurs. Valls utilise avec fierté les « mots et la grammaire » de la droite et du patronat, selon l’expression ravie de Denis Kessler, l’idéologue du Medef. Lors de son intervention devant les patrons, mardi dernier, il a fait consciemment un bras d’honneur à son parti et à l’ensemble de la gauche. En cela, le premier ministre ressemble au Tony Blair triomphant des années 1990, dont il reprend d’ailleurs la terminologie quand il parle de « vieille gauche » (« Old Left ») pour discréditer ses opposants.

Mais, autant François Hollande offre une version droitisée du blairisme, autant Valls est au-delà du blairisme : c’est un néolibéral-conservateur. Sur le plan économique, il est thatchériste : il croit en la dérégulation du marché et du code du travail ; sur le plan sociétal, il a à peine défendu Christiane Taubira quand elle a été la victime d’attaques racistes lors des débats sur le mariage pour tous ; il s’est prononcé contre le droit de vote aux étrangers ; il a pratiqué le contrôle au faciès quand il était Place Beauvau. Mais surtout, sa scandaleuse sortie sur les Roms soi-disant « non intégrables » a piétiné plus de deux siècles de tradition républicaine française.

Parler de social-libéralisme à son égard est un contresens, car ce courant philosophique né à la fin du 19e siècle en Grande-Bretagne était très critique envers un capitalisme sans entraves et promouvait des réformes sociales en faveur de la classe ouvrière paupérisée. Souvenons-nous que John Meynard Keynes, l’architecte de l’État social britannique et le promoteur de politiques économiques basée sur la demande, était un social-libéral.

Quelle est la stratégie de Manuel Valls quand il fait ainsi de la provocation vis-à-vis de tout un pan de son parti ?

Manuel Valls a une stratégie claire en tête. Il triangule, comme l’avait fait Blair, ce qui avait permis au travailliste de repousser les conservateurs vers la droite et de remporter trois élections d’affilée. Le seul problème, c’est que le contexte en France n’est pas celui du bipartisme britannique, un pays où il n’y a ni FN ni force importante à la gauche du parti travailliste. Du coup, le pari de Manuel Valls de droitiser un maximum son discours pour contraindre la droite à la surenchère risque surtout de faire le jeu du Front national en 2017.

La gauche française est-elle condamnée à se « blairiser » ?

Valls fait du neuf avec du vieux ; un copié-collé d’un galimatias politique tourné en ridicule par les universitaires et les commentateurs britanniques depuis plus de dix ans ! En Grande-Bretagne, le blairisme a mal fini : une droite dure est revenue au pouvoir et le parti travailliste a perdu la moitié de ses membres.

Aujourd’hui, il existe trois scénarios possibles en France. Primo, le PS se transforme en parti post-social-démocrate sous les assauts de Valls et de Hollande, comme dans la situation italienne : c’est une option à ne pas exclure quand on observe la loyauté et le suivisme d’élus socialistes jusqu’à présent. Deuxio : la démarche commando de Valls et de Hollande en rupture totale avec les promesses de 2012 provoquent, in fine, une coupure dans le parti, avec des départs, comme il y en a eu au PASOK. Mais, dans le court terme, j’ai du mal à imaginer que les « rebelles » puissent quitter le PS en masse, ce qui permettrait la création d’une grande force à la gauche d’un PS en chute libre. C’est ce que j’appellerai « l’hypothèse Syriza ». Tertio : les militants et élus socialistes parviennent à réorienter à gauche la politique du gouvernement. Sans Valls évidemment. Je nommerai ce scénario « l’hypothèse Pivert », du nom du socialiste de gauche Marceau Pivert qui, en 1937, s’éleva contre la capitulation du gouvernement Blum contre les banquiers. Le combat interne de Pivert, trop tardif, se solda par un échec. Il est minuit moins cinq pour tous les socialistes sincères…

Document PDF à télécharger
L’article en PDF

(1): Interview parue dans Politis.fr le 29 août 2014 (retour)

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…