GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

De la coalition à la dictature (Nazisme 90 ans #5)

Il y a 90 ans, à la charnière des années 1932 et 1933, Hitler accédait au pouvoir en Allemagne. Très vite, la terreur nazie s’abat sur tout le pays, et au premier chef sur les partis ouvriers qui payaient ainsi le prix de leur division. Il n’allait pas tarder à être minuit dans le siècle en Europe. Nous consacrons jusqu’au printemps un cycle d’articles à ce moment tragique de notre histoire, tant il est riche de leçons pour notre camp, encore aujourd’hui.

C’est le 30 janvier 1933 qu’Hitler fut nommé chancelier par le président Hindenburg qui avait jusque-là refusé de donner son aval à celui qu’il qualifiait avec dédain de « caporal bohémien »1. Nous avons montré dans le volet précédent de cette rétrospective que les appareils social-démocrate et stalinien firent tout pour saboter le front unique défensif de la classe ouvrière allemande contre le fascisme. Et pourtant, en novembre 1932, le SPD et le KPD réunissaient à eux d’eux plus de 37 % du corps électoral, quand le NSDAP peinait à atteindre la barre des 33 % C’est à ce titre que l’on peut dire que l’arrivée d’Hitler au pouvoir a tout d’une « résistible ascension », pour reprendre le titre de la célèbre pièce de Berthold Brecht. C’est d’autant plus vrai que la nomination du leader nazi à la chancellerie n’a eu lieu que suite à une série d’intrigues où les ambitions personnelles des uns ne cédèrent qu’à la fatuité des autres.

La tentative von Schleicher

Depuis le 2 décembre – date bonapartiste s’il en est ! –, le général von Schleicher était donc aux commandes d’un Reich à la dérive. Fort du soutien de la Reichswehr, il était parvenu à doubler von Papen, vers lequel Hindenburg inclinait pourtant, en démontrant que la cure d’austérité préconisée par l’ancien chancelier allait pousser l’Allemagne dans les affres de la guerre civile. Selon Trotski, « après les gouvernements transitoires de Brüning et de Papen, le bonapartisme, en la personne du général Schleicher, a pris la forme la plus pure, mais seulement pour révéler aussitôt son inconsistance. Toutes les classes regardaient avec hostilité, perplexité et inquiétude cette figure politique énigmatique, semblable à un point d’interrogation avec des épaulettes de général »2.

Misant sur la légère amélioration de la conjoncture économique, ainsi que sur la crise interne causée au sein du NSDAP par le reflux électoral lors des législatives de novembre, von Schleicher avait pour ambition d’instaurer une dictature militaire s’appuyant sur les ouvriers, par le biais des syndicats préalablement domestiqués. Cette forme de césarisme était théorisée depuis des années dans les colonnes de la revue Die Tat, financée par la Reichswehr. Après l’échec de sa tentative d’isolement d’Hitler par la nomination du nazi Otto Strasser au poste de vice-chancelier, von Schleicher se tourna vers les syndicats, en arguant de son refus de toute nouvelle baisse de salaires, de son plan de création d’emplois par la baisse du temps de travail, de sa réforme agraire en direction des chômeurs et des aides diverses mises en place en faveur des plus démunis. Il alla même jusqu’à se présenter, à la radio, comme le « général social » à la mi-décembre. Leipart, le chef ultra-réformiste des syndicats libres fut approché. Selon le Maitron, le leader syndical « fut associé à la tentative du chancelier pour constituer une coalition contre Hitler qui grouperait l’Armée, le mouvement de Strasser et les syndicats, mais il se heurta à la direction du Parti (social-démocrate) qui, sous l’influence de Wels, s’y opposa »3. Dos au mur, le SPD, qui constatait que chaque compromis avec la droite renforçait mécaniquement les communistes sur sa gauche, optait donc enfin pour la fermeté.

Le 11 janvier, des agrariens à la solde des junkers dénoncèrent auprès d’Hindenburg, qui soutenait comme eux les intérêts de ces grands propriétaires terriens de l’Est particulièrement réactionnaires, le « bolchévisme agraire » du chancelier. Le président, qui n’appréciait guère von Schleicher, n’en eut que davantage de méfiance à son égard. Mais von Papen n’avait pas attendu cette date pour manœuvrer en coulisses dans l’espoir de retrouver son poste, perdu à la mi-novembre.

Intrigues personnelles

Hitler et von Papen se rencontrèrent en toute discrétion dès le 4 janvier au domicile du banquier Schröder, à Cologne. La discussion déboucha sur la perspective d’un cabinet à deux têtes, associant par ailleurs Hugenberg, le chef du DNVP, à un poste-clé. Les milieux d’affaires avaient leur « ticket » qui alliait efficacité économique (l’accord von Papen-Hitler) et stabilité politique (le tandem von Papen-Hugenberg étant censé canaliser la « fougue » d’Hitler). Trois jours plus tard, von Papen présenta aux milieux d’affaires ce projet de gouvernement de « concentration nationale ». Le soutien financier à cette option, validée tacitement par Hindenburg le 9 janvier, fut décidé par le patronat le 12. Indéniablement, von Papen a politiquement relancé un Hitler affaibli.

Au même moment, les nazis menaient d’ailleurs activement campagne dans le petit Land de Lippe, en Westphalie, peuplé en tout et pour tout de 175 000 habitants. Il s’agissait là d’un test d’envergure pour une formation en décrue électorale depuis des semaines. C’est pour cette raison que participèrent à ce scrutin, à première vue insignifiant, rien moins que Göring, Goebbels, Frick et évidemment Hitler qui y prononça 17 discours en onze jours ! La débauche de moyens engagés est impressionnante : tirage du journal nazi Lippischer Kurier décuplé, distribution de près de 50 000 brochures, recours à des panneaux publicitaires et à des camionnettes munies de hauts-parleurs traversant les villes, campagnes de porte-à-porte… Le 15 janvier, le NSDAP obtenait 6 000 voix de plus qu’en novembre. Le déclin était enrayé. C’était là l’essentiel, quand bien même c’était encore 3 000 suffrages de moins qu’en juillet. Les services de propagande du parti s’ingénièrent dès lors à transformer ce demi-succès en une éclatante victoire. Quant au patronat industriel, il retint, bien davantage que la poussée nazie dans ce petit État, la faible progression du KPD, qui arrachait aux sociaux-démocrates un siège au Landtag4.

Le 18 janvier se tient une nouvelle rencontre von Papen-Hitler. Le favori déchu fait alors savoir à son comparse qu’Hindenburg, s’il a validé la perspective d’un cabinet « national », n’entend pas lui confier le poste de chancelier. Le leader du NSDAP, accompagné de Göring, Röhm (SA) et Himmler (SS), campe quant à lui sur ses positions. On a alors l’idée d’utiliser Oskar, le fils du président, qui avait l’oreille de son vieux père et qui était d’autant plus corruptible, aux yeux d’Hitler et de ses nouveaux alliés, qu’il se trouvait sous le coup de deux scandales politico-financiers. Le vieil Hindenburg accepte la tenue d’une entrevue entre son fils et Hitler, à condition que son chef de cabinet, Otto Meissner, y assiste. Les deux familiers du président rencontrèrent donc von Papen et Hitler, le 22 janvier, chez Ribbentrop, d’où ils sortirent convaincus de la nécessité d’un gouvernement Hitler-Papen-Hugenberg. La dernière intrigue fut ourdie par Meissner en personne, qui organisa une entrevue entre Hindenburg et le général von Blomberg, son ancien subordonné, dont le vieux maréchal-président ignorait qu’il était déjà gagné à la conjuration.

Alors que des dissensions au sein de la droite conservatrice manquent de faire échouer le projet, Hindenburg confie personnellement à von Papen la responsabilité de trouver une issue à la crise politique, le 27 janvier. Quelques heures plus tard, le cabinet Hitler est sur pied, et c’est muni de la liste des ministres que l’ancien chancelier réapparaît devant le président en l’assurant qu’Hitler sera corseté par ses soins et ceux d’Hugenberg. Von Schleicher n’avait plus qu’à donner sa démission.

Le gouvernement du 30 janvier

Le cabinet Hitler est un gouvernement de coalition, puisque le parti majoritaire, en l’espèce le NSDAP, n’y détient, outre la chancellerie pour son chef incontesté, que le ministère de l’Intérieur (pour Whilhelm Frick) et le poste de ministre sans porte-feuille attribué à Göring, par ailleurs chargé de l’Intérieur pour le Land de Prusse. Face aux trois leaders nazis se tiennent deux ministres du DNVP, dont Hugenberg en charge de l’Économie et de l’Agriculture, Franz Seldte, le chef du Stahlhelm (une puissante organisation nationaliste et paramilitaire), promu au rang de ministre du Travail, ainsi qu’une pléiade de conservateurs sans-parti menés par von Papen, enfin de retour en grâce, qui devient donc vice-chancelier d’Hitler. Après l’interlude plébéien ébauché maladroitement par von Schleicher, c’est en partie le retour des « barons », puisque von Neurath retrouve le portefeuille des Affaires étrangères et Schwerin von Krosigk celui des Finances. Quant à von Blomberg, il avait déjà été nommé ministre de la Reichswehr par Hindenburg la veille, conformément à la Constitution de Weimar agonisante, suite à des rumeurs infondées sur un éventuel coup de force militaire pour maintenir von Schleicher au pouvoir. Au dire de l’historien allemand Martin Broszat, « l’“encadrement” des nationaux-socialistes semblait avoir parfaitement réussi »5.

Le 30 janvier, les conjurés arrivent à la présidence pour être présentés à Hindenburg, mais un grave incident a lieu dans le bureau d’Otto Meissener. Hugenberg, qui vient d’apprendre que son « allié » von Papen a promis à Hitler la tenue rapide de nouvelles élections, annonce brutalement son retrait de l’équipe ministérielle, en faisant savoir que le cabinet projeté ne pouvait qu’être construit sur les bases des élections de novembre 1932, dont on se souvient que, défavorables aux nazis, elles avaient remis en selle les nationaux-allemands, étrillés en juillet. Ce mélodrame détruisait tout l’édifice construit patiemment, pendant de longues semaines, de non-dits en jeux de dupes, par von Papen, orfèvre en la matière. L’ancien chancelier connaissait assez Hindenburg et ses fortes réserves à l’endroit d’Hitler pour savoir qu’il refuserait son aval à la nouvelle équipe si Hugenberg, l’homme des junkers et de la vieille Prusse impériale, faisait finalement défection.

Mais von Papen ne pouvait échouer si près du but. Immédiatement après l’esclandre du chef du DNVP, il promit à la place d’Hitler – qui n’eut donc pas à y consentir formellement – que la composition du cabinet ne serait pas modifiée à l’issue du scrutin à venir – scrutin qui était donc de facto confirmé, à la plus grande joie des nazis. Meissner profita du silence qui suivit pour signaler qu’on ne saurait faire attendre plus longtemps le président de la République. Les membres du nouveau gouvernement pénétrèrent, l’un après l’autre, comme si de rien n’était, dans le bureau d’Hindenburg, mais une chose était sûre : von Papen, avant même d’entrer en fonction, ne jouait déjà plus le rôle de surveillant d’Hitler auquel la bourgeoisie et le vieux président l’avaient assigné.

Quelle coalition ?

Le 1er février, la déclaration gouvernementale du « cabinet de redressement national » rend « les partis marxistes » responsables de la situation catastrophique du pays et demande à l’opinion « quatre ans » pour l’en sortir. La rhétorique, si elle gagnait en crédibilité avec le soutien du premier groupe du Reichstag aux gouvernants de l’heure, n’avait en soi rien de nouveau, puisque la droite conservatrice répétait depuis des mois qu’il fallait extirper le bacille « socialiste » du corps malade que constituait la nation allemande, pour lui faire retrouver toute sa vigueur. La question en suspens était celle du « comment ». Comme le note fort justement Trotski dans le feu des événements, « pour s’emparer de la totalité du pouvoir, Hitler doit provoquer un semblant de guerre civile – la véritable guerre civile, il en a lui-même peur. Ses solides collègues du ministère, qui disposent de la Reichswehr et des Casques d’acier (i.e le Stahlhelm), préféreraient étouffer le prolétariat par des moyens pacifiques. Ils sont beaucoup moins enclins à provoquer une petite guerre civile, par peur d’une grande »6.

L’organigramme du cabinet Hitler-von Papen exprimait en termes de pouvoir la relation équivoque qu’entretenaient avec le nazisme la droite conservatrice – et par son intermédiaire les milieux d’affaires et le patronat industriel –, entre accord sur les fins et divergences sur les moyens. Le vice-chancelier von Papen devait ainsi être présent lors de chacune des entrevues entre Hitler et Hindenburg. Homme-lige de la grande bourgeoisie, il était par ailleurs, en tant que commissaire du Reich à la Prusse, le supérieur en titre de Göring dans le plus grand Land allemand, tandis qu’Hungenberg, en tant que ministre d’État, commissaire du Reich pour les aides à l’Est, puis directeur du département prussien pour l’Économie, l’Agriculture et le Travail, faisait figure, au moins sur le papier, de véritable « dictateur économique ». Pour le SPD et le KPD, voire pour le Zentrum, Hitler était en réalité prisonnier de la droite conservatrice qui était, à leurs yeux, le grand vainqueur du 30 janvier.

On avait promis au président du Reich que tout serait tenté pour faire entrer le Zentrum dans le cabinet « national », mais Hitler s’accorda dès avant sa prise de fonction avec Hugenberg pour n’en rien faire. Le chef du NSDAP n’avait-il pas mis le parti démocrate-chrétien dans le même sac que les partis de gauche honnis, quand il avait affirmé jadis, en sortant de prison, qu’il convenait désormais, pour les nazis, d’« entrer au Reichstag et [d’]y lutter contre les députés catholiques et marxistes »7 ? Des discussions eurent lieu pour la forme, mais, au bout de quelques heures, Hitler déclara, en présence du président du Reich, que les conditions « déraisonnables » posées par le Zentrum avaient rendu impossible toute négociation sur l’extension du « gouvernement national », ce qui imposait d’emprunter un autre chemin pour aboutir à une majorité parlementaire. La voie vers de nouvelles élections était définitivement ouverte. Le 1er février, le décret-loi sur la nouvelle dissolution du Reichstag était promulgué8.

Début de la répression

Le 4 février, au prétexte d’un appel du KPD à la grève générale lancé le 31 janvier – et au passage laissé lettre morte –, le « cabinet national », hanté par le spectre du soulèvement populaire9, promulgue un décret sur « la protection du peuple allemand ». Il s’agissait d’un texte laissé dans les tiroirs par les gouvernements précédents et, si ses clauses sécuritaires extrêmement extensibles laissaient les coudées franches à des gouvernants décidés et peu scrupuleux, des garde-fous juridiques pouvaient encore y faire contre-poids. Le droit d’appel devant le Reichsgericht (la Cour suprême du Reich) perdurait pour les prévenus, et la détention en vertu de ce décret était limitée à trois mois. Tout dépendait au fond de l’application de ce texte de loi dans les Länder ; or, en Prusse, par la grâce du coup d’État de von Papen en juillet 1932 contre le gouvernement de coalition à direction SPD, puis de la nomination de Göring à l’Intérieur, et dans d’autres Länder beaucoup plus petits, ce sont les nazis qui allaient pouvoir en user et en abuser.

Dès les premiers jours du « cabinet de redressement national » se multiplient les démissions, volontaires ou forcées, et des départs à la retraite anticipés, émanant des fonctionnaires sociaux-démocrates, mais aussi d’agents publics membres du Zentrum et d’autres formations centristes. En Prusse, Göring mène pour sa part une politique systématique d’interdiction des réunions des partis de gauche. L’organe quotidien du KPD, la Rote Fahne est vite interdit, tandis que les chemises brunes pratiquent perquisitions et saisies à la Maison Karl-Liebknecht et dans les locaux du parti le 2, puis le 23 février. Quant au Vorwärts social-démocrate, il écope de trois jours d’interdiction de publication début février, puis d’une semaine autour du 15. Une liste impressionnante de publications interdites est publiée les 10 et 11 février, au moment où la campagne électorale s’enclenche. Mais Germania, l’organe du Zentrum, fut sauvé in extremis, grâce à l’intervention de l’ancien chancelier Wilhelm Marx auprès de Göring en personne.

Cependant, la fronde de la Cour suprême du Reich, saisie par les directeurs des publications et les organisateurs des réunions publiques interdites, fut patente dès la mi-février. Dès le 16, Frick avait demandé, en Conseil des ministres, la neutralisation de cette instance, par l’extension du décret du 4 février. Suite aux vives protestations d’Hugenberg, Hitler – certainement déjà au courant, si ce n’est en accord avec son camarade de parti – rejeta sa proposition. Pour le chancelier, il s’agissait d’être prudent et d’apparaître comme un arbitre impartial entre les bandes SA et ses proches collaborateurs d’un côté, et le bloc conservateur de l’autre. Si le leader nazi entendait procéder par étapes et de façon extrêmement progressive, il n’en était pas moins résolu à frapper l’ennemi avant même de disposer des pleins pouvoirs, qu’il comptait bien obtenir à l’issue de son probable triomphe aux élections de début mars. C’est pour cette raison que, le 17 février, les policiers obtinrent l’autorisation de tirer à volonté et que, cinq jours plus tard, 40 000 membres des SA, de la SS et du Stahlhelm furent intégrés officiellement dans les rangs de la police auxiliaire, avec les conséquences que l’on peut imaginer en termes de violences. Depuis les débuts du cabinet Hitler-von Papen, 62 personnes, en majorité communistes, avaient été tuées10.

La rupture : l’incendie du Reichstag

C’est dans ce climat de terreur politique que se déroula la campagne électorale – la troisième en un peu plus de six mois. Elle fut marquée politiquement par deux aspects essentiels : l’impossibilité dans laquelle se trouvaient les opposants au NSDAP et à sa coalition du Front de combat de mener réellement campagne, ainsi que la division des tâches qui s’était opérée entre Göring et Frick d’un côté, orchestrant la terreur nazie, et Hitler de l’autre, faisant figure d’homme modéré et respectable, et donc d’homme indispensable aux yeux des conservateurs. Ne termina-t-il pas son discours du Palais des sports, le 10 février, par un surprenant « Amen », prononcé à l’évidence pour rassurer ses partenaires et leur base sociale qui puisaient largement leurs valeurs communes dans le christianisme le plus traditionnel ? De son côté, Goebbels, non content de multiplier les interventions médiatiques pathétiques dénonçant les « marxistes » et en appelant au « réveil de la nation », introduisait les discours radiodiffusés de son Führer comme un vulgaire présentateur11. Quant au patronat, dont les principaux représentants furent invités par Schacht et Göring dans les appartements de ce dernier au Reichstag, le 20 février, il ne s’y trompa pas : sommé de renflouer les caisses d’un parti largement désargenté, il finança à hauteur de 2 millions de marks la campagne d’Hitler12. Tout était bon pour défaire les « rouges » une bonne fois pour toute.

Arriva comme providentiellement l’incendie du Reichstag. Le 27 février au soir, peu après 21h, le siège de la Chambre basse s’embrase. Quelques minutes après que l’alerte a été donnée, on découvre, sortant de la fournaise, un certain Marinus van der Lubbe, jeune chômeur néerlandais, qui s’avère être à la fois proche des idées communistes et simple d’esprit. Interpelé, il passe immédiatement aux aveux, tout en déclarant qu’il a agi seul. Depuis lors, on s’écharpe pour savoir qui a commandité cet attentat. S’agissait-il de l’acte isolé d’un déséquilibré ou d’une provocation nazie ? S’il y a fort à parier qu’aucune pièce décisive ne permettra de clore le débat, plusieurs éléments donnent à penser que van der Lubbe a été manipulé par des SA en lien direct avec Göring13. Un temps perplexe, Hitler, arrivé sur place une heure après son second, se résolut finalement à jouer à fond la carte de la dramatisation. L’incident allait être présenté à l’opinion comme le signe de l’imminence du soulèvement communiste tant prédit. Hitler déclara le lendemain de l’incendie à von Papen : « C’est un signe de Dieu, Monsieur le Vice-chancelier ! Si ce feu, comme je le crois, est l’œuvre des communistes, nous devons écraser cette peste meurtrière d’une main de fer ! » Il aurait même parlé, en Conseil des ministres, de la nécessité d’une « confrontation impitoyable avec le KPD »14, preuve que la répression contre la gauche était appelée à changer d’ampleur. On décida au passage d’impliquer le SPD. Selon l’ancien activiste de l’Internationale communiste Jan Valtin, témoin des faits, « plus de 4 600 meneurs communistes et socialistes furent arrêtés la nuit de l’incendie »15.

La réunion ministérielle du 28 février décréta la fin des droits fondamentaux puisqu’étaient abrogés sine die la liberté des personnes, l’inviolabilité du domicile, les libertés d’opinion et de réunion, la liberté de la presse, le secret postal… Pour nombre d’auteurs, c’est de ce jour et de ce texte resté dans les annales sous le nom de Reichstagsbrandverordnung (« décret de l’incendie du Reichstag ») que date l’instauration de la dictature nazie. Un autre décret-loi créait d’ailleurs le même jour le crime aux contours pour le moins élastiques de « trahison envers le peuple allemand ». L’ensemble de la presse communiste était interdite, tandis que les publications sociales-démocrates étaient suspendues pendant deux semaines en Prusse. Ces deux textes suscitèrent une vague inédite d’arrestations tout en légalisant après coup celles qui venaient d’avoir lieu. Ce sont certainement pas moins de 10 000 personnes, dont une écrasante majorité de communistes, qui ont été arrêtées en vertu des décrets-lois du 28 février. Le 3 mars, une circulaire de Göring rappelle à toutes fins utiles que ces textes ne peuvent légitimer d’éventuelles mesures prises « contre des membres ou des organisations de partis autres que communiste, anarchiste ou social-démocrate »16.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 302 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.L’expression, employée lors des négociations entre Hitler et von Schleicher, daterait du 10 août 1932. Cf. Ian Kershaw, Hitler, 2001, p. 533-534.

2.Trotski, « Devant la décision », février 1933, Comment vaincre le fascisme. Écrits sur l’Allemagne (1930-1933), Éditions de la Passion, 1993, p. 205.

3. https://maitron.fr/spip.php?article216441 (notice de Jacques Droz).

4.Outre Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, coll Cursus, 1999, p. 91, on a suivi ici l’entrée Wikipédia « Landtagswahl in Lippe 1933 ».

5.Martin Broszat, L’État hitlérien. L’origine et l’évolution des structures du IIIeReich, L’esprit du politique, 1985 (éd. allemande 1970), p. 109.

6.Trotski, « Devant la décision », op. cit., p. 208.

7.Propos de Hitler datés de 1924, cité dans Alan Bullock, Hitler et Staline, Paris, 1994.

8.Pour ce passage, voir Martin Broszat, op. cit., p. 110-111.

9.Plusieurs sources, dont le Journal de Goebbels, attestent de cette obsession d’Hitler et de ses alliés. Cf. Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste. 1919-1943, Fayard, 1997, p. 547.

10.Chiffres tirés d’Alfred Wahl, op. cit., p. 99.

11.Cf. Martin Broszat, op. cit., p. 124.

12.Le Journal de Goebbels présente cette réunion comme un tournant dans les finances du NSDAP. Voir par ailleurs Éric Vuillard, L’Ordre du jour, prix Goncourt 2017.

13.La thèse ancienne de Jacques Delarue (Histoire de la Gestapo, Fayard, coll. Les grandes études contemporaines, 1962) a été reprise depuis par Thierry Feral (Justice et nazisme, L’Harmattan, coll. Allemagne d’hier et d’aujourd'hui, 1997) et approfondie par Alexander Bahar et Wilfried Kugel (Der Reichstagbrand, 2001, réédité en 2013). Contra Fritz Tobias (1962), repris dans une moindre mesure par Ian Kershaw, op. cit., 2001, p. 649-651.

14.Pour ces deux citations, voir ibid., p. 651 et Martin Broszat, op. cit. p. 127.

15.Jan Valtin, Sans partie ni frontières, Éditions Jean-Claude Lattès, 1975 (1èreéd. anglaise 1941), p. 387.

16.Martin Broszat, op. cit., p. 128, puis p. 130.

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