Brexit : désastre différé pour l'instant
Nous publions ici un article de Mark Boothroyd, infirmier, syndicaliste à Unite Health et militant socialiste membre du Parti Travailliste basé à Londres. Il est membre de Another Europe Is Possible, ainsi que du comité de direction de Labour for a Socialist Europe.
La “flextension” qui a été accordée au Royaume-Uni a temporairement calmé la crise du Brexit. Le gouvernement et l’opposition ont désormais jusqu’au 31 octobre pour trouver un accord ou pour trouver une autre manière de résoudre la crise, soit en organisant un référendum sur l’accord soit en révoquant l’article 50 [permettant ainsi au RU de rester dans l’UE]. Mais les problèmes qui ont donné lieu à cette crise demeurent, et il y a de nombreux obstacles à une solution parlementaire.
Les Conservateurs
La crise a conduit les Tories au bord de l’implosion. Le gouvernement a subi de défaites écrasantes aux Communes à chaque tentative de faire adopter l’accord négocié par Theresa May, plusieurs de ces votes comptant parmi les plus lourdes défaites pour un parti gouvernemental. L’intransigeance de May et son refus de tenter de trouver un compromis ou d’explorer des pistes alternatives pour un accord a conduit les députés à prendre le contrôle de l’agenda parlementaire à plusieurs occasions, un événement sans précédent dans l’histoire parlementaire britannique. Par ailleurs, la discipline gouvernementale a totalement implosé, des ministres ayant voté contre le gouvernement de manière répétée.
Ce qui a été moins remarqué dans ce chaos, mais qui constitue un fait plus important pour l’avenir de la politique britannique, est que les Conservateurs sont devenus le parti du “No Deal Brexit” [un Brexit sans accord négocié avec l’UE]. Tandis que le European Research Group, emmené par Jacob Rees-Mogg, le groupe parlementaire qui réunit les partisans conservateurs du Brexit les plus durs, a reçu la plus grande attention médiatique en raison de leur refus intransigeant de voter pour l’accord négocié par May, il y a des indications claires qu’à la fois les adhérents et l’ensemble des députés Tories sont en train d’adopter des positions extrémistes sur le Brexit. Dominic Grieve, ancien Procureur Général et partisan d’un nouveau référendum dont la motion parlementaire a obligé le gouvernement à permettre des amendements à l’accord négocié par May, ce qui a ouvert la voie à ce que les Communes prennent le contrôle du processus, est devenu le premier député Tory à avoir été désélectionné par le parti de sa circonscription. La radicalisation générale des Tories est encore plus visible dans le fait que 180 de leurs députés ont voté pour un « No Deal » aux Communes.
Que 180 députés conservateurs votent de leur propre chef, sans indication gouvernementale, pour un “No Deal” démontre les phantasmes nationalistes dont a été saisie une partie du parti gouvernemental dans sa tentative d’imposer un Brexit quelconque.
Etant donné que May démissionnera durant l’année, les principaux candidats à la tête du parti sont Jacob Rees Mogg et Boris Johnson, tous les deux des partisans d’un Brexit dur. Quelle que soit l’issue du processus, la base du Parti Conservateur et une majorité de ses députés ont adopté les positions des partisans d’extrême-droite du Brexit et ce sont eux qui dirigeront le parti dans l’avenir immédiat.
Le Parti Travailliste
Avec l’humiliation répétée de May et la guerre civile conservatrice, la stratégie de Corbyn paraît justifiée. En adoptant une position d’ambiguïté constructive et en refusant de prendre une position tranchée pour ou contre le Brexit, Corbyn a esquivé l’accusation de chercher à faire obstacle, ou d’aider à réaliser le Brexit. Il a aussi préservé la discipline du parti, ce qui a permis de rejeter l’accord de May et conduire le gouvernement à la crise à laquelle il fait face.
Il y a eu des défections de l’aile néo-libérale du Parti Travailliste qui ont créé le Independent Group (désormais le Change UK Party). Il y a aussi eu des bagarres constantes concernant la réticence du parti à soutenir un second référendum.
Sachant que l’accord négocié par le gouvernement a déjà été rejeté trois fois, les Communes se sont saisies de l’agenda parlementaire pour chercher un compromis à travers un processus de votes indicatifs. May a été obligée de se tourner vers Corbyn pour chercher un accord. Ceci fait potentiellement de Corbyn l’un des hommes les plus puissants en Grande Bretagne. Les négociations pour un accord de compromis comportent des risques importants, et il n’est pas certain que Corbyn et sa garde rapprochée soient suffisamment hostiles au Brexit pour les éviter.
L’opposition molle de Corbyn au Brexit a été démontrée de plusieurs manières. Bien qu’il ait constamment critiqué le gouvernement et le contenu de l’accord, il a évité de critiquer le Brexit lui-même ainsi que les idées nationalistes et xénophobes qui en sont le moteur. Tandis que la gauche favorable au maintien dans l’UE et même des figures centristes du parti ont de manière répétée critiqué le Brexit comme étant un projet porté par l’extrême-droite, la direction du parti n’a que peu repris cette ligne d’attaque. Plutôt, les porte-paroles et la direction du parti ont répété qu’il fallait honorer le résultat du référendum, et il y a eu peu voire aucune critique visant les accusations démontrées concernant les infractions par la campagne pour le Leave des règles de financement des campagnes électorales, infractions qui ont sans doute aidé à mobiliser les partisans du Leave et qui devraient par conséquent remettre en question le résultat du référendum.
Par ailleurs, la direction du parti n’a pas traité de manière uniforme les députés travaillistes qui ne se sont pas alignés sur sa ligne. Des députés qui ont voté pour des amendements qui auraient poussé le gouvernement à adopter un accord de sortie permettant un rapprochement plus important avec l’UE ont été exclus de la direction, tandis que des députés qui ont voté avec le gouvernement pour empêcher le parlement à prendre le contrôle du processus n’ont pas été réprimandés ou critiqués.
A travers 2018, la ligne du parti a été qu’une élection générale était nécessaire pour résoudre le problème du Brexit, et la perspective d’un second référendum fut rejetée. Cela a démontré l’opinion de la direction selon laquelle le Brexit était simplement une parmi de nombreuses questions politiques du moment, et qui pourrait être résolu en notre faveur par un gouvernement travailliste qui contrôlerait le processus et adopterait une meilleure position dans les négociations. Cette opinion ignore les forces politiques derrière le Brexit et le positionnement de la vaste majorité des partisans du parti dans le camp opposé au Brexit. Un sondage au mois de janvier a montré que 72% des adhérents du parti voulaient que celui-ci soutienne un second référendum, tandis que 88% parmi eux voteraient pour le maintien dans l’UE si un tel référendum a lieu.
Même parmi les adhérents de Momentum, l’extrême-gauche des adhérents travaillistes, 41% soutiennent un second référendum sans conditions, et 12% supplémentaires le soutiennent si le parti ne réussit pas à obtenir une élection générale. Encore 28% voulaient garder l’option d’un tel référendum, contre seulement 17% qui y étaient totalement opposés.
Tandis qu’une partie du salariat a en effet pu voter pour le Brexit, la majorité des voix pour le Remain était le fait de salariés, en particulier de ceux qui sont en emploi. En revanche, une bonne partie des partisans du Leave était constituée par des inactifs. Des recherches conduites par le sociologue Danny Dorling[1] ont démontré que la majorité des voix pour le Leave ne se trouvait pas dans les régions économiquement sinistrées du Nord de l’Angleterre mais dans les régions relativement prospères du Sud-Est qui sont des bastions traditionnels du Parti Conservateur.
Se focaliser sur la perspective de résoudre le problème du Brexit via une élection générale est en partie compréhensible d’un point de vue purement national qui considère le Brexit comme une parmi les nombreuses questions qui se posent, mais cela démontre une vision bornée de la question. Le Brexit n’est pas une question quelconque mais la manifestation de la vague autoritaire, nationaliste et xénophobe des quatre dernières années. Le Brexit a été l’objectif de l’extrême-droite britannique depuis 25 ans et sa mise en œuvre constituera une victoire importante pour elle.
L’incapacité de la direction du Parti Travailliste à comprendre cela et agir en conséquence est un défaut majeur. Plutôt que de reconnaître le danger existentiel que représente le Brexit et chercher à construire des alliances progressistes avec d’autres partis anti-Brexit et mobiliser le salariat contre ses aspects politiquement, socialement et économiquement destructeurs, la direction travailliste a cherché à obtenir un retour aux urnes. En même temps, elle n’a proposé aucune solution concrète aux risques que le Brexit pose à des millions de citoyens européens et au bien-être social et économique du salariat britannique et européen.
Des déclarations de Corbyn à l’automne 2018 selon lesquelles « le Brexit ne peut être arrêté » montrent qu’il y a lieu de s’inquiéter que s’il existe un moyen d’arrêter le Brexit, Corbyn ne le soutiendrait pas. Il y a eu beaucoup de tergiversations sur la question d’un second référendum. La direction du parti a mis longtemps pour le soutenir tout en y attachant des conditions selon lesquelles un tel référendum ne devrait avoir lieu que dans le cas d’un accord négocié par les Tories et non pas d’un accord négocié par le Parti Travailliste. Cela conduit à craindre que si les négociations en cours entre May et Corbyn débouchent sur un accord, la direction travailliste pourrait ne pas exiger qu’il soit soumis à un vote public. Cela constituerait une trahison immense des adhérents du parti, et des millions des citoyens européens mis en danger par le Brexit.
Il y a un débat permanent dans le parti sur la solution à apporter à la crise du Brexit. Les soutiens de Corbyn continuent à prioriser une élection générale comme la solution. La droite du parti s’est organisée à travers la campagne « the People’s Vote ». Par conséquent, les partisans de Corbyn se méfient de ce mouvement, qu’ils considèrent à la limite comme une nouvelle tentative de faire tomber Corbyn. Heureusement, il existe désormais une campagne menée par la gauche du parti, le groupe « Love Socialism, Hate Brexit » composé de députés jeunes qui soutiennent Corbyn et qui voient la nécessité d’opposer une résistance au Brexit. Ce groupe tente de mobiliser les adhérents du parti et des syndicats contre le Brexit. Ces députés défendent aussi un référendum confirmatoire sur un éventuel accord comme le meilleur moyen d’annuler le Brexit.
Les syndicats
Une bonne partie des directions syndicales et des adhérents syndicaux sont pro-Corbyn et l’ont suivi pendant la crise. La politique de la plupart des syndicats est d’obtenir l’élection d’un gouvernement travailliste. Il y a eu peu de discussions sur le Brexit dans le mouvement syndical, bien que quasiment tous les syndicats aient adopté des positions favorables au maintien dans l’UE pendant la campagne de 2016. Beaucoup de syndicalistes semblent considérer le Brexit comme l’affaire du Parti Travailliste.
L’échec de cette stratégie et le risque imminent d’un Brexit « No Deal » a obligé les syndicats à débattre de la question. Mais cette discussion vient assez tardivement et se mène de manière très lente et avec le conservatisme inhérent au mouvement syndical et sa difficulté à envisager le Brexit au-delà d’une préoccupation étroite avec les intérêts immédiats des effectifs syndicaux.
En septembre 2018, GMB - le troisième syndicat britannique par les effectifs – a adopté une position de soutien à un second référendum en se référant à la tradition syndicale qui consiste à soumettre à l’approbation des adhérents tout accord négocié par la direction avec les employeurs. Le syndicat présente un tel référendum comme une manière pour le salariat de montrer clairement son rejet du Brexit d’une manière démocratique. GMB a depuis été rejoint par UNISON, le plus grand syndicat du secteur public au RU. Cela laisse Unite, le plus grand syndicat dirigé par Len McCluskey, comme la principale force syndicale qui estime qu’un accord pour réaliser le Brexit doit être trouvé.
Dans les syndicats, l’opposition au Brexit se raffermit mais se heurte à des obstacles, comme l’opposition de partisans loyalistes de Corbyn pour qui le soutien à un second référendum est une tentative de déstabiliser la direction travailliste mais aussi l’état moribond de nombreux syndicats. Le nombre de journées perdues pour fait de grève a significativement reculé depuis l’adoption en 2015 du Trade Union Act qui oblige les syndicats à obtenir une majorité absolue lors des consultations internes sur l’organisation de grèves. Cela a créé un obstacle majeur pour les syndicats puisque souvent la participation à ces consultations est très faible, ce qui rend la grève illégale.
Quelles suites?
La “flextension” octroie une opportunité importante au mouvement anti-Brexit de s’organiser, mais des problèmes importants demeurent. Les tergiversations du parti travailliste sur un second référendum et ses négociations en cours avec May constituent un risque. Le manque de préparation pour les élections européennes qui seront largement considérées comme un référendum sur le Brexit en constitue un autre. L’arithmétique parlementaire actuelle signifie qu’il pourrait bien ne pas y avoir une majorité pour un second référendum ou la révocation de l’article 50 et la direction travailliste n’a pas cherché à en construire une par des arguments ou des alliances.
La manifestation monstre pour un second referendum du 23 mars [1 million de manifestants] montre qu’il existe un mouvement anti-Brexit alerte qui se fera entendre si l’occasion se présente. Les six millions de signatures pour la pétition demandant la révocation de l’article 50 montrent le soutien populaire très large pour l’annulation du Brexit. La question est de savoir si la direction travailliste peut se défaire de sa vision étroite et nationale du Brexit, résister aux pressions d’accommoder les électeurs racistes pro-Brexit et prendre la tête du mouvement pour mettre fin au Brexit de manière décisive par un référendum de ratification. Un tel résultat conduirait à l’implosion du gouvernement conservateur et ouvrirait la voie pour une victoire travailliste. En revanche, arriver à un accord avec May et mettre en œuvre le Brexit par un vote parlementaire permettrait aux Tories de se maintenir au pouvoir en même temps que cela ruinerait le Parti Travailliste et le projet de Corbyn pour de bon.
[1] http://www.dannydorling.org/books/rulebritannia/
Cet article de Mark Boothroyd a été traduit par notre camarade Christakis Georgiou. Il est à retrouver dans le numéro d'avril de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale.