Aux origines du 8 mars : les premières grèves de femmes
La « Journée de la femme » n’existe pas davantage que la « Fête du travail ». Ce que l’on célèbre le 8 mars, c’est la « Journée internationale des droits des femmes ». La dimension sociale de cette dernère n’échappe à personne depuis que la lutte cruciale contre les inégalités salariales femmes-hommes suscite de fortes mobilisations féminines avec cessation massive du travail. Mais on ignore encore trop que les premières grèves de femmes sont antérieures à la progressive institutionnalisation du 8 mars comme journée revendicative par excellence des travailleuses.
On associe souvent les premières grèves de femmes en France aux grèves de 1917, qui, il est vrai, ont été spectaculaires et ont marqué un tournant dans la place de celles-ci au travail et dans le mouvement ouvrier. Mais les premières grèves qu’elles ont menées ont eu lieu avant même la Commune dans les « manufactures » employant majoritairement des femmes.
La grèves des ovalistes (Lyon, 1869)
Le premier secteur d’emploi féminin au XIXe siècle est l’industrie textile. Il n’est dès lors pas étonnant que la première grève ait été celle des « ovalistes » à Lyon.
Ovalistes au féminin, ouvriers-mouliniers au masculin : tous travaillent sur un moulin de forme ovale qui transforme la soie grège en fil de soie, mais les patrons préfèrent embaucher les femmes, moins payées que les hommes. Les ovalistes sont jeunes, elles viennent des zones rurales aux environs de Lyon. Le plus souvent, elles habitent sur leur lieu de travail.
Lyon, le 21 juin 1869 |
C’est par ce courrier fort respectueux adressé au sénateur du Rhône, que commença leur action. Sans réponse des patrons, elles se mettent en grève le 25 juin et le mouvement s’étend rapidement dans d’autres ateliers jusqu’à toucher 1600 personnes. Les patrons ripostent en les expulsant de leurs « logements ». Elles se retrouvent alors à la rue avec leurs affaires, ce qui a peut-être pour avantage de rendre leur mouvement plus visible. Mais elles occupent surtout l’espace public en organisant des collectes de soutien et des bureaux de secours. Leur mouvement prend une telle ampleur qu’elles reçoivent l’aide de la section de l’Association internationale des travailleurs (AIT) et collectent des fonds de soutien également en Belgique. Au bout d’un mois, elles arrachent la journée de 10 heures, au lieu de 12, mais n’obtiennent rien sur les salaires. De peur que leur grève s’effrite, elles l’arrêtent le 29 juillet.
À l’issue de la lutte, la commission des ovalistes soutenue par la section lyonnaise de l’Internationale adhère à l’AIT. Philomène Rozan, ayant pris une part essentielle dans la lutte et devenue présidente de la commission des ouvriers, est « choisie par Marx pour participer au congrès de l’Internationale à Bâle, mais elle n’ira pas suite à une manœuvre de l’anarchiste russe Michel Bakounine qui y sera délégué des ovalistes »*. Philomène Rozan et les ovalistes redeviennent invisibles !
La grève des cigarières (Toulouse, 1870)
En 1870, la Manufacture des tabacs de Toulouse avec ses 1 200 employés est la plus grande entreprise de la ville. Il faudrait plutôt dire « 1 200 employées », puisque 92,3 % du personnel ouvrier est féminin et que les cigarières en constituent à peu près les trois quarts. Les cigares, alors davantage consommés que les cigarettes, sont roulés à la main – tâche délicate que l'on considère à l'époque comme un apanage strictement féminin.
À la différence de Lyon où les ouvrières venaient des campagnes environnantes, les cigarières sont toulousaines, souvent issues des mêmes familles, puisque la moitié des emplois vacants sont réservés aux « filles légitimes ou reconnues, aux brus et aux femmes non divorcées des agents techniques, ouvriers et ouvrières ».
Elles sont payées à la pièce, mises en concurrence entre elles par un système de bonus-malus en fonction de la qualité des cigares. En 1870, un jeune ingénieur nouvellement arrivé impose une deuxième pesée sur les cigares finis et des retenues sur salaires ou limitation de la production pour les ouvrières dont les cigares sont jugés de mauvaise qualité. Le salaire des ouvrières habiles tombe de 2,50 à 1,25 franc, selon la Gazette du Languedoc. Les ouvrières réclament l’abrogation de ces nouvelles mesures et, faute d’être entendues, se mettent en grève.
Le samedi 21 mai 1870, un millier de « tabataires » se rendent en cortège à la préfecture pour demander la démission du nouvel ingénieur. « C’est vraiment une chose étrange, note L’Écho de la Province, de voir défiler ce régiment en jupons et armé d’aiguilles à tricoter, que les femmes font manœuvrer tout le long des rues. »
Dès le premier jour et chacun de ceux qui suivirent (sauf le dimanche), les cigarières organisent des assemblées de grévistes, en plein air, tantôt aux abords de la manufacture, tantôt sur une place, tantôt à l’abri des ramiers des bords de la Garonne, tantôt au-delà de la barrière du Port de l’Embouchure... Les lieux sont variés, car le droit de réunion n’existe pas et il faut échapper à la surveillance de la police. Grâce à cette cohésion, elles déjouent les manœuvres de la direction. Le 26 mai, la démission du directeur est publiée dans la presse. La grève aura duré une semaine.
Cette première grève sera suivie, en 1874 et 1875, d’autres qui seront beaucoup plus dures. L’historienne Rolande Trempé explique : « En mai 1870, elles avaient profité de l’effet de surprise d’abord, et de la crise d’autorité que l’Empire subissait à Toulouse, où les élections lui avaient été particulièrement défavorables. Le Préfet avait sans aucun doute manœuvré pour faire cesser la grève, mais il n’avait pas essayé de la briser par la force ; un seul incident de police avait été signalé. Il en fut tout autrement en 1875. La Commune avait laissé des traces durables, la classe ouvrière était suspecte, toute grève dangereuse, et tout rassemblement condamnable. C’est pourquoi les grévistes vont se heurter dès la première heure à une résistance énergique, et de la Direction de la manufacture, et du Préfet. Elles vont lui faire face avec courage, car la répression va s’abattre sur elles. »
À Toulouse aussi, ces grèves ont sans doute eu des répercussions sur l’organisation durable des ouvrières. Un chroniqueur note qu’en 1902, la Manufacture compte deux syndicats, tous deux affiliés à la CGT, l’un mixte et l’autre strictement féminin : le Syndicat de l’avenir des ouvrières des tabacs de Toulouse.
* Archives municipales de Lyon, « Portrait de femmes », http://www.archiveslyon.fr/static/archives/contenu/expositions /panneaufemmesdef.pdf.
Références
Corinne Clément & Sonia Ruiz, Toulouse secret et insolite. Les trésors cachés de la ville rose, Les beaux jours, 2007 (Merci à mon amie Sonia Ruiz grâce à qui j’ai regardé de plus près cette histoire).
Claire Auzias & Annik Houel, La grève des ovalistes (Lyon, juin-juillet 1869), L’Atelier de la création libertaire, 2016 (1ère éd. chez Payot en 1982).
Rolande Trempé, « Les cigarières toulousaines en grève 1870-1875 », Clio. Femmes, Genre, Histoire n° 44 (2016), p. 281-294 (https://www.cairn.info/revue-clio-femmes-genre-histoire-2016-2-page-281.htm).
Jean de Saint Blanquat, « La manufacture des femmes », À Toulouse, mai 2011, p. 58-61.
Cet article de notre camarade Claude Touchefeu est à retrouver dans le numéro de mars de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).