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150 ans de la Commune #6 : bilan d’un moment sans pareil

1871-2021. À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, D&S a décidé de consacrer une série d’articles à cette première ébauche de république sociale qui, selon Marx, « ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même ».

Fin mai 1871 : à l’instar de ses défenseurs, la Commune gît sous les décombres encore fumants de la Semaine sanglante. « Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout ». Si cet alexandrin de Victor Hugo, souvent cité en référence au monstrueux massacre, a en réalité été écrit en 1867, à l’occasion de la défaite des chemises rouges de Garibaldi face aux troupes pontificales à Mentana, il reste qu’il convient parfaitement à cette révolte populaire parisienne et à son destin ultérieur. L’idée communarde a bel et bien survécu au bris des corps. Sinon, on peinerait à comprendre, 150 ans plus tard, la vigueur des mémoires qu’a suscitées cette expérience plurivoque, dans la société en général comme dans le mouvement ouvrier.

Entre histoire et politique

Son œuvre novatrice et inachevée, la haine inexpiable des possédants à son encontre, la férocité de la répression dont ses défenseurs furent l’objet, la lente et ambiguë éclosion d’une république libérale et conservatrice sur ses décombres : tout concourut, les charniers de la Semaine sanglante à peine recouverts, à faire de la Commune un enjeu de mémoire éminemment politique. S’il n’est pas question ici d’être exhaustif1, on peut toutefois pointer les principales mémoires du « moment communard » qui se sont fait jour des années 1871 à nos jours.

Selon l’historien anglais Robert Thombs, on peut distinguer quatre types de récits différents qui ont, chacun à leur manière, « façonné ce que nous croyons savoir sur la Commune »2 : les témoignages des communards rescapés, les récits contre-révolutionnaires, l’historiographie républicaine et la tradition marxiste. Les premiers témoignages d’acteurs de la Commune qui ont échappé à la vindicte versaillaise sont parus dès la seconde moitié de l’année 1871. Il s’agit de ceux de Benoît Malon (La troisième défaite du prolétariat français, publié en Suisse) et de Pierre Vésinier (Histoire de la Commune de Paris, publié à Londres)3. Les autres suivirent au gré des libérations, des retours d’exil et parfois des polémiques qui virent le jour au sein du petit monde des anciens proscrits. On pense notamment aux Mémoires de Jean Allemane (futur fondateur du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, puis de la SFIO), de Cluseret, ainsi qu’à L’Insurgé, le célèbre roman autobiographique de Jules Vallès. L’acmé de ce moment mémoriel fut incontestablement l’enquête initiée en 1897 par La Revue blanche, qui consacra plus d’un quart de ses pages aux analyses et autres souvenirs des membres de la Commune encore en vie4.

Les récits contre-révolutionnaires sont nés à la même époque et se caractérisent par une volonté commune de salir la mémoire des femmes et des hommes du peuple qui avaient pris fait et cause pour la « Sociale ». D’où un goût prononcé pour le macabre, une fascination pour la violence et une focalisation malsaine sur l’esprit de débauche qui aurait régné en maître dans ce Paris « libéré », notamment du fait de la lubricité des communardes, ainsi que sur l’ivrognerie généralisée qui aurait sévi dans les rangs de ce « bas peuple » que les écrivains et polémistes contre-révolutionnaires détestaient au moins autant qu’ils le méconnaissaient. Et peu importe si la circonspecte Commune n’a guère en commun avec les caricatures infernales que l’on en a faites. Comme l’a rappelé Marx en lecteur assidu de la grande presse française au moment de la Semaine sanglante : les atours respectables qu’elle a revêtus prouve, aux yeux de certains, « que, pendant des mois, la Commune a caché soigneusement, sous un masque de modération et d’humanité, la soif de sang de ses instincts démoniaques qui ne devaient être débridés qu’à l’heure de son agonie »5...

Ce type de récit a pratiquement disparu après 1945, suivant en cela le destin du courant de pensée qui l’avait fait naître, même s’il convient de signaler la parution, en 1985, dans la respectable collection « Nouvelle histoire de Paris », de l’ouvrage de Stéphane Rials intitulé significativement De Trochu à Thiers, 1870-1871. Mais cette tradition monarchiste et ultra-conservatrice reste vivace dans certains cénacles intellectuels de la haute société, qui ne s’en laissent pas conter par les pressions des modes médiatiques et de la culture populaire. Macron s’est fait le porte-parole de ce courant de pensée quand il a lancé, en mai 2018 que Versailles était le lieu « où la République s’était retranchée quand elle était menacée »6. C’est bel et bien une vision du monde largement influencée par les thématiques propres à la vieille extrême droite monarchiste qu’il livre par bribes, depuis ses confidences sur ce « bon peuple » qui, contrairement aux idéologues révolutionnaires déshumanisés par les théories des Lumières, aurait épargné Louis XVI (2015), jusqu’à la célébration de Pétain, reprenant la légende du « vainqueur de Verdun » (2018).

Un objet devenu froid ?

C’est finalement l’historiographie « républicaine » de la Commune qui s’est imposée dans l’espace public, après le centenaire de 1971. Elle a de glorieux précurseurs, dans les personnes de Louis Fiaux (1879), du radical-socialiste Camille Pelletan (1880), puis des deux « historiens de la nation » que furent Lavisse et Seignobos, dans le premier quart du XXe siècle. Les représentants hexagonaux les plus connus de ce courant qui s’affirmèrent après 1971 et plus encore dans les années 1980 furent Jacques Rougerie, le premier historien à proposer une vue d’ensemble de l’événement en s’appuyant uniquement sur des sources de première main, ainsi que Jeanne Gaillard et William Serman. Selon Robert Thombs, ils ont en commun de mettre en avant de façon bienveillante « les motivations républicaines des communards » tout en veillant à s’éloigner d’une interprétation marxiste de l’événement en termes de conflit de classe7.

Le PCF, dans ses phrases « tricolores » successives, a pu mettre en avant cette dimension dans la Commune pour se présenter comme son plus fidèle héritier, quand il préférait insister sur sa dimension ouvrière et socialiste dans ses moments sectaires et « marxistes » dogmatiques. De même, le PS, si l’on en croit sa déclaration de principes actuelle adoptée en 2008, « revendique le souvenir de la Commune », ce qu’il n’avait jamais fait dans ses textes fondamentaux antérieurs8. On se demande bien si c’est aux travailleurs partant à « l’assaut du ciel » – pour reprendre la célèvre formule de Marx – ou aux Parisiens décidés à défendre la République que la direction du PS entendait rendre hommage. Le fait que l’on fasse référence au « souvenir » de la Commune, et non à son œuvre en tant que telle, semble constituer un élément de réponse non-négligeable.

Cette ambiguïté des deux grands partis de gauche français du XXe siècle nous invite à revenir sur la référence théorique essentielle de notre camp politique et social sur la question : l’adresse de l’AIT, rédigée par Marx et plus connue sous le nom de La Guerre civile en France.

La Commune de Marx

La fameuse brochure de Karl Marx a été rédigée, à Londres, dans le feu des événements, en avril-mai 1871. Si elle contient quelques erreurs factuelles, qu’il faut imputer aux exagérations de la propagande versaillaise et de la contre-propagande communarde auxquelles il avait accès, personne n’a remis en cause la véracité d’ensemble du propos du théoricien socialiste. Il en va naturellement différemment pour ce qui est de l’analyse des faits rapportés…

Notons par ailleurs que certains textes ultérieurs de Marx ont pu nuancer la vision par trop positive qui était la sienne en 1871. Ainsi, dix ans après la Semaine sanglante, Marx écrivit au socialiste hollandais Domela Niewenhuis que la majorité de la Commune n’était « nullement socialiste et ne pouvait l’être ». Il ajoute qu’elle n’a même pas eu « le minimum de bon sens » pour chercher à obtenir « un compromis avec Versailles qui profitât à toute la masse du peuple »9. Il n’en reste pas moins que, tant que la Commune vécut, il fut un ardent défenseur de cette expérience inédite. Dans une lettre à son ami Kugelmanm rédigée au début du soulèvement, Marx salue chaleureusement ces « héroïques camarades de Paris » dont il loue la « souplesse, [...l’]initiative historique [… et la] faculté de sacrifice »10. Un mois plus tard, il fait savoir à Frankel et Varlin qu’il a « écrit plusieurs centaines de lettres pour [… leur] cause à tous les coins du monde »11 où l’Internationale disposait de sections.

À la toute fin de son adresse, Marx qualifie la Commune de « glorieux fourrier d’une société nouvelle »12. Malgré sa faible durée de vie et les tendances diverses qu’elle exprima immanquablement, le leader de l’AIT va même jusqu’à considérer que cette expérience politique constituait en son fond « un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs »13. Dès le début du chapitre central de sa brochure, il cite le Comité central de la Garde nationale qui déclarait, au soir du 18 mars, que le peuple parisien avait « compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir », Il ajoute toutefois une formule qui a fait couler beaucoup d’encre. Selon lui, si l’expérience de la Commune est absolument décisive et revêt à ses yeux « une importance historique universelle »14, c’est parce qu’elle prouve que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte »15. Dans leur préface à l’édition allemande de 1872 du Manifeste, Marx et Engels furent contraints de signaler qu’en raison de cet enseignement de la Commune, le texte coécrit en 1847 avait « vieilli sur certains points »16, et principalement sur la question de l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière, une fois sa conquête réalisée.

Pour Marx, scrupuleusement repris sur ce point par Lénine dans L’État et la révolution, rédigé en 1917 en pleine révolution russe, la Commune avait entrepris un véritable chantier de destruction de l’appareil répressif et idéologique mis en place historiquement par l’État bourgeois en supprimant l’armée permanente, remplacée « par le peuple en armes », en dépouillant la police « de ses attributs politiques », en décrétant la séparation de l’Église et de l’État qui était censée miner en profondeur « le pouvoir des prêtres », en dépouillant les juges « de leur feinte indépendance » et, surtout, en rendant « les conseillers municipaux, élus au suffrage universel […,] responsables et révocables à tout moment »17.

Pour Marx, la Commune a donc in fine innové parce qu’elle a « réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée et le fonctionnarisme d’État »18. L’Assemblée communale avait en effet tâché de supprimer les grandes sinécures d’État grassement rétribuées au profit de postes de fonctionnaires dont le traitement correspondait au niveau d’un « salaire d’ouvrier ». Devant l’histoire, la Commune prouvait que l’État ouvrier serait infiniment moins coûteux à la société que l’État bourgeois. Rien de plus normal pour Lénine, puisque, l’État étant essentiellement un organe de domination d’une classe sur une autre, il allait de soi que la domination de la majorité sur une minorité exigeait autrement moins de moyens, humains et financiers, que la domination d’une minorité sur la majorité.

Deux autres conséquences

Pour Marx, cette œuvre d’assainissement – ce « gouvernement bon marché » – était seconde, puisque l’essence de la Commune était d’être avant tout le « gouvernement de la classe ouvrière ». La dimension « de classe » de la Commune avait deux autres conséquences selon Marx. Selon le théoricien allemand, la Commune n’était pas, malgré son nom, « un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois »19. Ayant commencé à en finir avec l’appareil d’État parasitaire, la Commune avait supprimé de facto la division du travail historique – présente dans tous les États bourgeois – entre la tribune parlementaire et les alcôves où se réglait réellement la destinée du pays (chancellerie, ministères, salons, conseils d’administration, chambres du commerce et de l’industrie...). Par la grâce de la rupture du 18 mars, l’assemblée parlementaire, de lieu où étaient prononcés de beaux discours creux et où se réalisait le partage de juteux émoluments entre quelques privilégiés, devenait un organe de décision, exprimant directement la volonté populaire. Lénine ajoute qu’avec la Commune, « les organismes représentatifs demeurent », mais c’en est fini du « parlementarisme vénal, pourri jusqu’à la moelle, de la société bourgeoise »20.

Le vieil antiparlementaire Rochefort, devenu boulangiste et antisémite, n’affirmait-il pas en 1897, à La Revue blanche, que l’Assemblée communale, à laquelle il n’avait pas été candidat, constituait « le seul gouvernement honnête qu’il y ait eu en France depuis Pharamond »21 (un ancêtre mythique des rois mérovingiens) ? Selon l’ancien journaliste et député radical Henry Maret, qui se définissait toujours, plus de 25 ans après les faits, comme n’étant « pas du tout pour Versailles [et] pas complètement pour Paris », « saut quelques exceptions, moindres qu’en tout autre régime, les mains restèrent nettes ». Interrogé lui aussi par La Revue blanche, le républicain progressiste Louis Fiaux notait que la Commune constitua « un gouvernement […] où l’on ne comptait pas les citoyens probes »22.

Dernière conséquence de la rupture que signifia la Commune par rapport à l’État bourgeois qui l’avait précédée : la capacité de cette dernière à réaliser enfin l’unité nationale. Selon Marx, dans la « brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer », il était clairement affirmé que les villes comme les villages de France devaient elles aussi devenir des communes. Le théoricien ajoutait ceci : « L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle »23.

La libre association des communes françaises, de la base jusqu’au sommet de l’État, en vue d’exercer le pouvoir sans structure autoritaire héritée du passé (préfets, Églises, chambres professionnelles…) : telle est selon Marx la dernière possibilité entrouverte par la Commune. Lénine note sur ce point qu’il utilise volontairement l’expression « “organiser l’unité de la nation” pour opposer le centralisme prolétarien, conscient, démocratique au centralisme bourgeois, militaire, bureaucratique »24.

De Marx à la vulgate marxiste

Dans sa phrase dévoilant le « véritable secret » de la Commune, Marx ajoute un dernier point aux deux premiers déjà cités (la Commune comme « gouvernement de la classe ouvrière » et comme « résultat de la lutte des classes » entre ouvriers et bourgeois). Pour l’historien Robert Thombs, il s’agit là de la « formule clé »25. Marx conclut en effet sa célébrissime formule de la sorte : la Commune serait « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail »26.

Même si Marx n’a jamais utilisé le terme de « dictature du prolétariat » pour évoquer ce que fut la Commune, Engels, puis Lénine n’ont pas hésité à le faire à sa place. En 1891, le vieux compère de Marx conclut sa préface à l’adresse de l’AIT rédigée vingt ans plus tôt par cette formule pour le moins explicite : « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air  ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat »27. Quelques mois plus tard, Engels récidive dans une lettre à Kautsky, qui ne sera publiée pour la première fois que dix ans plus tard dans la Neue Zeit. L’ami de Marx rappelle qu’en Allemagne comme ailleurs, le Parti socialiste « ne peut arriver à la domination que sous la forme d’une République démocratique » qui est pour lui « la forme spécifique de la dictature du prolétariat »28. Tout laisse à croire qu’Engels, qui n’évoque explicitement que l’expérience de « la grande Révolution française » dans sa lettre, pense fortement à celle de la Commune.

Quant à Lénine, citant dès les premiers paragraphes de l’État et la révolution L’Anti-Dühring d’Engels, il note que l’alter-ego de Marx y « dit qu’en prenant possession du pouvoir d’État, le prolétariat “supprime par là l’État en tant qu’État” ». Il ajoute ceci : « On n’a pas coutume de réfléchir à ce que cela signifie. D’ordinaire, ou bien l’on en méconnaît complètement le sens, ou bien l’on y voit, de la part d’Engels, quelque chose comme une faiblesse hégélienne. En réalité, ces mots expriment en raccourci l’expérience d’une des plus grandes révolutions prolétariennes, l’expérience de la Commune de Paris de 1871 »29.

La petite phrase de Marx sur la « forme enfin trouvée » de l’émancipation du salariat a échappé à son auteur. Selon Robert Thombs, « pour les marxistes, la Commune a été le prototype à examiner et à diagnostiquer, afin de produire un modèle futur victorieux. Ainsi, leurs analyses, en suivant les brefs commentaires de Marx, se sont focalisées sur les erreurs de politique et stratégiques supposées de la Commune pour expliquer sa défaite »30. Dès le printemps 1871, dans sa correspondance, Marx avait critiqué l’excès d’honnêteté des communards, voire leur côté trop « bon garçon » (sic !). Il eût fallu organiser bien plus promptement le nouveau pouvoir, sans sacrifier au formalisme démocratique, vu l’urgence de l’heure. Enfin et surtout, « il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles après que Vinoy d’abord, et ensuite les éléments réactionnaires de la garde nationale parisienne eurent laissé le champ libre. Par scrupule de conscience, on laissa passer le moment favorable »31. Dix ans plus tard, comme on l’a vu, Marx pensa – peut-être suite à la lecture de la première édition de L’Histoire de la Commune de Lissagaray, publiée en 1876 – à adjoindre à ce grief celui de ne pas avoir confisqué les avoirs de la Banque de France.

Par la suite, ces remarques – pas forcément sans fondement – furent réduites à quelques formules prêtes à l’emploi qu’on ne se lassa pas de répéter dans toutes les écoles de formation et dans les manuels édités par les partis de gauche et d’extrême gauche jusque dans les années 1970. Cette obsession, côté marxiste, de la sortie torrentielle sur Versailles, prorogée par inconséquence dès le 19 mars au matin, malgré les exhortations des blanquistes Eudes et Duval32, et de la pusillanimité de Jourde et même de Varlin face aux administrateurs de la Banque de France, suggéra à William Serman une belle formule. L’historien dénonça en effet en 1986 de tels discours se plaisant à « reprocher aux communards de n’avoir [pas] suivi […] les conseils éclairés de leurs historiens »33… Il faut reconnaître qu’il y a dans cette assertion formellement absurde un fond de vérité.

Une doxa bien ancrée

Dès la fin du XIXe siècle, on peut constater que cette vulgate était solidement installée. Dans l’enquête sur la Commune menée par La Revue blanche, de nombreux leaders et militants ouvriers mobilisent cette doxa relativement soit à l’offensive avortée du 19 mars, soit à l’affaire de la Banque de France, soit aux deux. Jean Allemane, leader du très ouvriériste Parti ouvrier socialiste révolutionnaire et futur fondateur de la SFIO, regrette que les chefs communards aient préféré « parlotter », au lieu « de frapper le bourgeoisisme (sic) à l’endroit sensible : le coffre-fort »34. En 1897, une évocation fort peu explicite à la Banque de France semble suffire à Allemane pour se faire comprendre du lectorat.

Pour Lissagaray, malgré une seconde édition de son Histoire de la Commune, sortie en 1896, davantage empreinte d’élan républicaniste que de souffle révolutionnaire, « n’avoir pas occupé le Mont-Valérien, avoir attendu au 3 avril pour marcher sur Versailles furent les fautes capitales du début ». Il ajoute un peu plus loin pour que le tableau soit complet qu’« il eût fallu peser sur M. Thiers en saisissant le gage de la Banque de France ». Selon lui, il n’y a « pas d’argument plus décisif »35. Simon Dereure, communard devenu un membre influent du POF de Jules Guesde, reproche à la majorité hésitante du Comité central de n’avoir pas pris « la responsabilité de jeter ses bataillons sur Versailles dès le début » et ajoute plus loin, dans sa déposition, que la Commune aurait dû mettre « l’embargo sur la Banque (de France) »36. Encore le doublé gagnant…

Georges Arnold, membre influent du Comité central de la Garde nationale et membre de l’Assemblée communale élu lors des élections complémentaires du 16 avril, se contente quant à lui de reprendre la thèse classique d’une victoire facile en cas de prompte attaque sur Versailles37. Enfin, dans leur témoignage respectif, les anarchistes Louise Michel et Jean Grave reviennent eux aussi sur l’affaire de la Banque de France. La « vierge rouge » reproche par exemple à la Commune de n’avoir « pas enfoncé le pieu au cœur de pierre du vampire, la Banque »38. La vulgate est là et bien là.

Une Commune républicaine ?

Dernièrement, l’historien d’obédience libertaire Eric Fournier a fait un sort à cette historiographie qu’il considère comme sclérosée au plus haut point. Dans son petit livre sur la mémoire de la Commune, on peut en effet lire ceci à propos de cette double erreur initiale : « Telles sont les deux occasions manquées qui auraient pu changer le cours de l’histoire ; deux possibles non advenus que ressassent les vaincus, puis – jusqu’à nos jours – nombre d’admirateurs de la Commune. […] Ces histoires alternatives, imperceptiblement, minorent le côté communal de “Paris, ville libre” et la transforment en un mouvement plus ample ayant le pays comme horizon. Elles négligent tout autant le bricolage politique, le caractère impromptu de cette révolution, et donnent une image simplifiée de la Commune, qui devient une insurrection sûre d’elle-même, immédiatement consciente de ses objectifs, mais trop généreuse avec l’ennemi »39.

Déjà, dans le volume de La Revue blanche, Jean-Baptiste Clément, l’illustre chansonnier populaire, pourtant membre du POSR d’Allemane, relisait l’expérience traumatique de la sortie avortée sur Versailles d’une toute autre manière que la plupart de ses camarades socialistes. Selon lui, « à la rigueur, Paris pouvait être vainqueur de Versailles. Mais croire que cela eût impliqué le triomphe de la Révolution sociale, ce serait naïf, car il y avait les Prussiens pas loin et la province autour. Non, il n’y avait rien à espérer »40. C’est cette Commune incertaine, construisant à tâtons son propre devenir, plus parisienne que patriote, plus républicaine que « rouge », que Jacques Rougerie et ses successeurs ont voulu mettre en avant.

Dans son livre publié l’année du centenaire de la Commune, Jacques Rougerie a notamment cherché à montrer de quelle façon contradictoire et obscure cette demi-insurrection que fut le 18 mars se transforma, une petite semaine plus tard en « révolution sociale »41. Refusant les condamnations péremptoires des marxistes, l’historien insiste pour sa part, non sur le résultat – forcément décevant –, mais sur les débats et les hésitations du Comité central qui fit en effet tout pour rester – qu’on le veuille ou non – sur le terrain de la légalité. Il fit également une place significative aux révolutionnaires (blanquistes et membres de l’Internationale notamment) qui ne parvinrent certes ni à contrôler le Comité central après le 18 mars ni à obtenir de majorité au sein de l’Assemblée communale élue le 26, mais qui influencèrent, en tant que minorités agissantes, ces deux organes décisifs du « Paris libre ». Déjà en 1897, dans l’enquête de La Revue blanche, l’ancien blanquiste Vaillant, qui fut au moins autant que Jaurès l’homme de l’unité socialiste en 1905, tâcha de restituer plus exactement le rôle du Comité républicain des Vingt arrondissements. Selon lui, « dans la Commune élue entraient plusieurs des révolutionnaires de la Corderie (i.e des Vingt arrondissements) et des révolutionnaires et socialistes de divers groupements ; aussi cette élection redonna une impulsion, une direction plus socialiste. La Commune élue était loin cependant de valoir ce qu’eût été le comité de la Corderie »42.

Autre caractéristique de l’historiographie de gauche non-marxiste : la volonté de prendre au sérieux le contenu réel des textes communards, ce qui impliquait de quitter ce positionnement en surplomb qu’adoptèrent par exemple Marx, et surtout Lénine, prétendant dégager les tendances qui seraient devenues réalités si la Commune avait vaincu et vécu. Jacques Rougerie met par exemple en exergue le programme de la Commune du 19 avril, qui a été adopté à l’unanimité moins une voix. Selon lui, ce n’est pas un texte aussi falot qu’a bien voulu le dire Lissagaray. Il est l’œuvre de Vallès et de Delescluze, avec quelques emprunts, seulement, du premier à son ami, le proudhonien Pierre Denis. Pour Rougerie, tous les élus de la Commune sont par exemple « d’accord (même les jacobins et les blanquistes qui ont évolué) sur la nécessité de briser la centralisation excessive, devenue insupportable sous le Second Empire ; et en même temps […] sur le maintien nécessaire de l’unité nationale accomplie en 1790, lors de la Fête de la Fédération, et la primauté indispensable de Paris qui, comme à son habitude, œuvre et souffre pour la France entière »43.

Le dernier aspect de cet ex-cursus autour de l’œuvre de Jacques Rougerie, c’est l’intérêt porté aux perdants. Pas aux communards en tant que tels, châtiés en bloc de la façon que l’on sait par Thiers et consorts lors de la Semaine sanglante. Plutôt aux « minoritaires » du mois de mai 1871 qui, au gré des affrontements idéologiques successifs, furent considérés comme de plats réformistes, comme des fédéralistes « proudhoniens », comme des militants « anti-autoritaires », ou encore comme les seuls véritables tenants de la révolution du futur. Face aux jacobins, aux blanquistes et – comme l’a montré Rougerie avec d’autres – une majorité d’internationaux qui optèrent, dans la tourmente, pour la mise en place d’un Comité de salut public prétendant prendre la suite du « Grand comité » de 1793-1794, ils ont refusé d’abandonner l’idéal de démocratie direct qui constituait le ciment idéologique de l’Assemblée communale. Comme le note joliment l’historien, « les minoritaires, qui n’étaient nullement des modérantistes, voulaient rester au plus près de ceux dont ils étaient l’expression, non les maîtres ; et c’est en cela aussi, surtout peut-être, qu’ils étaient “socialistes” »44.

Ni aube ni crépuscule

Dans le dernier chapitre de son maître-ouvrage, en forme de bilan, Robert Thombs note que, dès 1964, Rougerie « concluait que le “mythe” marxiste de la Commune, qui montrait son importance uniquement comme prototype de la Révolution bolchévique, avait “déformé et amoindri” sa réalité »45. L’historien britannique ajoute que les membres de l’Assemblée communale étaient « surtout des artisans dont les idées politiques et sociales étaient influencées par le passé » et que les questions sociales ne furent jamais une préoccupation centrale pour la plupart d’entre eux46. En 1897, Édouard Lockroy, député de Paris en 1871, devenu par la suite un membre influent du Parti radical, n’affirmait-il pas : « La Commune fut faite des désespérances, des déceptions et des colères du siège. Si, plus tard, des revendications sociales s’y mêlèrent, ce fut accessoirement et, pour ainsi dire, par déviation »47 ? D’où cette affirmation, à la fois lapidaire et provocante de Jacques Rougerie : « La Commune n’est que la dernière révolution du XIXe siècle, point ultime et final, de la geste révolutionnaire française du XIXe siècle. Crépuscule et non pas aurore »48.

Nous voudrions modestement discuter, dans ces dernières lignes, la thèse de Rougerie, développée à une époque où le « marxisme académique » était tout-puissant. En effet, il nous semble que le fait qu’un événement historique d’ampleur puise ses forces et son inspiration dans un passé relativement lointain ne prouve pas forcément qu’il ne constitue que la « queue de comète » d’une histoire ancienne se rejouant une ultime fois. Les acteurs de la Grande révolution française s’inscrivaient eux aussi dans une histoire puisant dans les luttes anti-absolutistes, voire les grandes heures du républicanisme antique ou moderne. Il ne viendrait toutefois à l’esprit de personne de les présenter comme des protagonistes d’un affrontement passé qu’ils parachèveraient en quelque sorte par leur victoire. Les grands combats ouvrant l’avenir de façon radicale ont même souvent tendance à se relier de façon plus ou moins heureuse aux luttes émancipatrices du passé.

Par ailleurs, le fait que la Commune ait servi, en URSS, de référence ultime – et presque baptismale – à un régime qui tournait le dos aux leçons que Marx, puis Lénine, en tirèrent, ne prouve pas davantage que ces dernières étaient nécessairement erronées. La rapide dégénérescence du pouvoir né de l’Octobre russe n’implique pas que l’avenir appartient aux régimes autoritaires à économie étatisée, faisant en effet de l’idéal démocratique porté par les communards une touchante utopie passéiste. Bien au contraire, il convient de relire au jour de ce que devint le régime soviétique les avertissements de Marx et Lénine sur le péril que fait peser sur l’humanité l’appareil d’État hérité du passé, même après la défaite de l’ancienne classe dominante. Briser l’appareil d’État et le remplacer par l’organisation du prolétariat en nouvelle classe dominante, comme invitait à le faire en 1917 le théoricien Lénine, n’est pas à proprement parler ce qui advint en Russie soviétique, même lors des quelques années où l’homme d’État Lénine tenait encore la barre, avant sa maladie et l’affirmation concomitante de la bureaucratie bonapartiste, poussée en avant par l’échec de la Révolution en Occident, et plus particulièrement en Allemagne.

La Commune fut tout autant un crépuscule qu’une aurore. Crépuscule de la révolution démocratique qui rêvait de faire enfin advenir la « Sociale » et aurore d’une lutte d’un autre type dont la République n’était plus tant l’objectif ultime que le cadre problématique. Oui, les idéaux portés pas les communards étaient ceux de leur temps, et ils étaient forcément liés aux moments fondateurs du républicanisme moderne hexagonal qu’étaient 1789, l’An II, la République sociale proclamée en Févriers 1848 et écrasée en Juin, ainsi que la lutte contre la dictature impériale. Mais est-il si iconoclaste de dire que les idéaux des militants anticapitalistes du XXIe siècle n’en sont pas si éloignés, eux qui mettent en avant la démocratie directe contre toute délégation de pouvoir, qui revendiquent l’usage collaboratif davantage que la propriété des moyens de production, et qui défendent un individualisme comportemental méfiant à l’égard de toutes les autorités collectives ? Et si, au travers des dédales du temps, la Commune participative, citoyenne, coopératrice, laïque et féministe avait encore beaucoup à nous dire ?

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 286 (été 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue mensuelle de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1. Pour aller plus loin, voir Éric Fournier, « La Commune n’est pas morte». Les usages politiques du passé, de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013 (2eéd.).

2. Robert Thombs, Paris, bivouac des révolutions. La commune de 1871, Libertalia, 2014, p. 350-363 (p. 350 pour la citation).

3. Voir ibid., p. 358, ainsi que https://maitron.fr/spip.php?article24871 et https://maitron.fr/spip.php?article9350.

4. La Revue Blanche, 1871. Enquête sur la Commune, Jean Baronnet (éd.), Éditions de l’Amateur, 2011, p. 29-85.

5. Karl Marx, La Guerre civile en France, Éditions sociales, Classiques du marxisme, 1975, p. 83-84.

6. Voir notamment le communiqué « Macron, héritier des versaillais » publié, le 11 mai 2018, par les Amies et les amis de la Commune sur le site de l’association (https://www.commune1871.org).

7. Robert Thombs, 2014, p. 363.

8. La déclaration de principes de 2008 est consultable à l’adresse : https://www.lemonde.fr/politique/article/2008/04/21/la-nouvelle-declaration-de-principes-du-ps_1036263_823448.html. Pour les textes de 1905, de 1946, de 1969 et de 1990, voir http://www.lours.org/archives/default7310.html?pid=103.

9. Lettre de Karl Marx à Domela Niewenhuis, 22 février 1881.

10. Lettre de Karl Marx à Louis Kugelmann, 12 avril 1871.

11. Lettre de Karl Marx à Léo Frankel et à Eugène Varlin, 13 mai 1871.

12. Karl Marx, 1975, p. 88.

13. Ibid., p. 67.

14. Lettre de Karl Marx à Louis Kugelmann, 17 avril 1871.

15. Karl Marx, 1975, p. 59.

16. Texte traduit à l’adresse suivante : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1872/06/kmfe18720624.htm

17. Pour ces citations de Marx, voir Lénine, L’État et la révolution. La doctrine marxiste de l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution, Classiques du marxisme-léninisme, Éditions sociales, 1972, p. 62-63.

18. Karl Marx, 1975, p. 66.

19. Ibid., p. 63.

20. Lénine, 1972, p. 71.

21. 1871. Enquête sur la Commune, 2011, p. 32.

22. Ibid., p. 37-38, puis p. 65.

23. Karl Marx, 1975, p. 64-65.

24. Lénine, 1972, p. 80.

25. Robert Thombs, 2014, p. 351.

26. Karl Marx, 1975, p. 67.

27. Texte traduit à l’adresse suivante : https://www.marxists.org/francais/engels/works/1891/03/fe18910318.htm.

28. Lettre de Friedrich Engels à Karl Kautsky, 29 juin 1891 reprise dans Friedrich Engels et Karl Marx, Critiques des programmes de Gotha et Erfurt, Éditions sociales, Classiques du marxisme, 1972.

29. Lénine, 1972, p. 27.

30. Robert Thombs, 2014, p. 352.

31. Voir les lettres de Karl Marx à Wilhelm Liebknecht du 6 avril et à Louis Kugelmann du 12 avril 1871.

32. Jacques Rougerie, Paris libre. 1871, 1971, Seuil, coll. Politique n° 44, p. 113.

33. William Serman, La Commune de Paris (1871), Fayard, 1986, p. 10.

34. 1871. Enquête sur la Commune, 2011, p. 54.

35. Ibid., p. 67.

36. Ibid., p. 101-102.

37. Ibid., p. 95.

38. Ibid., respectivement p. 146 et p. 83.

39. Éric Fournier, 2013, p. 41.

40. 1871. Enquête sur la Commune, 2011, p. 115.

41. Pour cette idée, voir Jacques Rougerie, p. 109-110.

42. 1871. Enquête sur la Commune, 2011, p. 99.

43. Jacques Rougerie, p. 153-156 pour le texte et p. 156-157 pour le commentaire.

44. Ibid., p. 164-165.

45. Jacques Rougerie, Procès des communards, Julliard, coll. Archives, 1964, p. 240.

46. Robert Thombs, 2014, p. 366.

47. 1871. Enquête sur la Commune, 2011, p. 46.

48. Jacques Rougerie, 1964, p. 241.

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