Victoire de la gauche en Colombie, un événement historique
Mélanie Denef, doctorante en sciences politiques à Sciences Po Bordeaux, vient de passer quatre ans en Colombie, notamment dans des zones historiquement marginalisées qui ont massivement voté pour la gauche. Elle répond aux questions de Démocratie&Socialisme.
Mélanie Denef nous écrit : « Je ne me remets toujours pas de la victoire de Gustavo Petro, et plus encore de Francia Márquez (originaire du Cauca, environnementaliste, féministe, noire, défenseure du droit des communautés afro-colombiennes contre les ravages de l’extraction minière illégale), à la vice-présidence. C’est tout simplement historique et porteur de grands espoirs pour la paix. Il y a beaucoup de travail, mais c’est inédit dans ce pays de pouvoir enfin compter sur l’État pour une meilleure égalité, pour la justice sociale, raciale, environnementale envers tous les secteurs historiquement exclus (los Nadies), pour s’attaquer enfin à l’urgence climatique et environnementale, pour faire respecter les droits humains et le droit des communautés à l’autodétermination, pour démocratiser l’enseignement supérieur, pour pouvoir mettre en œuvre les accords de paix de 2016 et les principes de la Constitution de 1991, pour entamer une véritable réforme agraire et la restitution des terres, pour changer de paradigme dans la résolution du problème des cultures illicites, pour pouvoir envisager la décolonisation de l’État… La liste n’est pas exhaustive et je m’arrête là, mais le premier discours d’intronisation est tout à fait enthousiasmant ! Malheureusement, les violences ont repris dans le Nord du Cauca et un mandat ne sera pas suffisant pour aborder toutes ces problématiques, mais l’heure est à la célébration et aux espoirs pour une Colombie plus juste et en paix ».
Mélanie Denef répond ici aux questions de Michel Cahen, qui a par ailleurs rédigé les notes de bas de page.
D&S : La victoire de la gauche en Colombie est-elle une surprise, ou de fortes raisons y poussaient ?
La victoire de la gauche en Colombie est historique, mais elle n’était pas inattendue. Historique car, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, un candidat de gauche parvient à être élu à la tête de l’État sans que la fraude électorale, les menaces ou l’assassinat de candidats présidentiels ne condamnent la gauche à n’être que dans l’opposition. Historique également car, pour la première fois depuis l’indépendance (1810), une femme noire, líder communautaire environnementaliste, Francia Márquez Mina, avocate de profession et issue du prolétariat, atteint le poste de vice-présidente. Mais le triomphe de la gauche aux présidentielles n’est pas une surprise. Il consacre la convergence de luttes populaires au sein d’un « Pacte historique », coalition politique formée autour de la figure de Gustavo Petro, mais rassemblant diverses mouvances politiques autonomes allant de l’écologie politique au féminisme, des luttes autochtones et afro-colombiennes aux mouvements pour la paix.
Plus récemment, en avril 2021, l’explosion sociale face à des décennies d’accroissement des inégalités a pris la forme d’une grève nationale qui a été sévèrement réprimée, ce qui a coûté la vie à plus de soixante manifestantes et manifestants. Dans un contexte d’appauvrissement exacerbé par la crise sanitaire, ce mouvement social d’ampleur nationale, dont l’épicentre se situait dans la ville de Cali, a rassemblé différents secteurs d’opposition, victimes du conflit armé et des politiques antisociales du gouvernement. En mars dernier, ce mouvement largement porté par la jeunesse s’était déjà traduit par un recours massif au vote lors des élections législatives, plaçant le Pacte historique en tête des coalitions politiques (bien qu’il n’ait pas obtenu la majorité absolue) et les candidatures de Gustavo Petro et Francia Márquez aux premiers rangs des primaires réalisées le même jour.
D&S : Faut-il craindre une offensive violente des secteurs de droite ? Durant la campagne, le candidat de gauche était vêtu d’un gilet pare-balles et toujours entouré de gardes du corps…
La réaction des secteurs de droite, de l’armée nationale et des forces paramilitaires est encore incertaine, mais les premiers signes sont encourageants. La campagne a été marquée par une tentative d’attentat perpétrée contre Gustavo Petro, ce qui a conduit le candidat à annuler une partie de sa campagne dans l’Eje cafetero1. En mai 2019, la nouvelle vice-présidente, Francia Márquez, a également été victime d’un attentat, alors qu’elle participait à une réunion politique dans le Nord du Cauca. Au cours de leurs carrières politiques et militantes, tous deux ont connu le déplacement forcé et l’exil en raison des menaces sur leurs vies. Rappelons également que la Colombie détient le record du nombre d’assassinats de candidats à la Présidence, ce qui explique en partie le caractère inédit de cette victoire de la gauche. Pour l’instant, les déclarations publiques des secteurs industriels, des partis de droite et de l’armée vont dans le sens du dialogue démocratique et de l’acceptation du résultat électoral.
D&S : Le programme de la gauche peut surprendre. Il n’est pas révolutionnaire au sens classique, mais il l’est sur un autre plan : l’arrêt d’une croissance portée par l’exploitation pétrolière, et l’arrêt progressif de la production pour orienter l’économie vers les secteurs primaire et secondaire. Si une telle politique est menée à terme, ce sera une première mondiale. Mais on a déjà vu le cas de l’Équateur, sous un gouvernement de gauche, qui y a rapidement renoncé, et a même autorisé des forages en zones autochtones, malgré l’opposition des communautés amérindiennes.
Les principales attaques formulées à l’encontre de Gustavo Petro tournaient autour de la diabolisation du « castro-chavisme » et d’un anticommunisme primaire. Les médias nationaux et ses opposants politiques présentent cet économiste de gauche qui a milité au sein de la guérilla urbaine du M-192 comme un dangereux marxiste prêt à abolir la propriété privée et l’économie de marché. Or son programme économique se fonde sur l’industrialisation du secteur agraire et le développement d’un capitalisme productif à vocation redistributive. Dans son discours d’intronisation, le nouveau président de la Colombie a rappelé son intention de développer le capitalisme dans les périphéries afin de dépasser un état de pré-modernité féodale. Il a également parlé de pluralisme économique, ce qui n’est pas sans rappeler le modèle d’économie duale d’Evo Morales3. Une des grandes ruptures structurelles portées par le Pacte historique consiste à mettre fin au modèle de développement de type extractiviste, au profit d’une réforme agraire intégrale et du développement du tourisme. En ce sens, la transition énergétique proposée par Gustavo Petro et Francia Márquez s’inscrit dans un programme écologique de protection de la biodiversité et de mise en œuvre des changements structurels prévus par les Accords de paix de 2016.
D&S : La victoire de la gauche va-t-elle permettre d’appliquer vraiment les accords de paix conclus avec les FARC*, de relancer les négociations avec l’ELN** et d’en ouvrir avec des dissidents des FARC qui ont repris la lutte armée ?
L’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro et de Francia Márquez est une excellente nouvelle pour la paix en Colombie. Le précédent mandat présidentiel d’Iván Duque, porté au pouvoir par l’ancien caudillo de l’extrême droite Álvaro Uribe, a tout fait pour empêcher la mise en œuvre des Accords de Paix signés entre les FARC-EP et le gouvernement de Juan Manuel Santos, de même qu’il a congelé les possibilités de négociation avec l’ELN. La question de la paix et de l’application des principes des accords conclus avec les FARC (réforme rurale intégrale, substitutions aux cultures de coca, programme de réparation intégrale aux victimes du conflit) est au cœur du programme politique du Pacte Historique. De plus, l’expérience de Gustavo Petro, ancien guérillero du M-19 ayant participé aux négociations de paix de 1989 et à la rédaction de la Constitution de 1991, et de Francia Márquez, victime directe du conflit armé, promet de bonnes conditions pour reprendre le dialogue avec les acteurs armés dissidents. Son discours de réconciliation nationale et de rétablissement des relations diplomatiques avec le Venezuela, prononcé le 19 juin dernier, semble déjà porter ses fruits, car l’ELN a déclaré dès le lendemain être prête à reprendre les négociations. La question reste ouverte quant à la démilitarisation de l’ESMAD (escadron mobile anti-émeute), responsable de nombreuses exactions et dont le démantèlement fait partie des revendications populaires reprises par le Pacte historique. De même, un nouveau processus de paix avec les structures paramilitaires reconstituées après leur très contestée démobilisation de 2005 est à envisager sous ce nouveau mandat présidentiel.
D&S : Quelle est la position de la gauche sur la question indigène et noire ? Va-t-elle plus loin que le multiculturalisme de la Constitution de 1991, ou reste-t-elle largement une « gauche hispanique » ?
La question ethnique, jusqu’ici gérée sous la forme d’un multiculturalisme de reconnaissance de la différence et d’attribution de droits différentiels collectifs aux communautés noires et autochtones du pays, risque bien de prendre un nouveau tournant avec la nomination de Francia Márquez à la vice-présidence du pays et à la tête d’un nouveau ministère de l’Égalité. L’articulation des mouvements autochtones et noirs autour de la question de la paix et durant la campagne présidentielle du Pacto Histórico vise à établir un véritable dialogue interculturel basé sur l’autodétermination des peuples sur leurs territoires et la décolonisation des rapports de pouvoir. En accédant à la présidence de la République, Gustavo Petro et Francia Márquez ont mis fin à des siècles de représentation hispanique du pouvoir. De même, leurs discours engagent la Colombie dans une lutte contre le racisme structurel, dans une perspective intersectionnelle défendue par la nouvelle vice-présidente.
Cet entretien avec Mélanie Denef a été réalisé par notre camarde Michel Cahen. Il est à retrouver dans le numéro de l'été 2022 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale.
1. L’« axe caféier », ou « triangle du café », région de Colombie située dans les départements de Caldas, Risaralda, Quindío, la région nord-est du Valle del Cauca, la région sud-est de l’Antioquia et le nord-ouest du Tolima.
2. Le Mouvement du 19 avril, M-19 en abrégé, était un mouvement de guérilla, qui prit part au conflit armé colombien de 1974 à sa démobilisation en 1990, se transformant en parti politique (Alianza Democrática M-19), qui n’existe plus en tant que tel.
3. Evo Morales, ancien dirigeant syndicaliste cocalero (cultivateur de feuille de coca) et indian aymara, fut le premier président indigène de la Bolivie de 2006 à 2019. Il a été chassé du pouvoir par un coup d’État, mais son parti (le Mouvement vers le socialisme) est revenu aux affaires suite aux présidentielles de 2020. Evo Morales s’est fait connaître notamment par la nouvelle Constitution transformant la Bolivie en un « État multinational » mettant désormais sur un pied d’égalité les descendants des colons hispaniques et les populations indigènes (à noter que ces dernières refusent de se dire « indiennes », désignation coloniale occidentale, et souhaitent être désignées par leur nom propre, par exemple « aymara »).
* FARC (pour Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia = « Forces armées révolutionnaires de Colombie ») : principal mouvement de guérilla colombienne, d’origine marxiste, fondé définitivement en 1964. Depuis l’Accord de paix de fin 2016, il s’est transformé en parti politique tout en conservant son sigle, puisque le nom de la formation est Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común – au singulier, cette fois. [Ndlr]
** ELN (pour Ejército de Liberación nacional = « Armée de libération nationale ») : second mouvement de guérilla colombien de par ses effectifs, lui aussi fondé en 1964. L’ELN, d’origine marxiste, mais également influencé par la théologie de la libération, a un recrutement plus citadin et plus « intellectuel » que les FARC, davantage influents dans la paysannerie. Ce mouvement fonctionne plus comme un parti que comme un organisation paramilitaire. Les négociations avec l’État colombien, menées parallèlement à celles lancées avec les FARC, se sont rapidement avérées un échec. Elles ont été officiellement suspendues début 2019, suite à un attentat revendiqué par l’ELN qui a fait 21 morts et 68 blessés à Bogotá. [Ndlr]