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Vers le Programme commun (50 ans d’Épinay #9 )

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le cinquantenaire du congrès d’Épinay n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et de l’Union de la gauche, une rétrospective en plusieurs volets. Le neuvième et dernier volet revient sur la conclusion du Programme commun de gouvernement, il y a cinquante ans.

Côté socialiste, la rénovation avait certes commencé avant Épinay, mais c’est le Congrès de l’unité qui a définitivement fixé le seul cap susceptible de mener à la victoire : la conclusion d’un accord politique concret, c’est à dire d’un programme commun aux deux principales forces de gauche. Le texte Mitterrand, qui a recueilli 51,3 % des mandats exprimés le 13 juin 1971 et dont les signataires disposaient de 43 sièges sur 81 au Comité directeur, affirmait ainsi que le nouveau PS était décidé à engager une discussion avec le PCF « sur la base d’un programme de gouvernement dont il déterminera les termes dans un Conseil national extraordinaire qui sera convoqué au début de mars 1972 ».

On a vu que les tenants du dialogue idéologique étaient autrement plus circonspects que cette motion largement rédigée par les leaders du CERES sur la question de la faisabilité d’une alliance avec le PCF. Il n’empêche que le texte Savary (soutenu par 48,7 % des mandats exprimées) affirmait, à Épinay, qu’une fois les fameuses « garanties » obtenues des communistes, plus rien n’empêcherait « l’ouverture de la discussion d’un programme de gouvernement »1.

Le PS en ordre de marche

Même si la formule est ultérieure, il est évident au PS, alors largement distancé par le PCF en termes de poids électoral, que l’union est d’emblée « un combat ». L’unification socialiste faite, il était plus que temps de s’affirmer face aux communistes. Le fameux rééquilibrage de la gauche, cher au nouveau Premier secrétaire depuis au moins 19692, est à peine entamé, mais le PS a un nouvel atout en la personne de Mitterrand lui-même. Avec l’éviction devenue cette fois manifeste de Mollet, la famille socialiste rompt définitivement avec un outillage mental collectif qui faisait peu ou prou des législatives la clef de voûte de la politique socialiste en Ve République3.

Guy Mollet n’avait en effet jamais accepté la présidentialisation du régime qu’il a toujours considérée comme une perversion des institutions de 1958, ces institutions qu’il avait contribué à créer et dont le pivot était, à ses yeux, la notion du « président arbitre ». C’est cette évolution inadmissible qui explique son refus de se présenter, en tant que chef de parti, aux présidentielles de 1965 et de 1969. Selon son biographe François Lafon, après 1962, tout le combat de l’ancien secrétaire de la SFIO a consisté à « rendre à la fonction présidentielle une stricte limite arbitrale ». Force est toutefois de constater que la direction molletiste ne mesurait pas « à quel point son combat contre les pouvoirs présidentiels était dépassé »4 face à une opinion publique qui a accepté vaille que vaille le coup de force gaulliste.

Rien de tel, naturellement, chez le nouvel homme fort de la formation socialiste. N’écrivait-il pas, quelques années plus tôt, dans Ma Part de vérité : « Depuis 1962, c’est-à-dire depuis qu’il a été décidé que l’élection du président de la République aurait lieu au suffrage universel, j’ai su que je serais candidat »5 ? Après Épinay, le PS dispose à sa tête du seul candidat de gauche susceptible de battre la droite aux présidentielles. L’acquis de 1965 et l’échec de 1969 trouvent leur aboutissement dans la conquête par Mitterrand d’un PS enfin résolu à l’emporter et conscient qu’il est le seul, à gauche à pouvoir le faire. Et cela, le PCF est bien forcé de le prendre en compte.

Les négociations du Programme commun de gouvernement sont incompréhensibles si elles ne sont pas replacées dans ce contexte nouveau

Et le PCF ?

Depuis 1968, actant la période politique ouverte par la grève générale de mai et la radicalisation d’une fraction du salariat, le PCF avait eu tendance à rigidifier ses conceptions. Tout en condamnant formellement la répression du « Printemps de Prague » par les chars soviétiques, le parti de Waldeck-Rochet passe en quelques mois d’une posture relativement unitaire, qui a permis de conclure la plateforme PCF-FGDS en février 1968, à un positionnement orthodoxe fondé sur le rôle dirigeant du parti et sur la lutte conjointe contre le gauchisme et l’électoralisme. C’est la « ligne de Champigny ». C’est en effet lors d’un CN qui se tient à Champigny, début décembre, que le tournant est effectué : le PCF ne se laissera pas déborder par la mouvance radicale héritière de Mai6.

Le refus de tout débordement gauchiste et la réaffirmation du PCF comme étant « LE parti de la classe ouvrière » ne peuvent que mener à une dégradation des relations qu’entretenait le parti de Waldek-Rochet avec le Parti socialiste alors en pleine mutation. Ainsi, le Comité central du PCF qui se réunit le 27 juin 1969 ne réitère pas l’appel incantatoire à un rapprochement au sommet des deux partis, pourtant habituel depuis plusieurs années dans ce type de document7. Il faut dire que le PCF entend bien exploiter le succès de son candidat Jacques Duclos, lors du premier tour des élections présidentielles du 1er juin, qui a vu le naufrage de Gaston Deferre, le candidat du tout jeune NPS. Côté communiste, on insiste alors sur le « travail tenace, patient, [à mener] parmi les masses, notamment parmi celles influencées par le Parti socialiste »8. Pour Jean Poperen, il s’agit là d’une manifestation des plus éclatantes d’« un véritable complexe de supériorité » communiste qui confirme le durcissement acté, six mois plus tôt, par le Manifeste de Champigny. « La tactique du parti d’abord” prend le pas sur la tactique “unitaire »9.

Il n’en reste pas moins que le PCF ne peut pas effacer totalement la politique de rapprochement avec la mouvance socialiste qui a été la sienne depuis des années et qui s’est cristallisée entre 1966 et 1968. Ainsi, après un an de négociations tendues, les délégations du NPS et du PCF, menées respectivement par Claude Fuzier et Roland Leroy, rendent public le « Bilan PS-PC » qui, à l’instar de la plateforme commune de février 1968, n’est qu’un constat actant, sur chaque sujet, les convergences et les divergences. C’est certes peu, mais, après des mois de glaciation et de morosité, ce document commun signifie beaucoup ! Malgré le durcissement acté à Champigny, la lame de fond unitaire s’exprimait également dans les rangs communistes, et ce jusque dans les hautes sphères de l’appareil. Le relatif éloignement vis-à-vis de Moscou et la revendication d’une voie nationale propre vers le socialisme en constituent la manifestation la plus éclatante.

Des difficultés persistantes

Bien sûr, ce ne fut pas une partie de plaisir. Le PCF avait par exemple beau jeu, en 1971, de critiquer les alliances à géométrie variable des socialistes lors des municipales du début de l’année, notamment à Lille et à Marseille. Au même moment, Jacques Duclos se veut donneur de leçon en affirmant, sans nommer les « partenaires » socialistes, qu’il « ne peut y avoir de va-et-vient entre le socialisme et le capitalisme »10. Bref, le complexe de supériorité du PCF revivifié à Champigny semble encore de mise face à la « social-démocratie ». Les socialistes ne sont pas en reste, puisque, comme le note l’historienne Pascale Goetschel, « quelques semaines après les élections municipales de 1971, les Renseignements généraux pointent les réticences des socialistes face aux appels à l’union des communistes »11.

Pour lutter sur sa gauche, second axe de la ligne communiste, le PCF ouvre une discussion de tonalité plus « radicale » avec le PSU qu’il cherche à désolidariser de la mouvance gauchiste de Mai, mais qu’il espère également pouvoir utiliser comme une menace d’alliance de rechange contre le PS. Six mois avant ce dernier, le PCF rend public, au Comité central d’Arcueil, son « Programme de gouvernement démocratique et d’union populaire », plus connu sous son surtitre de Changer de cap. Du côté de la Place du Colonel Fabien, on a paré au plus pressé en « pondant » un texte de qualité certes, mais indéniablement venu du haut. Comme le note Jean Poperen, « le projet communiste n’est pas soumis à l’examen et au vote des militants dans l’ensemble du parti »12.

Et, comme si le PCF ne suffisait pas, le pouvoir rajoute son grain de sel ! En annonçant la tenue d’un référendum sur l’entrée du Royaume-Uni, de l’Irlande, du Danemark et de la Norvège dans la CEE, le 16 mars 1972, Pompidou espérait bien voir la gauche s’entre-déchirer sur une question où les désaccords entre PS et PC étaient encore patents et surtout bien connus. Mais en appelant à l’abstention ou au vote nul, le PS évite le pire, c’est-à-dire la vindicte d’un PCF trop heureux de disposer du monopole d’un vote « non » traditionnellement défouloir, donc allant au-delà de sa seule clientèle électorale. Le 23 avril, le « oui » l’emporte avec 68,3 % des voix contre 31,7 pour le « non ». Au-delà de ces cinq millions de suffrages opposés à Pompidou, il y a plus de deux millions de bulletins blancs ou nuls, et près de 18 millions d’abstentions ! Le pari du Président a échoué. Les rapports PS-PC se sont certes dégradés lors de cette séquence et les négociations sur le Programme commun, qui devaient être lancées initialement en mars, ont été remises à plus tard. Mais le cap stratégique unitaire n’a pas été fondamentalement remis en cause.

L’aboutissement

En réalité, la dynamique unitaire est plus forte que tout, et le travail accumulé en amont plus qu’appréciable. Le Programme commun du 27 juin 1972 est à la fois la suite logique et l’accomplissement d’une longue série de textes unitaires qui va de l’accord du 20 décembre 1966 au « bilan PS-PC » du 22 décembre 1970, en passant par la plateforme du 24 février 196813. Le Parti socialiste venait pour sa part de rédiger, par l’entremise de Jean-Pierre Chevènement, son célèbre programme autogestionnaire Changer la vie dont le contenu radical et l’approche moderniste – voire futuriste – en faisaient un texte qui pouvait largement supporter la comparaison avec le Changer de cap du PCF. Revenant sur ce travail préparatoire trois ans après sa rédaction, Jean-Pierre Chevènement note qu’il s’agissait rien de moins que de « faire passer devant le Comité directeur, puis la convention de mars [1972] un programme ambitieux mettant le socialisme à l’ordre du jour […] et qui préservât à la fois la personnalité du Parti socialiste et les chances d’un accord avec le Parti communiste »14.

Côté PS, les interprétations différentes de l’union de la gauche qui coexistaient en son sein (union fusionnelle pour CERES et les mitterrandistes de gauche, union froide pour Mitterrand et le bloc Mauroy-Defferre) « ne réduisirent pas sa capacité de négociation »15, selon Gérard Grunberg et Alain Bergounioux. On serai même tenté d’ajouter : bien au contraire, puisque le parti du poing et de la rose pouvait jouer de ses personnalités et de sa pluralité constitutive face aux communistes. Selon Jean-Pierre Chevènement, « Bérégovoy pour les questions sociales, Joxe pour les problèmes institutionnels, Jaquet et Pontillon pour la politique étrangère et moi-même pour la partie économique bouclâmes l’affaire en quelques semaines »16. C’est naturellement exagéré et en grande partie reconstruit. Mais on ne peut en effet qu’insister sur l’avancée étonnamment rapide des négociations. Malgré de nombreuses réserves et hésitations, le bureau politique du PCF qualifia, courant juin, de « suffisante »17 la cohérence d’ensemble du texte en préparation.

Les difficultés avaient donc été en grande partie aplanies en amont, mais restaient deux points de friction qui n’avaient rien d’anecdotique : la liste des nationalisations et la politique extérieure. Le suspens devient haletant en cette nuit historique du 26 au 27 juin 1971, au moment où les deux délégations feignent la rupture. À Marchais réaffirmant vers 2h du matin que le PC faisait de la nationalisation de la sidérurgie « un problème-clé », Mitterrand rétorque, fataliste : « Tant pis, nous avons atteint le point limite ». Au dire de Poperen, témoin de la scène, en rangeant son porte-document, Mitterrand aurait retrouvé « le même air maussade qu’un an plus tôt, quand il rompit en commission des résolutions à Épinay »18… Mais, après une ultime suspension de séance et une dernière reprise, à 3h40, les deux premiers secrétaire topent là.

Plus de cinquante ans après la scission de Tours, 35 ans après le Front populaire, la gauche française avait enfin refait son unité et se présentait comme une alternative crédible à la droite et à la politique du capital !

Union, action, Programme commun !

Pour autant, il serait ridicule d’ériger le Programme commun en véritables Tables de la Loi de la gauche. Ce n’est qu’un texte. Un programme de gouvernement. Et le contenu technique de ce texte importe en réalité bien moins que sa portée symbolique. Enfin, la gauche était unie ! Enfin, elle passait à l’action ! Enfin cette jeunesse qui n’avait jamais vu la gauche au pouvoir allait pouvoir se persuader que c’était possible.

Personne ne s’y trompe. Même le dirigeant de la Ligue communiste Alain Krivine est contraint de reconnaître dans le Programme commun « un événement de première importance qui pose les problèmes des travailleurs en termes politiques en offrant comme perspective le socialisme ». Il est vrai que, quelques semaines après l’annonce de la conclusion de l’accord PS-PC, la Ligue publie une brochure condamnant ce dernier comme contre-révolutionnaire. Ce texte, ironiquement intitulé Quand il seront ministres…, est un véritable pamphlet anti-unitaire. Pour les jeunes militants révolutionnaires, pas de doute : il s’agit d’un « mariage de raison » entre deux formations qui « feront tout pour limiter l’impact de leur accord sur le terrain des luttes. […] Le PS parce que son rôle dans les luttes serait plus que réduit. Le PCF parce qu’il redoute d’être débordé »19 sur sa gauche. Toutefois, dans les années qui suivirent, la Ligue fut bien obligée de reconnaître – comme du reste l’OCI, ainsi que le PSU – que le Programme commun bouleversait la donne politique héritée de Mai et que les militantes et militants d’extrême gauche allait bon an mal an devoir inscrire leur activisme dans la perspective de la prise du pouvoir par les « vieux » partis enfin unis20.

Au-delà des personnalités et des organisations, c’est le peuple de gauche tout entier qui prend conscience du changement. Le 1er décembre 1972, ce sont plus de 100 000 personnes qui se massent porte de Versailles lors du premier « meeting unitaire pour le Programme commun de gouvernement de la gauche ». Ce jour-là, peut-être plus que le jour de la signature du Programme ou celui de son extension aux radicaux, l’unité de la gauche est devenue réalité pour des millions de salariés. En quelques années, les slogans gauchistes allaient se faire surpasser dans les manifs par un mot d’ordre d’avenir : « Union, action, Programme commun » !

Les échos de Mai ne se retrouveraient bientôt plus dans des cris exaltés, minoritaires et finalement anachroniques de ceux qu’on commençait à appeler les soixante-huitards, mais dans la sourde clameur, profonde et majoritaire, des foules de salariés à qui l’unité de la gauche avait enfin donné un débouché politique tout à la fois crédible et enthousiasmant.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 296 (été 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Le Congrès d’Épinay. Un nouveau départ pour les socialistes, Éditions du Parti socialiste, 2001, p. 64-65 (pour les citations), et p. 71-72 (pour les résultats des votes).

2.En 1969, Mitterrand appelait déjà à « la formation d’une mouvement politique apte à équilibrer d’abord, à dominer ensuite le Parti communiste». Cf. François Mitterrand, Ma Part de vérité, Fayard, 1969, p. 120.

3.Ce ralliement du nouveau PS aux institutions de la VeRépublique est longuement développé dans Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords, Fayard, coll. Pluriel, 2005, p. 243-258.

4.François Lafon, Guy Mollet. Itinéraire d’un socialiste controversé (1905-1975), Fayard, 2006, p. 685.

5.François Mitterrand, op. cit., 1969, p. 126.

6.Voir sur ce point Jean Poperen, L’Unité de la Gauche (1965-1973), Fayard, 1975, p. 193-199. Cette interprétation de Champigny comme d’un tournant sectaire n’est pas la plus partagée. Récemment, voir Jean Vigreux, « Le Parti communiste à l’heure de l’union de la gauche », Danielle Tartakowsky et Alain Bergounioux (dirs), L’union sans unité. Le programme commun de la gauche. 1963-1978, PUR, coll. Histoire, 2012, p. 52-53.

7.Si l’on en croit Georges Marchais, Le défi démocratique, Grasset, 1973, p. 194 : « C’est le Parti communiste qui, il y a exactement dix ans (i.e. en 1963), a lancé l’idée d’un programme commun de gouvernement des partis de gauche. Pendant dix ans, il a multiplié les initiatives pour faire aboutir cette proposition».

8.Le Monde, 30 juin 1969.

9.Jean Poperen, op. cit., 1975, p. 271, puis p. 338.

10.Cité ibid., p. 349.

11.Pascale Goetschel, « Le programme commun, l’opinion publique et le pouvoir », Danielle Tartakowsky et Alain Bergounioux (dirs), op. cit., 2012, p. 134.

12.Jean Poperen, op. cit., 1975, p. 358.

13.Voir pour rappel « La gauche française entre division et union (1965-1968) », D&S287, septembre 2021, p. 19.

14.Jean-Pierre Chevènement, La vieux, la crise, le neuf, Flammarion, coll. La rose au poing, 1974, p. 59.

15.Selon Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, op. cit., 2005, p. 264.

16.Jean-Pierre Chevènement, op. cit., 1974, p. 61.

17.Rapport de Georges Marchais, cité dans Étienne Fajon, L’union est un combat, Éditions sociales, 1975, p. 113.

18.Jean Poperen, op. cit., 1975, p. 393.

19.Première citation, ibid ; la seconde dans Gérard Filoche, Mai 68. Histoire sans fin, Éditions J.-C. Gawsewitch, 2007, p. 217.

20.Sur le long débat sur la nature du PS au sein de la Ligue communiste, voir ibid., p.218-223.

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