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Vers le parti de la rose au poing (50 ans d’Épinay #4)

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le congrès d’Épinay, dont on vient de fêter les cinquante ans, n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun (1971-1972), une rétrospective en plusieurs volets. Le quatrième revient sur le long chemin menant au congrès de « l’unité socialiste ».

En 1969, la vieille SFIO avait acté son propre dépassement, mais l’enfantement du Nouveau parti socialiste (NPS) n’avait pas été sans mal. La candidature – hautement problématique d’un point de vue démocratique – de Gaston Deferre aux élections présidentielles d’avril avait débouché sur un fiasco. Quant à la Convention des institutions républicaines (CIR) de Mitterrand, elle s’était tenue éloignée de ce regroupement qui ne garantissait pas à son leader de prendre à coup sûr la direction de la future formation. Reste que l’équipe Savary, sortie vainqueur, à Issy, de la seconde session du congrès fondateur, avait pour mandat de rénover en profondeur les pratiques militantes socialistes et de convertir définitivement le jeune parti à la stratégie de l’union de la gauche. Tout était donc possible pour la nouvelle direction.

Aux calendes grecques

Aux lendemains d’Issy, le Parti socialiste espère se doter du Premier secrétaire idoine en la personne d’Alain Savary, qui l’emporte de peu face à Pierre Mauroy au Comité directeur suivant le congrès fondateur1. On a trop souvent dit que Savary n’était qu’une marionnette agitée par l’inamovible Mollet pour feindre la rénovation malgré le maintien d’un appareil très « vieille SFIO ». La réalité est plus complexe.

Savary avait été élu par la gauche du parti et avait suscité chez Mauroy une haine inexpiable que son esprit consensuel s’est ingénié à dissiper. Le Premier secrétaire a donc multiplié les concessions inutiles à son aile droite – bien décidée à l’abattre –, et n’a réussi qu’à dresser contre lui une gauche qui lui était au premier abord favorable. Selon Jean Poperen, Savary s’ingénie à « complaire à la minorité : il y réussit mieux avec Deferre qu’avec Mauroy. En tout cas, il veille à ne pas se compromettre avec les courants non représentés au Comité directeur »2, c’est-à-dire les deux courants de gauche (CERES et réseau poperéniste) qui l’ont soutenu à Issy contre la droite du parti. Pas surprenant, au final, que le dirigeant du NPS ait été contraint de s’arrimer à ce qu’il lui restait, les proches de Mollet, dont il finit par devenir le prisonnier3.

Ce rapport de force interne, auquel il convient d’ajouter le naturel réservé de Savary, explique l’absence de toute activation volontariste du Parti. On discute bien avec le PC, mais sans réelle conviction. On propose bien à la CIR de fusionner avec la nouvelle formation socialiste, mais on ne fait rien pour dissiper les préventions d’un Mitterrand convaincu que Mollet tient encore la barre… Ainsi, pour ce qui est de l’unification socialiste, rien ne se passe de janvier à juin 1970 et, au congrès de la CIR, Mitterrand parle négligemment d’une éventuelle unification en… 19734 !

Atermoiements socialistes

C’est à ce moment que la lame de fond unitaire s’exprime brutalement dans le NPS où des sections, voire des fédérations, appellent à un congrès national de fusion. Le Comité directeur se voit contraint d’inviter la CIR au 2d congrès du NPS qui a lieu le 20 juin 1970 à Épinay-sur-Seine – déjà ! Malgré des signes de crispation inhabituels chez lui, Mitterrand reçoit l’ovation de la salle à l’issue d’un discours boycotté par Mollet qui s’est défendu des reproches immédiatement formulés par les militants unitaires en affirmant sans fausse honte qu’il avait « bien le droit d’aller pisser »5… L’expression allait rester longtemps dans les mémoires.

Les acquis du congrès d’Issy s’amenuisent à tel point que Savary est de plus en plus amené à concilier l’inconciliable. C’est sous sa direction que le NPS accouche d’un plan d’action très à gauche bourré de formules qui fleurent bon le molletisme radical, mais renonce dans le même temps à interdire les alliances centristes que nouent depuis des lustres les édiles socialistes lors des municipales. En octobre 1970, lors du Conseil national de Bondy, face à sa gauche qui exige que le Parti récuse toute alliance avec le centre, Savary déclare qu’il « n’aime pas les verrous »6 et obtient le soutien de sa droite pour que soit autorisé le rapprochement avec « les démocrates qui se sont opposés sans équivoque et avec constance au pouvoir actuel, lorsque ceux-ci, sans se reconnaître officiellement dans sa doctrine, en viennent à dénoncer les effets du régime capitaliste et se déclarent d’accord avec le programme municipal du Parti »… Cette formulation alambiquée prouve toutefois que l’union de la gauche progresse, car l’alliance décomplexée avec un centre qui vient pourtant d’être « relooké » par Jean-Jacques Servan-Schreiber semble, fin 1970, une position indéfendable dans le NPS7.

L’initiative à Mitterrand

Depuis juin, Mitterrand a repris l’initiative face à la SFIO obnubilée par les élections municipales de l’année à venir8. Il relance le processus unitaire chez lui, à Château-Chinon, le 7 novembre 1970, dans un discours célèbre où le leader de la CIR « en appelle solennellement à tous les socialistes qui relèveront l’espérance ». Il propose la création d’une délégation nationale pour l’unité des socialistes. Surtout, Mitterrand évolue. Depuis un an, il est en train d’occulter le souvenir de la défunte FGDS qui avait été son horizon depuis 1965 et veut maintenant l’unité socialiste avant tout, pour ensuite négocier avec le PCF9.

Le Parti communiste, et Marchais au premier chef, attaquent frontalement cette tactique, conscients qu’ils sont qu’elle est intimement liée à la notion mitterrandienne de rééquilibrage de la gauche. Mitterrand, victime des critiques staliniennes, est en passe de retrouver son crédit chez les cadres intermédiaires du NPS, alors que la base lui avait déjà offert un pont d’or en juin à Épinay. Les clés de la victoire face à Savary, reclus dans la forteresse molletiste de la cité Malesherbes, sont cette fois toutes dans ses mains. En outre, la publication du « bilan PS-PC », le 22 décembre 1970, confirme le raidissement du PCF qui s’accroche à la ligne dure de Champigny10. La nouvelle formation socialiste se doit de trouver un leader capable de s’imposer face aux communistes et de dépasser les vieilles lunes du débat idéologique préconisé par Savary dans la droite ligne de Mollet.

Pour Mitterrand, il est enfin temps de foncer. Ses alliés sont tout trouvés, il ne peut s’agir que des ennemis de Guy Mollet et de Savary : Gaston Deferre, ainsi que Pierre Mauroy, sont donc naturellement aux premières loges, mais le premier cercle mitterrandiste parvient à entraîner dans la coalition les dirigeants néo-marxistes du CERES qui croisent le fer depuis deux ans avec ces deux barons droitiers11… Ils serviront en réalité d’appoint si les bataillons du Nord et des Bouches-du-Rhône s’avèrent insuffisants pour l’emporter en juin 1971.

Congrès ou conjuration ?

Épinay fut donc un congrès d’appareil où la majorité en sursis de Savary, soutenue dans ce qu’elle pouvait encore avoir d’unitaire par les amis de Poperen, devait affronter les « conjurés » qui, malgré leurs désaccords politiques de fond, voyaient tous dans Mitterrand le seul homme capable de se débarrasser de Mollet, que Savary entraînerait immanquablement dans sa chute. Voilà en tout cas la thèse la plus répandue chez les historiens actuels préoccupés à déconstruire la légende miterrandienne qui s’est instillée dans le PS et dans de larges couches de l’opinion.

Cette volonté louable de retrouver, derrière la légende, la vérité des faits a amené ces chercheurs à tordre le bâton dans l’autre sens12. Si Épinay n’est pas un moment fondateur éthéré – en existe-t-il jamais ? –, il ne se réduit pas non plus à la froide victoire de la « conjuration » anti-molletiste. La ligne de fracture d’Épinay se situe entre les partisans d’un accord politique et électoral avec le PCF et les militants favorables à l’approfondissement du dialogue idéologique. Pour le bloc pro-Mitterrand – de Deferre aux néo-marxistes et pro-communistes du CERES –, la perpétuation de ce dialogue, c’est l’arlésienne. Conditionner l’arrivée du pouvoir de la gauche à la conclusion d’un accord idéologique de fond, voire à une réunification organique effaçant le congrès de Tours, cela revient dans la pratique à repousser la victoire aux calendes grecques. Tel est le sens de cette interrogation toute oratoire de Mitterrand à la tribune du congrès : « Ce dialogue idéologique, est-ce qu’il va résoudre le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux modes de conception de l’homme dans la société ? ». La réponse est nette : « Alors, je ne comprendrais pas pourquoi il s’est créé un communisme et un socialisme »13

Dialogue idéologique ou accord électoral et programme commun de gouvernement ? Telle est la véritable ligne de fracture qui divisera, lors du congrès de juin 1971, les différents courants en une majorité « mitterrandienne » et une minorité « savaryste ». Nous reviendrons, le mois prochain, sur l’événement « Épinay » en tant que tel, tant il fait partie du club très restreint – avec ceux de 1905, de 1920 et de 1946 – des congrès qui firent l’histoire de la gauche telle que nous la connaissons.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a ét épublié dans le numéro 290 (décembre 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Voir Pierre Serne, Le Parti socialiste. 1956-1971, coll. Encyclopédie du socialisme n° 2, 2003, p. 67-68 et Alain Eck, Alain Savary. Un socialiste dans la jungle, coll. Encyclopédie du socialisme n° 7, 2004, p. 65-66.

2.Jean Poperen, L’Unité de la Gauche (1965-1973), Fayard, 1975, p. 281.

3.Savary est « flanqué» de secrétaires nationaux molettistes tels qu’Ernest Cazelles qui « tient l’appareil», Claude Fuzier, Denis Cépède ou encore Noël Josèphe. Cf. Alain Eck, op. cit., 2004, p. 66-67.

4.C’est là l’avis de Jean Poperen. Des discussions ont toutefois lieu, officiellement entre la direction du NPS et la CIR, et officieusement entre les futurs « coalisés » d’Épinay. Voir Pierre Serne, op. cit., 2003, p. 74-84.

5.Cité dans Jean Poperen, op. cit., 1975.

6.Ibid., p. 301.

7.À noter qu’un amendement de Poperen proposant l’alliance avec les « éléments dont l’action s’inscrit dans la ligne générale d’union de la gauche, ce qui exclut toute alliance centriste», obtient 20 % des mandats. Mais, comme le constate Le Monde le 20 octobre, « le Parti socialiste ne modifie pas fondamentalement sa tactique pour les élections municipales» par rapport au scrutin de 1965.

8.Elles s’avéreront un succès tout relatif pour le NPS qui gagne La Rochelle, Laval et Pau, mais perd Toulouse, Aurillac, Narbonne ou encore Arles.

9.Cf. Jean Poperen, op. cit., 1975, p. 305-308. Mitterrand aurait dit, en septembre 1970, à Gaston Deferre, lors d’une de leurs premières rencontres secrètes : « Voulons-nous arriver au pouvoir ? Alors, nous ne réussirons pas sans les communistes. Je n’ai jamais été compagnon de route, je ne serai pas un satellite» (cité dans Pierre Serne, op. cit., 2003, p. 83.

10.Le « complexe de supériorité » communiste se retrouve, quelques années plus tard, sous la plume de Georges Marchais qui décrit le PCF, en le comparant en creux au PS, comme le seul parti « de la classe ouvrière», guidé par la « théorie scientifique» du marxisme et doté d’une « organisation extrêmement efficace ». Cf. Georges Marchais, Le défi démocratique, Grasset, 1973, p. 133.

11.Jean-Pierre Chevènement, Le vieux, la crise, le neuf, coll. La Rose au poing, 1974, p. 56-57 remet en cause l’idée d’une « alliance contre nature» et déclare que les dirigeants du CERES n’avaient eu, avant Épinay, qu’une seule entrevue avec Mauroy et aucune avec Deferre.

12.C’est là notamment la tendance de nombre d’historiens proches de l’Office universitaire de recherches socialistes (l’OURS), fondé en 1969… par Guy Mollet !

13.Le Congrès d’Épinay. Un nouveau départ pour les socialistes, Éditions du Parti socialiste, 2001, Discours de François Mitterrand (matin du 13 juin 1971), p. 45.

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