Savoir où l’on met les pieds : "Le DROIT DU SOL"
Depuis Les Ignorants (2011), l’album documentaire qui l’a fait connaître du grand public, le dessinateur et scénariste Étienne Davodeau enchaîne les succès (dont Cher pays de notre enfance, en 2015, avec Benoît Collombat). Dans son dernier album, il narre sa traversée d’une bonne partie de la « diagonale du vide » hexagonale, du Lot à la Meuse.
Ouvrir une bande dessinée d’Étienne Davodeau, c’est s’assurer d’une plongée au cœur de la vie. Au cœur de l’histoire sociale de notre pays, quelque part entre les grèves de l’arsenal dans un Brest d’après-guerre en pleine reconstruction et les mouvements d’opposition à la construction de l’A87 en Pays de la Loire dans les années 1990. Une histoire en mouvement qui lui fait dessiner ce qu’était, il y a quarante ans, la JOC et la présence des ouvriers catholiques, d’où il vient.
Une histoire faite de drames, comme ceux perpétrés par le SAC « lors des années de plomb » française. Davodeau s’éloigne alors de son histoire personnelle, mais avec un autre but non voilé et bien précis : surtout ne pas oublier. Avec un tel auteur, on apprend, on se remémore. On assume la parole politique, partiale, militante.
Une randonnée frugale
Son dernier ouvrage paru en octobre 2021 nous fait voyager. Le droit du sol, c’est d’abord l’inspiration d’une longue marche qu’Étienne Davodeau fait le choix de parcourir en 2019, en randonnant, à travers les paysages variés d’une France vallonnée, isolée, que parfois l’écho médiatique feint d’ignorer.
Pour les habitués du sac à dos, les fondus de bivouacs, les amoureux des balades, la bande dessinée devient miroir de leurs propres émotions : la sensation toute particulière de fouler des lieux inhabités ; les difficultés à affronter seul, le souffle court, en grimpant une colline ; la délivrance, le soir à la fin de l’étape, en retirant des chaussures poussiéreuses d’avoir emprunté des routes escarpées et caillouteuses. C’est le partage d’une aventure singulière où préserver l’eau de sa gourde devient vital. Un rappel de l’essentiel.
Un parcours militant
Le droit du sol, c’est aussi un long parcours militant, à pied. L’auteur traverse la France, de Pech Merle à Bure. Des centaines de kilomètres qu’il fait le choix de décrire, comme pour tisser un lien entre deux réalités. Pech Merle, c’est une grotte emplie de dessins préhistoriques qu’on estime vieux de 20 000 ans. Un souvenir laissé là par une humanité si lointaine que chacun peine à se l’imaginer. À l’autre bout du chemin, la commune de Bure, un projet d’enfouissement de déchets nucléaires – Cigeo –, dont personne ne sait que faire. Les déchets nucléaires, notre cadeau à l’humanité qui viendra. Notre trace. Pour quelques centaines de milliers d’années. Vertige, nausée.
C’est le chemin entièrement balisé face à l’égarement qu’est, pour l’auteur, le projet Cigeo, qui crée la situation de malaise. Il traverse la France. Il défie le temps. Il met côte-à-côte l’évidence de la vie humaine, nos manières encore spartiates et rudimentaires : l’écriture, la marche et la complexité du monde présent, nos choix aliénants – la dépendance à l’énergie nucléaire par exemple.
Marcher pour des idées, l'idée est excellente
Davodeau marche pour des idées et ne marche pas seul. Chemin faisant, il complète sa randonnée – réelle – de la présence – fictive – d’activistes et de scientifiques. Il nous fait réfléchir sur les conséquences des activités humaines, leurs impacts sur terre, dans les mers et, ici, sous terre. Il convoque la parole engagée de celles et ceux avec qui il partage une certitude : nos pas laissent une trace qui doit nous interroger. D’accord ou pas avec l’auteur, peu importe. Il nous parle ici de politique, de discussions nécessaires, de choix collectifs. De compromis social et environnemental à trouver. Et d’avenir commun à tracer.
Le Droit du sol. Journal d’un vertige, entre la grotte du Pech Merle et Bure, éditions Futuropolis, octobre 2021, 216 pages
Cet article de notre camarade Marlène Collineau a été publié dans le numéro 290 (décembre 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).