GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Saluer Nelson Mandela avec lucidité

Comment ne pas s'indigner de voir Cameron, l'héritier spirituel de la Dame de fer, pleurer en Mandela « un héros de notre temps » ? Et que dire quand Merkel, dont la politique austéritaire monte les peuples européens les uns contre les autres, salue sans gêne « un géant de l'histoire » qui était « convaincu que la haine et la revanche ne peuvent pas rendre le monde meilleur » ? À l’inverse, Obama a réagi dès l'annonce du décès de Mandela en rappelant son premier acte politique : la participation à une manifestation contre l’apartheid. Mais comment oublier que Mandela figurait encore sur la liste étasunienne des terroristes à surveiller au mois de juin 2008 ? Dans ce bal des hypocrites, n'est-il pas finalement logique que le macabre Assad lui-même n'eût pas peur d'affirmer que le premier président noir de l'Afrique du Sud constituait « une source d'inspiration pour tous les épris de la liberté et de la fraternité entre les hommes » ?

Un homme politique pragmatique

Nelson Mandela, orphelin dès sa dixième année, s'était engagé à l'issue de ses études d'avocat dans les rangs de l'ANC en 1944, au moment même où le parti national blanc des Afrikaners s'apprêtait à institutionnaliser la ségrégation raciale en un système connu depuis sous le nom d'apartheid. Très rapidement, avec ses proches, il parvient à prendre la tête de l'ANC qui ne faisait pas encore figure d'organisation de masse. Ces derniers jours, les commentateurs les plus avisés ont répondu aux journalistes soucieux de statufier celui qui était depuis devenu Madiba en leur faisant remarquer que Mandela était avant tout un « homme politique pragmatique ». Cette épithète leur permettait de justifier que l'adepte de la non-violence prônée alors par un Gandhi encore vivant allait devenir en 1960 le chef de la branche armée de l'ANC baptisée « la lance de la nation ». C'est oublier que Mandela, qui avait été largement influencé dans ses premières années de militantisme par le trotskiste Isaac Bangani Tabata et qui fera sienne l'idée que, pour changer le monde, il fallait s'appuyer sur les masses, disposait dès les années 1950 d'un cap dont il ne s'est jamais réellement départi.

40 % des sud-africains en dessous du seuil de pauvreté

Dans le commentaire qu'il fit de la Charte de la liberté que l'ANC adopta en 1955, Mandela posait comme objectif de son mouvement la mise en place dans le pays d’une « classe bourgeoise prospère non européenne » et considérait l’instauration de l'égalité civique et l'abolition du système de l’apartheid, comme les pré-conditions d’un développement harmonieux pour « le commerce et l’entreprise privée ». N'est-ce pas précisément la ligne de conduite que tient rigoureusement l'ANC depuis son arrivée au pouvoir, qui avait suscité tant d'espoirs, en 1994 ? Il est ici bon de rappeler qu'en 2013, près de 40 % des Sud-Africains vivent en dessous du seuil de pauvreté et que le nombre de personnes vivant dans le « pays arc en ciel » avec moins de un dollar par jour a doublé depuis 1994. Le PC sud-africain, dont Mandela s'était rapproché pour mener à bien la transition démocratique après sa sortie de prison, fut la cheville ouvrière de la libéralisation brutale du pays et soutint sans vergogne la vague de privatisations que mena l'ANC dans la seconde moitié des années 1990. Mandela restera néanmoins à jamais l'apôtre de la lutte contre l'apartheid et il fut en ce sens l'inspirateur de plusieurs générations de travailleurs noirs qui se sont battus pour leurs droits en prenant exemple sur leur chef alors dans les geôles sordides de Robben Island.

La lutte des travailleurs noirs pour leur liberté

« Il n'est pas de sauveur suprême », nous rappelle fort justement le deuxième couplet de L'Internationale. Si cette tâche colossale que constituait l'effondrement de l'apartheid nécessitait des porte-drapeaux aux qualités humaines exceptionnelles, il est pourtant évident que la grande victoire démocratique que constitua la fin de ce système inique fut avant toute chose le résultat de la poussée des masses noires sud-africaines et de la montée d'un syndicalisme combatif partiellement indépendant de l'ANC et du SACP (le PC sud-africain). Les faits sont têtus. En 1976, des émeutes éclatent à Soweto pour s'opposer à la tentative du pouvoir blanc d'imposer aux Noirs l'enseignement de l'afrikaans, la langue des descendants des colons hollandais. C'est d'ailleurs la répression impitoyable qui s'abattit par la suite sur le township (au moins 600 morts) et dont l'acmé fut l'exécution du leader du mouvement de la « Conscience noire », Steve Biko, qui conféra une portée mondiale à l'emprisonnement de Mandela. En 1979, la centrale syndicale indépendante FOSATU fut constituée et commença à organiser des grèves de masses dans les townships et les bantoustans qui prirent de l'ampleur tout au long des années 1980 dès lors que le mouvement syndical s'unifia autour d'elle en constituant le COSATU dont la direction devint proche de l'ANC. Décrété après les émeutes de Soweto, le boycott sur la vente d'armes à l'Afrique du Sud, si facilement contourné par le pouvoir blanc soutenu en ce sens par les États-Unis qui voyaient dans le pays de la ségrégation un allié de poids face à l'influence soviétique en Afrique australe, fit pâle figure comparé aux initiatives de boycott des produits sud-africains organisé par le mouvement ouvrier et démocratique dans le monde entier. Au final, la « pression internationale », dont on nous rebat les oreilles et qui serait la cause de la fin de l'apartheid, n'aurait jamais eu cette portée sans la lutte héroïque des travailleurs noirs pour leur liberté et l'écho qu'elle suscita au plus profond de la conscience des peuples.

Une société toujours violente pour les plus pauvres

Depuis vendredi dernier, les grands de ce monde saluent unanimement en Mandela celui qui a troqué la lance contre le bulletin de vote, en soulignant que Madiba avait fait le choix surhumain, après 28 ans de prison, de pardonner et avait réussi à imposer cet état d'esprit à tout un peuple. En effet, de 1996 à 1998, une « Commission de la vérité et de la réconciliation » sillonna le territoire sud-africain afin de collecter les témoignages des victimes et des bourreaux du temps de l'apartheid et ses sentences conciliatrices jouèrent un rôle dans la transition démocratique que traversa un pays à qui l'on pronostiquait un interminable bain de sang inter-communautaire. Pourtant, dans les nombreux reportages diffusés notamment par les stations de Radio France vendredi 7 décembre 2013, ils étaient nombreux, ces Sud-Africains de la rue, ces travailleurs anonymes qui, malgré les hommages fervents qu'ils adressaient à leur grand homme disparu, répondaient aux journalistes qu'eux ne pourraient jamais totalement pardonner. Leur colère n'avait pas pour cible le Blanc, éternelle figure de l'oppresseur, mais bien les inégalités grandissantes qui travaillent leur pays et la corruption sévissant dans les rangs de l'ANC qui a pourtant exclu à juste titre de son programme le « clivage de race » pour dénoncer exclusivement le « clivage social ». Cette colère contre les maux d'une société toujours aussi violente pour les plus pauvres sera amenée à s'exprimer dans les années à venir, au-delà de toute « réconciliation » ethnique et nationale. Ainsi, les travailleurs de Soweto ont raison de pleurer celui qui les avait inspirés et précédés sur la route menant à la liberté. Ils ne doivent toutefois pas oublier que le combat pour l'égalité civique qu'ils ont mené derrière Mandela et les siens n'aura pas été mené à son terme s'il n'est pas accompagné d'une lutte tout aussi âpre pour l'égalité sociale. Et sur cette route, ce n'est pas la voix apaisante de Madiba, mais les clameurs des salariés du reste du monde qui les accompagnent.

Ce texte doit beaucoup à la nécrologie de Nelson Mandela réalisée par Vincent Présumey le 7 décembre 2013(1) et à l'article de Julien Guérin publié le 10 février 2010 sur le site de l'Offensive socialiste(2).

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