GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

Réformes structurelles, celles des libéraux ou les nôtres ?

Nous publions ici la suite d’un dossier de la revue Démocratie&Socialisme d’octobre.

6. L'Etat social en crise, le pacte productiviste en question

L'Etat social est le produit d'un compromis entre différentes fractions capitalistes et des fractions des classes dominées. C'est à l'administration d'Etat que revient par le biais de ses différents appareils d'en organiser et d'en réguler les équilibres.

Cet agencement assure la pérennité de la domination économique des possédants tout en intégrant aux politiques publiques mises en œuvre des revendications issues des luttes ouvrières. A ce titre, l'Etat social est une manière pour la classe capitaliste et les élites du pouvoir de maintenir leur prééminence (1) .

Dans un contexte de gains de productivité élevés et d'une économie relativement fermée, l'accroissement du salaire réel, l'extension des prestations sociales ont élargi les marchés et diversifié les débouchés pour les industriels. Cette combinaison vertueuse repose sur un pacte productiviste qui associe exploitation intensive de la force de travail et accès aux biens de consommations de masse.

C'est l'âge d'or des politiques conjoncturelles. Avec un sentier de développement soutenu par la dynamique de rattrapage technologique, les gouvernements se contentaient d'agir sur la croissance effective pour jouer sur les écarts de production. Mesures d'austérité lorsque la surchauffe menace, mesures de relance lorsque la demande est insuffisante.

Ce pacte productiviste s'est heurté à la fin des années soixante au renchérissement du capital, à la saturation des marchés, au ralentissement des gains de productivité et à la contestation ouvrière (2). Confrontée à une baisse des profits, les industriels ont répondu d'abord par la hausse du prix des biens et services et la réorganisation du travail avant d'agir dans un second temps sur les salaires(3) afin de conquérir de nouveaux marchés et de rétablir durablement leur marge.

Le compromis à l'origine de l'Etat social est alors entré en crise. Le consentement de la classe capitaliste à la redistribution s'est amoindrie avec l'ascension en son sein firmes multinationales et des financiers, avec le rejet des politiques conjoncturelles par les élites du pouvoir et l'érosion de la représentation ouvrière.

7. L'échec du compromis post-fordiste

Les politiques de désinflation compétitives portées par la fraction modernisatrice de l'administration, soutenues par les dirigeants d'entreprises exportatrices et les milieux de la finance, ont entraîné une transformation du référentiel des politiques publiques et conduit à la recherche de nouveaux équilibres sociaux.

Pour les pays disposant d'un Etat social résiduel, c'est l'abondance de crédit qui est venu pallier le recul du pouvoir d'achat ouvrier(4) dans une logique, de destruction des rapports de solidarité et de disqualification des organisations syndicales. Pour ceux disposant d'une protection sociale plus élevée, la fonction d'amortisseur social s'est progressivement substituée à celle de solidarité collective.

Ces transformations ont eu pour effet d'accroître les risques systémiques d'un côté et de délégitimer les politiques de redistribution de l'autre. Et, dans les deux cas, les classes dominées ont été écartées du pouvoir ainsi que soumises à de nouveaux dispositifs de contrôle au travail comme dans la vie quotidienne.

L'affaiblissement de la conscience de classe dans le monde ouvrier s'est accompagné d'une fragmentation du salariat exprimée notamment par l'alliance entre les cadres supérieurs et les actionnaires(5). Une coalition à l'origine d'une idéologie néo-managériale et à l'initiative d'une destruction des rapports sociaux de solidarité(6).

Ce modèle social post-fordiste qu'il soit fondé sur le crédit ou une protection sociale réduite aux amortisseurs sociaux n'a cependant pas permis de renouer avec la croissance de l'après-guerre ni de répondre aux nouvelles exigences des classes dominantes. Profondément instable, il a n'a cessé de générer des crises et n'est pas parvenu à renouveler le lien social.

Cet échec illustré par la crise des subprimes et la crise des dettes publiques conduit aujourd'hui les classes dominantes à vouloir accélérer le processus de réformes en réalisant un saut qualitatif vers un nouvel ordre social. Cela passe par l'application de politiques structurelles qui conduisent à la précarisation du salariat et à l'extension de l'insécurité sociale à l'ensemble de la population.

Cette dévalorisation de la force de travail est aujourd'hui la réponse la plus évidente des capitalistes à la baisse tendancielle du taux de profit(7) . Ceci explique l'assaut des grands patrons contre le salaire indirect, le coût du travail, et le statut de l'emploi.

8. Les réformes structurelles et la démocratie : un antagonisme de nature

Dans les pays où elles sont mises en œuvre les réformes structurelles s'accompagnent de reculs démocratiques. L'action du Fonds Monétaire International ou de la Banque Mondiale dans les pays en développement, celle de la Banque centrale et de la Commission européenne auprès des pays membres de l'Union en sont la preuve. Les gouvernements sont dessaisis de l'agenda politique et doivent se soumettre à celui fixé par des institutions non élues.

Cette perte de souveraineté démocratique est concomitante de l'émergence d'un bloc social dominant composé en son cœur de techniciens de la gestion financière et de la gestion administrative. Des élites qui ne s'embarrassent plus du paritarisme ou des aspirations populaires. Cette hégémonie des experts s'est diffusée à l'ensemble des appareils d'Etat au détriment des instances représentatives et des assemblées élues. C'est ainsi que gouvernance des choses tend à se substituer au gouvernement des personne.

L'expérience du gouvernement Monti en Italie est l'aboutissement de cette évolution. Résultat d'un ultimatum des institutions européennes, célébré par l'ensemble des élites du continent, cet aréopage de techniciens a été investi de la mission de réformer la péninsule selon un cahier des charges bien défini. Mis en échec aux élections suivantes cet épisode politique a dévoilé aux yeux du grand public les aspirations politiques des classes dominantes, celles de gouverner sans le peuple et contre le peuple(8).

Ce sont les circonstances historiques qui ont associé le capitalisme à la démocratie politique formelle. L'exemple actuel de la Chine ou celui des dictatures en Amérique Latine par le passé l'ont déjà démontré. Il n'est donc pas impossible que nos sociétés de vieille tradition démocratique connaissent une dérive autoritaire. Non pas de manière brutale mais sous une forme adaptée, en préservant les apparences, au nom de l'intérêt général et du bon sens gestionnaire.

La perte de sens des partis politiques, l'emprise des techniciens sur les militants et représentants élus, la professionnalisation de la gestion des collectivités, annonce les changements en cours et interrogent le projet des forces qui s'y opposent.

9. Le socialisme aujourd'hui, au-delà de la relance

Il n'y a plus clairement aujourd'hui de stratégie socialiste défendue par les partis de gauche. Ceux-ci restent des partis du salariat mais ne se donnent plus pour objectif de proposer une alternative au capitalisme. Et quant ils le font, à la marge, ils ne se donnent aucune méthode pour y parvenir. Alors que les classes dominantes portent une vision du monde, s'appuient sur des relais institutionnels pour la réaliser, les classes dominées ne disposent plus d'aucun projet propre.

Cette absence d'autonomie politique se manifeste par la conviction, partagée parmi les secteurs les plus avancés, que les politiques de relance sont l'aboutissement d'un programme socialiste(9). C'est oublier qu'elles correspondent à des politiques de soutien à la croissance et non à une transformation du modèle de développement. Elles s'accommodent des rapports sociaux inégalitaires existants et ne conduisent par à leur abolition. Utiles le cas échéant, elles ne peuvent résumer l'ambition émancipatrice de la gauche(10).

En réduisant le débat politique à la question de ses instruments immédiats et en s’abstenant sur le modèle de société, motivation à plus long terme, la gauche s'abandonne aux techniciens(11). Un recul qui accentue la crise de sens parmi son électorat. Pourtant la lutte des classes continue, elle se manifeste au quotidien dans les entreprises, dans les lieux de vie, au sein même des appareils d'Etat, dans les partis du salariat et les syndicats ouvriers.

Les oppositions aux réformes structurelles, aux dérives autoritaires sont vives, les manifestations dans les pays de la zone Euro, en Turquie, aujourd'hui au Brésil en sont la manifestation. Aujourd'hui comme par le passé, la gauche dispose toujours d'une base sociale prête à la mobilisation et qui aspire changement. Elle doit être à la hauteur de son rôle et de ses responsabilités sinon d'autres forces s'en saisiront.

Nous publierons la troisième et dernière partie de ce dossier dans la prochaine lettre électronique hebdomadaire de D&S

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L’article en PDF

(1): Nicos Poulantzas, L’Etat, le pouvoir et le socialisme, Les prairies Ordinaires, 2013 (1ère éd. 1974). (retour)

(2): Bernard Rosier, Les théories des crises économiques, La Découverte, coll. « Repères», 2003, (1ère éd. 1988) (retour)

(3): Michel Husson, « France : baisse de régime. Les salaires sur longue période », La Revue de l’IRES, n° 73, 2013. (retour)

(4): Isaac Joshua, La grande crise du XXIe siècle, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2009. (retour)

(5): Gérard Duménil, Dominique Lévy, Economie marxiste du capitalisme, La Découverte, coll. « Repères», 2003. (retour)

(6): Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2009. (retour)

(7): Michel Husson, « Les salaires et la crise en Europe», Hussonet, n° 50, 1 octobre 2012. (retour)

(8): Cyril Gispert, « Raz-de-marée électoral anti-austérité », Démocratie Socialisme, n° 203, Mars 2013. (retour)

(9): Michel Husson, « A crise profonde, solutions radicales », Contretemps, n° 13, 2012 (retour)

(10): Martin Thomas, « Keynes : the educated bourgeois »in, What is Capitalism ? Can it Last. A book of readings, Phoenix Press, 2012. (retour)

(11): Daniel Bensaïd, « Keynes, et après ?», http://danielbensaid.org/Keynes-et-apres (retour)

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